Tout de suite après cet étrange coup de fil Marjorie Brun se souvint de cette conversation qui avait fini par l’agacer et qui avait pour cadre la salle sophistiquée mais accueillante du bar de L’Escale. C’est pourquoi elle considéra cet appel comme l’amorce d’une blague préméditée et d’assez mauvais goût.
Ce soir-là, trois ou quatre jours auparavant, quelqu’un avait de nouveau parlé de ce gosse qui durant près d’une semaine s’était caché dans l’un des appartements déserts de la station balnéaire. Tandis que ses parents, la population hivernante et la police alertée fouillaient le port et les résurgences environnantes des anciens marais, l’enfant, confortablement installé avec des provisions, passait sa journée à regarder la télévision, à lire des magazines défendus trouvés sur place et à se rendre malade avec des jus de fruits en boîte dont une importante réserve avait été abandonnée par les estivants propriétaires du trois pièces-terrasse. Cet abus de jus d’ananas trop sucré l’avait d’ailleurs forcé à quitter son repaire, blanc comme un linge et pris de vomissements.
— Je l’avais toujours pensé, avait déclaré Vicky Lombard de sa voix trop haut perchée. N’importe qui peut trouver refuge dans ces appartements abandonnés durant la mauvaise saison.
— Pas si mauvaise que ça, ma chère, lui avait fait remarquer Pauline Bosson, puisque nous sommes près de quatre mille à vivre ici à longueur d’année.
— N’empêche que l’été nous sommes soixante mille et que cela représente plusieurs milliers d’appartements vides lorsqu’ils s’en vont.
Vicky Lombard avait la manie de la contradiction. De plus, le fait de vivre douze mois là où les autres ne restaient que quatre semaines, lui semblait un privilège royal. Elle en tirait une grande fierté et se considérait comme faisant partie d’une élite exceptionnelle. La mer, la plage, le soleil à longueur d’année. Elle cachait difficilement son mépris pour la grosse Pauline Bosson qui, elle, se voyait contrainte de rester sur place à cause de ses démêlés conjugaux. Son mari l’avait plaquée pour une de ces nymphes estivales qui faisaient de grands ravages dans la station. Flanquée de ses quatre gosses abominables, Pauline s’efforçait de donner le change et de vivre à la hauteur de ces nantis qui pouvaient se permettre douze mois de semi-vacances.
— Donc, je l’avais toujours pensé, recommença Vicky un peu excédée. N’importe qui peut vivre caché dans l’un de ces appartements sans que nous nous en doutions. Un hippie, voire plusieurs, un type en cavale, assassin ou évadé de centrale, voire un dingue. J’estime que les autorités ne veillent pas assez à notre sécurité et que les gardiens des pyramides ne font pas leur travail consciencieusement. Ce gosse aurait dû être trouvé quelques heures plus tard.
— Il a eu beaucoup de chance, dit le docteur Brun, le mari de Marjorie. Il avait emporté quelques provisions, mais en a trouvé sur place. Ce n’est quand même pas la majorité qui laisse des boîtes de conserve et des jus de fruits d’une année sur l’autre, étant donné que neuf appartements sur dix sont loués.
— Eh bien, il suffit de sortir la nuit pour se procurer de quoi survivre, affirma Vicky.
— Ça me paraît difficile, dit Arturo Marino, le peintre. À moins de fracturer la vitrine du supermarché ou d’une épicerie de luxe… Ce qui révélerait la présence d’un indésirable.
Michel, le mari de Vicky, se mit à rire. C’était un homme discret, presque timide, d’une grande courtoisie. Professeur de faculté à Montpellier, Marjorie se demandait comment il avait pu épouser cette fille insupportable.
Ce rire paisible concentra l’attention sur lui et il en parut gêné.
— Qu’est-ce que j’ai encore dit ? s’inquiéta Vicky, agressive.
— Rien, ma chérie, rien, mais je pense que s’il y avait quelque jour un individu caché dans l’un de ces appartements, il y aurait quelqu’un pour le prendre sous sa protection.
Marjorie s’était sentie visée et avait rougi. Pourtant, le professeur ne la regardait même pas. Il y eut un silence, des petits sourires entendus.
Le docteur Brun ne participait pas à cette complicité générale. Il paraissait même ennuyé par ce que venait de dire son ami Lombard.
— Vous avez raison, dit Pauline Bosson mettant carrément ses pieds dodus dans le plat. S’il y a une personne généreuse et pleine de cœur, dans ce pays, c’est bien celle à laquelle vous pensez, mon cher Michel.
