4.

Sur le chemin du retour, nous fîmes halte dans une boutique de la rue Comercio pour y acheter du lait et du pain. Isabella m'annonça qu'elle allait demander à son père de me livrer un choix de ses meilleurs produits et que j'avais intérêt à tout manger.

— Comment vont les choses à la librairie ? demandai-je.

— Les ventes ont beaucoup baissé. Je crois que les clients ont du mal à pousser la porte parce qu'ils se souviennent du pauvre M. Sempere. Et les comptes étant ce qu'ils sont, ça ne se présente pas bien.

— Comment sont les comptes ?

— Au-dessous du minimum. Ces dernières semaines, j'ai vérifié le bilan et constaté que M. Sempere, paix à son âme, était un désastre. Il donnait les livres à ceux qui ne pouvaient pas les payer. Ou bien il les prêtait et on ne les lui rendait pas. Il achetait des collections qu'il savait invendables, parce que leurs propriétaires menaçaient de les brûler ou de les jeter. Il entretenait quantité de poétaillons faméliques auxquels il faisait l'aumône. Et je vous laisse imaginer le reste.

— Des créanciers ?

— À raison de deux par jour, sans compter les traites et les avertissements de la banque. Le seul élément positif est que les propositions d'achat ne manquent pas.

— D'achat ?

— Un couple de charcutiers de Vice est très intéressé par le local.

— Et qu'en pense Sempere junior ?

— Que dans le cochon tout est bon. Le réalisme n'est pas son fort. Il jure que nous nous en tirerons, qu'il a confiance.

— Et pas toi ?

— Moi, je fais confiance à l'arithmétique, et quand j'aligne les chiffres, je constate que d'ici à deux mois la vitrine de la librairie sera pleine de chorizos et de boudins blancs.

— Nous trouverons bien une solution.

Isabella sourit.

— J'espérais que vous diriez ça. Et, à propos de comptes, rassurez-moi : vous ne travaillez plus pour le patron ?

Je montrai mes mains ouvertes :

— J'ai repris ma liberté.

Elle m'accompagna jusqu'en haut de l'escalier et, au moment de nous séparer, elle hésita.

— Qu'y a-t-il ? demandai-je.

— Je m'étais promis de ne pas vous en parler, mais… je préfère que vous le sachiez par moi plutôt que par d'autres. Il s'agit de M. Sempere.

Nous passâmes à l'intérieur et nous installâmes dans la galerie devant le feu qu'Isabella ranima en y jetant deux bûches. Les cendres de Lux æterna étaient encore là, et mon ancienne secrétaire me lança un coup d'œil que j'aurais pu mettre sous cadre.

— Que voulais-tu me dire à propos de M. Sempere ?

— Je le tiens de M. Anacleto, un voisin d'escalier. Il m'a raconté que, l'après-midi de sa mort, M. Sempere s'est disputé avec quelqu'un dans la boutique. Il rentrait chez lui et les éclats de voix s'entendaient de la rue.

— Avec qui se disputait-il ?

— Une femme. Plutôt âgée. M. Anacleto ne pensait pas l'avoir jamais vue dans le quartier. Pourtant, elle lui avait paru vaguement familière, mais avec lui on ne peut jurer de rien, parce qu'en dehors des adverbes la précision n'est pas son fort.

— A-t-il entendu de quoi ils parlaient ?

— Il lui a semblé que c'était de vous.

— De moi ?

Isabella confirma.

— Son fils était sorti un moment pour livrer une commande rue Canuda. Il n'a pas été absent plus d'un quart d'heure. Quand il est revenu, il a trouvé son père, écroulé derrière le comptoir. Lorsque le médecin est arrivé, c'était trop tard…

J'eus l'impression que le ciel me tombait sur la tête.

— Je n'aurais pas dû vous le raconter, murmura Isabella.

— Si. Tu as bien fait. M. Anacleto n'a rien précisé d'autre à propos de cette femme ?

— Juste qu'il les a entendus se disputer. Selon lui, c'était au sujet d'un livre. Un livre qu'elle voulait acheter et que M. Sempere refusait de lui vendre.

— Et pourquoi a-t-il parlé de moi ? Je ne comprends pas.

— Parce que le livre était de vous. Les Pas dans le ciel. Le seul exemplaire que M. Sempere avait conservé dans sa collection personnelle et qui n'était pas à vendre.

Une obscure conviction m'envahit.

— Et le livre… ? commençai-je.

— … n'y est plus. Il a disparu. J'ai consulté le registre, car M. Sempere notait tous les livres qu'il vendait avec la date et le prix, et il n'y figurait pas.

— Son fils le sait ?

— Non. Je ne l'ai répété à personne, à part vous. J'essaye encore de comprendre ce qui s'est passé cet après-midi-là dans la librairie. Et pourquoi. Je pensais que, peut-être, vous auriez une idée…

— Cette femme a tenté de prendre le livre par la force, et dans la lutte M. Sempere a eu une crise cardiaque. Voilà ce qui s'est passé, affirmai-je. Et tout ça pour un misérable livre de moi.

Je sentis mes entrailles se révulser.

— Il y a encore quelque chose, ajouta Isabella.

— Quoi ?

— Quelques jours plus tard, j'ai rencontré M. Anacleto dans l'escalier, et il m'a dit qui lui rappelait cette femme. Ça ne lui était pas revenu tout de suite, mais il avait l'impression de l'avoir déjà vue, il y a des années, au théâtre.

— Au théâtre ?