Ne sachant plus quelle attitude prendre, Marjorie avait vidé d’un trait son porto. En reposant le verre, elle avait croisé le regard de son mari, avait su qu’il n’était pas particulièrement heureux de ces allusions.
Il essaya de faire dévier la conversation sur le temps qui paraissait établi au beau fixe, ce qui permettrait peut-être une sortie à la voile pour le week-end.
— Docteur, n’essayez pas de ménager la modestie de Marjorie, fit alors Vicky, toujours agressive. Nous savons tous ici que c’est elle que mon mari et Pauline sont en train d’encenser… On sait très bien qu’elle ne peut pas supporter l’idée d’un chien perdu quelque part, sans avoir des insomnies. Le pire des criminels trouverait grâce à ses yeux… Je crois qu’il faudra s’étonner fortement lorsqu’elle fera des achats trop importants d’alimentation.
— Mon Dieu ! s’effraya Marjorie. Si jamais je décide de prendre du poids, je vais donc devenir suspecte à vos yeux ?
— Vous ne le serez jamais, déclara Pauline emphatique, du moins en ce qui me concerne.
Michel Lombard lui souriait avec beaucoup d’affection. Un peu trop, même. Elle se souvenait d’un petit incident lors d’une réception d’automne au Club House nautique. Dansant avec elle, il l’avait un peu trop serrée contre lui, murmurant à son oreille de vagues invites à l’adultère. Elle en avait conservé un certain trouble dont la meilleure preuve était ce jugement sévère qu’elle portait sur Vicky.
— Si nous parlions d’autre chose, dit-elle, nerveuse.
— Mais, ma chère amie, dit Arturo Marino, nous pensons tous que vous êtes la meilleure de notre groupe et certainement de tous les résidents permanents de la station.
— Oh ! oui, s’écria Pauline Bosson, je sais ce que je vous dois de gentillesse et de dévouement.
Marjorie évita de la regarder, ne voulant pas trahir le fond de sa pensée. Cette grosse femme finissait par l’exaspérer par son comportement illogique. Elle s’accrochait à leur groupe avec désespoir, supportait les insinuations malveillantes de Vicky, devenait parasitaire et pique-assiette, imposait ses quatre gosses affreux. D’ailleurs, avant qu’ils ne se lèvent, ils étaient arrivés pour la razzia des amuse-gueules et réclamant des grenadines.
À la suite de cette soirée où l’on avait vanté sa générosité et son non-conformisme, quelqu’un avait décidé de la mettre à l’épreuve sous couvert d’une blague sans gravité. On aimait bien faire des canulars dans le coin. Chacun se prenait pour un collégien en vacances perpétuelles, même si la plupart allaient chaque jour gagner leur vie à Montpellier, Nîmes, ou Fos-sur-Mer. Il fallait vivre avec insouciance puisqu’on en avait la possibilité.
Lorsque le téléphone avait sonné, elle avait cru que son mari, Alexis, la prévenait qu’il rentrerait tard. Il avait beaucoup de travail à l’hôpital psychiatrique et plusieurs fois par semaine ne revenait que vers 23 heures.
— Écoutez-moi… Vous ne me connaissez pas, mais j’ai besoin de vous… Je suis blessé et je meurs de faim… Il faut que vous m’aidiez… Mais je vous en prie, n’en parlez à personne…
Sur le coup, elle avait marché, sans songer à cette conversation stupide ni à une farce.
— Qui êtes-vous ?
— Je ne peux vous le dire… Il me faudrait de quoi faire un pansement… Des provisions…
Effrayée, elle avait raccroché et peu après avait compris qu’on se moquait d’elle. Vicky ? Certainement. Bien sûr, ce n’était pas sa voix haut perchée, mais elle pouvait la dissimuler. D’ailleurs, elle n’aurait su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Et puis elle avait entendu Vicky s’exprimer autrement que sur de hauts talons. Dans ce cas, elle pouvait user d’un ton rauque et presque masculin.
Le téléphone sonna. Elle retint sa main. Non, elle ne marcherait pas. Puis elle se dit que c’était peut-être Alexis qui l’appelait depuis l’hôpital et décrocha.
— Pourquoi avez-vous fait cela ? Ne m’abandonnez pas… Je suis dans une sale situation.
— Écoutez, dit-elle, si vous croyez me faire marcher… Je ne sais pas qui vous êtes mais c’est complètement grotesque. Vous ne pensiez quand même pas qu’après la conversation de l’autre jour j’allais vous croire, non ? Il aurait fallu avoir la patience d’attendre plusieurs semaines, que j’aie oublié ce que l’on avait dit alors.
— Quelle conversation ? demanda la voix inconnue.
Marjorie soupira de lassitude :
— Oh ! ça suffit… Si vous êtes blessé et affamé, téléphonez à la police et cessez de m’importuner.
— Ne coupez pas… Sinon, je rappellerai sans arrêt.
— Si vous le faites, je quitte l’appartement pour aller chercher du monde, et l’on vous trouvera.
— Si vous faites ça, je me suiciderai… Vous aurez ma mort sur la conscience.
— Ne trouvez-vous pas que vous allez trop loin ?
Elle faillit ajouter : « Ma chère Vicky ».
— Essayez de me comprendre. Je n’ai besoin que de quelques jours et ensuite je quitterai cette pyramide… En Égypte, il n’y avait que les morts qui séjournaient dans ces constructions.
Marjorie frissonna comme elle l’avait fait le jour où quelqu’un avait à peu près prononcé le même genre de réflexion devant elle. Elle ne se souvenait pas exactement qui. Le professeur Lombard, peut-être ?
— Je ne vous demande pas grand-chose…
— Vous voulez prouver que je suis capable, à cause de ma supposée humanité, de commettre une grande imprudence !
Oui, c’était bien ce qu’il fallait craindre. On la guettait. Tous ces compliments dont on l’avait couverte devaient agacer quelqu’un. Pourquoi pas Vicky Lombard, précisément ?
— D’abord, continua-t-elle, pourquoi m’avoir choisie, moi ?
— J’ai appelé tous les appartements. Vous êtes bien le 153 ? Personne ne répondait et je me voyais vraiment dans une nécropole. Il a fallu que je mette un garrot pour arrêter le sang, mais si vous avez quelques notions de secourisme, vous savez bien que je ne peux le maintenir en place trop longtemps sans gros risques.
— Vous mettez un mouchoir devant votre bouche pour parler ainsi ? On dirait que vous êtes à l’autre bout du monde.
Pourquoi pas ? Vicky avait pu demander l’aide d’une personne habitant à l’autre bout de la France pour lui téléphoner. D’un appartement à l’autre, dans la même pyramide, il suffisait de former les trois chiffres pour entrer en communication avec son voisin. De l’extérieur, on appelait normalement et il était impossible de situer l’origine de l’appel.
— Vous ne pouvez pas me laisser tomber…
— Oh, si ! dit-elle en raccrochant.
Le temps d’enfiler son espèce de burnous qui n’en était pas un à cause des manches, le téléphone ne cessa de sonner. Elle quitta l’appartement, crut entendre la sonnerie jusqu’au rez-de-chaussée. Passant devant la loge du gardien, elle hésita, haussa les épaules et sortit. Il soufflait un vent très froid qui soulevait le sable de l’intérieur des terres et chaque grain frappait comme une aiguille. Les gens du pays hostiles à la station et aux Pyramides, prédisaient que peu à peu celles-ci s’engloutiraient comme celles du désert égyptien parce que les habitants ne pourraient plus payer les frais de désensablement, dès que la commission officielle d’aménagement cesserait de le faire.
Comme elle pénétrait dans L’Escale, elle fut violemment heurtée sur le côté par un affreux jojo Bosson. Les autres accouraient et derrière Pauline les appelait d’une voix fatiguée.
— Ils me feront mourir, dit-elle. Justement, je venais passer un moment.
Elle venait toujours passer un moment mais ne payait jamais. Et Ringo, le barman, ne lui aurait pas fait crédit.
— Bonsoir, chère amie, dit Arturo Marino.
Il n’octroya qu’un léger coup de tête à Pauline.
— Des portos, je suppose…
— Des grenadines, firent les quatre gosses, et des cacahuètes salées.
Sans attendre, ils se précipitaient dans la pièce voisine où se trouvaient les flippers de toutes sortes.
— Je croyais trouver Vicky, dit Marjorie en ôtant son burnous.
— Il y a de la lumière, chez elle, annonça Pauline. Elle n’aime pas quand ce vent souffle avec tout ce sable. Ça l’impressionne.
Marjorie eut un petit sourire crispé. Son hypothèse se confirmait. Cette petite dinde essayait de s’amuser à ses dépens. S’amuser ? Certainement pas. Faire du mal, plutôt. La pousser dans un piège malveillant pour détruire cette stupide image de femme parfaite.