Isabella acquiesça.

Je m'enfermai dans un long silence. Isabella m'observait, inquiète.

— Maintenant, je ne serai pas tranquille en vous laissant ici. Je ne sais pas si j'aurais dû vous le dire.

— Mais si, tu as eu raison. Je me sens bien. Vraiment.

Isabella ne parut pas convaincue.

— Je vais rester chez vous cette nuit.

— Et ta réputation ?

— Celle qui est en danger, c'est la vôtre. Je cours un moment à l'épicerie de mes parents pour téléphoner à la librairie et prévenir.

— Ce n'est pas la peine, Isabella.

— Ça ne serait pas la peine si vous aviez accepté de vivre au XXe siècle et installé le téléphone dans ce mausolée. Je serai de retour dans un quart d'heure. Inutile de discuter.


En l'absence d'Isabella, la certitude d'avoir la mort de mon vieil ami Sempere sur la conscience commença de me pénétrer profondément. Le vieux libraire m'avait toujours répété que les livres avaient une âme, l'âme de celui qui les avait écrits et de ceux qui les avaient lus et avaient rêvé avec eux. Je compris que, jusqu'au dernier moment, il avait lutté pour me protéger, se sacrifiant pour ce rectangle de papier et d'encre qui, croyait-il, abritait mon âme. Quand Isabella revint avec un sac contenant toutes les magnificences de l'épicerie de ses parents, il lui suffit de me regarder pour comprendre.

— Vous connaissez cette femme. Celle qui a tué M. Sempere…

— Je crois que oui. Irene Sabino.

— N'est-ce pas celle des vieilles photos que nous avons trouvées dans la chambre du fond ? L'actrice ?

Je confirmai.

— Et pourquoi aurait-elle voulu ce livre ?

— Je l'ignore.

Plus tard, après avoir dîné de quelques emprunts aux vivres de Can Gispert, nous nous assîmes dans le grand fauteuil devant la cheminée. Nous tenions dedans tous les deux, et Isabella posa sa tête sur mon épaule tandis que nous regardions le feu.

— L'autre nuit, j'ai rêvé que j'avais un fils, murmura-t-elle.

Il m'appelait mais je ne pouvais pas l'entendre ni le rejoindre parce que j'étais prisonnière d'un lieu très froid et n'arrivais pas à bouger. Il m'appelait et c'était impossible d'être près de lui.

— C'est seulement un rêve.

— Il semblait réel.

— Tu devrais peut-être écrire cette histoire.

Isabelle réagit négativement.

— J'ai réfléchi. Et j'ai décidé que je préfère vivre la vie, pas l'écrire. Ne le prenez pas mal.

— C'est une sage décision.

— Et vous ? Vous allez la vivre ?

— Je crains que ma vie ne soit déjà derrière moi.

— Et cette femme ? Cristina ?

Je respirai profondément.

— Cristina est partie. Elle est retournée chez son mari. Une autre sage décision.

Isabella s'écarta de moi en fronçant les sourcils.

— Qu'y a-t-il ? demandai-je.

— Vous vous trompez.

— Pourquoi ?

— L'autre jour, M. Barceló est venu, et nous avons parlé de vous. Il avait vu le mari de Cristina, le dénommé…

— Pedro Vidal.

— Oui. Celui-ci lui a confié que Cristina était partie avec vous, qu'il ne l'avait pas revue et n'avait aucune nouvelle d'elle depuis un mois. J'ai été étonnée de ne pas la trouver ici, mais je n'osais pas vous questionner…

— Tu es sûre que Barceló a dit ça ?

Isabella confirma.

— Qu'est-ce que j'ai encore fait ? demanda-t-elle, alarmée.

— Rien.

— Il y a quelque chose que vous ne me dites pas…

— Cristina n'est pas ici. Elle n'est plus ici depuis que M. Sempere est mort.

— Où est-elle, alors ?

— Je ne sais pas.

Peu à peu, nous nous enfonçâmes dans le silence, bien calés dans le fauteuil près du feu, et l'aube pointait déjà quand Isabella s'endormit. Je passai un bras autour de son épaule et fermai les yeux, en pensant à tout ce qu'elle venait de m'apprendre et en essayant d'y trouver une quelconque signification. Lorsque la clarté matinale éclaira la verrière de la galerie, j'ouvris les yeux et découvris qu'Isabella était déjà réveillée.

— Bonjour, dis-je.

— J'ai réfléchi, risqua-t-elle.

— Et ?

— Je pense accepter la proposition du fils de M. Sempere.

— Tu es sûre ?

Elle rit.

— Non.

— Et tes parents ?

— Je suppose qu'ils ne seront pas contents, mais ça leur passera. Ils préféreraient pour moi un commerce prospère de boudins et de saucisses plutôt que de livres, mais ils devront s'y accoutumer.

— Ça pourrait être pire, fis-je remarquer.

— Oui. J'aurais pu finir avec un écrivain.

Nous nous dévisageâmes longuement, puis Isabella se leva du fauteuil. Elle prit son manteau et le boutonna en me tournant le dos.

— Je dois m'en aller.

— Merci pour ta compagnie.

— Ne la laissez pas s'échapper. Cherchez-la, où qu'elle se trouve, et dites-lui que vous l'aimez, même si c'est un mensonge. Nous, les filles, nous adorons entendre ça.

À cet instant, elle fit volte-face et se pencha pour effleurer mes lèvres des siennes. Elle me serra la main avec force et s'en fut sans un au revoir.

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