— Vous savez, lui dit Marino, je voudrais faire votre portrait… Ne vous a-t-on jamais dit que votre visage rayonne ? Je me demande si je pourrais traduire dans ma peinture tout ce que l’on soupçonne en vous de vie merveilleusement assumée.
— Oh ! gloussa Pauline Bosson, ce serait certainement un chef-d’œuvre.
Furieuse, Marjorie regardait les lumières du port qui venaient de s’allumer. Des dizaines de lumières pour un port trop grand, artificiellement créé dans les sables, lui aussi. On avait parlé d’éteindre une borne lumineuse sur deux, mais tout le monde s’était récrié, cela ferait sinistre, n’aurait plus aucune classe. Qui payerait lorsqu’il faudrait en passer par là ?
— Ne refusez pas, supplia Arturo. Ce sera mon chef-d’œuvre.
— Oui, acceptez, dit Pauline en écho.
Un gosse revint rafler dans sa paume sale toutes les cacahuètes des deux soucoupes, repartit vers les flippers qui cliquetaient férocement à côté.
— Je ne serais pas à l’aise, dit Marjorie. Déjà, je déteste me laisser photographier.
— Les séances de poses ne seront pas très longues, affirma Marino. Mais nombreuses, car je désespère de saisir vos expressions fugitives…
Elle avait envie de leur crier de cesser ce jeu. Ils allaient trop loin, comme la voix au téléphone. Et s’il s’agissait d’un complot collectif ? Marino n’avait peut-être rien à refuser à Vicky Lombard. Au Club House de tennis, Marjorie avait surpris de furtives caresses entre eux. Ne faisaient-ils pas de longues promenades à cheval dans les anciens marais ? Michel Lombard passait sa journée à Montpellier, faisant des recherches dans les bibliothèques, en dehors de ses cours. Il entassait une documentation pour un ouvrage très savant.
Pauline Bosson savait-elle quelque chose ? Marjorie lui avait prêté de l’argent pour démêler ses paperasses, trouver un avocat, la conduisant même à Montpellier dans sa voiture. Parfois, elle l’invitait à midi, lorsque Alexis n’était pas là, avec ses quatre gosses qui mettaient l’appartement en révolution. Mais elle savait que la reconnaissance était un sentiment qu’on ne pouvait longtemps manifester sans agacement. Cette femme lui paraissait parfois trop attentionnée, trop obséquieuse.
— Voilà Vicky, dit Pauline.
Jamais elle n’osait l’appeler ainsi en sa présence, mais ne s’en privait pas en son absence. La jeune femme portait un manteau en peau retournée, paraissait frileuse.
— Un temps horrible, ce sable qui vous cingle le visage. Si l’on restait immobile plusieurs heures, il finirait par nous décharner.
— Demain, il fera beau, promis le peintre.
Marjorie cherchait le regard de la jeune femme. Naïvement, elle s’imaginait y trouver sinon un aveu du moins une certaine gêne. Mais Vicky dissimulait ses yeux sous ses paupières mi-closes trop fardées. Du bout de ses ongles, elle cueillit un grain de sable dans ses cils recourbés, le rejeta avec horreur.
— Ringo, un scotch… J’en ai bien besoin.
— Des émotions ? lui demanda Marjorie.
Vicky haussa les épaules.
— J’ai dû chercher mon chien une partie de l’après-midi dans les couloirs. Quel crétin ! Sans son maître, il refuse de rester à la maison.
Marjorie faillit dire combien elle comprenait l’animal. Il lui était arrivé de passer des heures creuses et ennuyeuses auprès de cette petite sotte qui ne s’intéressait pas à grand-chose.
Sinon à elle-même, à sa garde-robe et aux potins de la station.
Plusieurs personnes entrèrent dans le bar. On se salua gaiement, on se fit des bises, on se secoua longuement les mains mais on se sépara rapidement. Les nouveaux venus n’étaient pas des permanents mais venaient passer un week-end prolongé. On ne frayait pas tellement avec ces gens qui, en deux trois jours, chambardaient les habitudes des résidents et essayaient d’introduire un air de plein été.
— Vous avez vu Cecilia Khopper… Elle est blonde, maintenant. Ça ne lui va pas du tout.
Marjorie ne se retourna même pas.
— Des Lyonnais, tous… Ils ne sont pas gâtés par le temps, dit Vicky à la fois satisfaite et inquiète car ces intrus se demanderaient bien pourquoi ils s’obstinaient à vivre toute l’année dans un pareil endroit.
— Vous avez remarqué que le beau temps n’est là que lorsque nous sommes entre nous ? constata Pauline.
Pour une fois qu’elle disait quelque chose d’assez vrai, elle fit un four. Seule Marjorie lui sourit pour l’approuver.
— Alexis rentre tard ? demanda Vicky.
— Certainement… Et Michel ?
— Oh ! il doit être arrivé mais lui ne ressortira pas. Il doit être en train de comptabiliser sa récolte d’aujourd’hui. Ce n’est pas un mari mais une abeille qui, chaque soir, apporte un beau paquet de miel, le dépose sur une étagère et le considère d’un air extasié. La nuit, il se relève pour opérer quelques classements. Autrefois, je croyais qu’il allait me faire l’amour, mais pensez-vous !
Pauline gloussa et Arturo Marino changea de couleur. Son visage olivâtre devint plus sombre encore et il bourra sa pipe d’un doigt fébrile. Était-il jaloux de ce rêveur de Michel ? Hum, pas si rêveur puisqu’il était capable de faire une cour assidue à une autre femme, Marjorie le savait fort bien.
— Vous avez choisi votre déguisement ? demanda Pauline à Marjorie.
— Déguisement, ricana Vicky. Nous ne sommes plus des enfants. Il s’agit plutôt de costumes.
Sans paraître piquée par cette mise au point, Pauline Bosson raconta que ses chers petits voulaient se déguiser en nains mais cherchaient une Blanche-Neige.
— Habillez-les en petits démons avec des fourches, dit Vicky qui n’avait jamais été aussi féroce. Ils piqueront le derrière de tous les danseurs et ce sera rigolo.
— Oh, non ! s’offusqua la brave femme, je ne ferai jamais une chose pareille. Ma chère Marjo, avez-vous trouvé une idée ?
— Je n’y ai pas encore songé.
— Moi, je veux des voiles, dit Vicky, transparents. J’ai envie de quelque chose de vaporeux. Du moins pour le haut du corps. Après tout, j’ai de jolis seins, n’est-ce pas ?
— Parfaits, dit Marino.
— Pourquoi les montrerais-je seulement l’été ? Je crois qu’il y aura pas mal de monde dans la salle du Club House… Ce sera parfait. On aurait pu faire un feu d’artifice sur le port.
Est-ce que son mari se déguiserait ? Marjorie l’imagine en Diafoirus et réprima un sourire. Cet habit aurait mieux convenu à son mari, mais ce dernier, comme toujours, se déguiserait en Napoléon d’asile psychiatrique, avec un entonnoir sur la tête en guise de bicorne. Chaque année, il faisait un succès avec. On trouvait d’un humour parfait de ne pas prendre au sérieux son métier de psychiatre.
— Ringo, apportez-nous quelque chose à grignoter…
— Je n’ai pas grand-chose… Des olives farcies, des moules à l’escabèche.
— Parfait… Et renouvelez ces consommations.
Les quatre affreux, malgré le vacarme des flippers, avaient tout entendu et rappliquèrent. Marjorie se demandait si Pauline ne comptait pas sur cette nourriture gratuite pour économiser sur ses dîners.
— Mon Dieu, j’aurais dû prendre la voiture, murmura Vicky au moment de mettre le nez dehors. Je ne supporte pas ce sable dans le visage et les cheveux.
— Vous n’habitez pas si loin, répondit Pauline Bosson. Je vais vous raccompagner.
— Ce n’est pas la peine, Arturo prend le même chemin que moi.
Pauline comprit parfaitement et partit avec Marjorie. Peut-être espérait-elle vaguement une invitation de dernier moment.
— Vous êtes seule, ce soir ?
— Je ne sais pas, répondit prudemment Marjorie qui ne comptait nullement la faire monter chez elle avec sa horde.
— Vous savez que votre pyramide est la moins habitée, l’hiver ? Combien y a-t-il d’appartements ouverts ? Et pour la plupart, ce sont de vieilles personnes qui ne sortent pas souvent.
— Auriez-vous peur à ma place ? demanda Marjorie soudain frappée par cette réflexion.
— Oh ! je ne dis pas ça, mais tout de même…
Marjorie la quitta assez brusquement, se demandant si la grosse Bosson n’était pas chargée de l’inquiéter… Cette blague finirait par devenir odieuse.
En enfonçant sa clé dans la serrure de sa porte, elle baissa machinalement les yeux et vit les gouttes de liquide sombre. Sans même avoir besoin de le vérifier, elle sut que c’étaient des gouttes de sang.