CHAPITRE VI

Il y avait foule à L’Escale. Beaucoup de gens en tenue de mer, suroîts et cirés, cabans et grosse bouffardes, quelques barbes tapissées de sel.

— Je ne serais pas étonné d’en voir trois ou quatre avec un gilet de sauvetage ou même une bouée en fer à cheval, dit Alexis en frayant un chemin à sa femme jusqu’au recoin où leurs amis se cramponnaient à leur guéridon.

Ils étaient tous là. Les Lombard, Arturo Marino, Pauline Bosson dont les gosses devaient naviguer dans la salle des flippers.

— Vous avez vu ? dit Alexis sarcastique. Tout cela parce qu’un petit coup de vent s’est levé vers les 15 heures.

— Ne riez pas, docteur, dit Vicky. La vedette du port a dû aller chercher deux bateaux qui dérivaient dangereusement.

— Des « z’a moteur », ricana Alexis en s’asseyant auprès d’elle sur la banquette en skaï mauve.

— Un voilier a eu ses voiles emportées, dit Marino. Il faut dire qu’ils sortaient pour la première fois de la saison et qu’ils n’étaient guère amarinés.

— N’empêche, on se croirait dans une réunion de cap-horniers.

— Ici, on parle de ris pris en catastrophe, là de foc qu’on n’a pu changer et qu’on s’est contenté d’affaler à la hâte… Bon, derrière moi, ils ont failli dessaler tant la gîte était forte… Savez-vous que nous sommes environnés de héros ? Sentez-vous cette odeur de rhum qui monte des grogs ? Le rhum ! Voilà qui est digne d’un marin.

Ils le regardaient. Du moins Vicky et Arturo, souriaient. Michel restait sombre, le regard obstinément fixé sur son scotch. Marjorie venait de s’asseoir près de lui et c’était juste s’il avait soulevé une paupière sur un œil vide d’expression.

Mais Marjorie oublia vite Michel pour regarder son mari. Il donnait l’impression d’être joyeux, satisfait de cette soirée et du dimanche qui s’annonçait. Mais sa femme trouvait qu’il forçait son jeu. Il avait décrit tous ces gens ayant essuyé le grain avec une espèce de méchanceté qu’elle ne lui connaissait pas. Il n’y avait que Vicky et Arturo pour rire. L’une possédait assez de cruauté pour se moquer, l’autre n’aimait rien tant qu’un portrait haut en couleur, même s’il était tracé à l’eau-forte.

— Plusieurs bateaux se sont réfugiés au sud, jusqu’à Sète, dit-on, expliqua Marino.

— Quand ce vent se lève, il vaut mieux être au nord si l’on veut rentrer. C’est ce que nous faisons toujours, Marjorie et moi. N’est-ce pas, Marjorie ?

— Elle rêve, dit Vicky. Hé ho ! Marjo, redescends parmi nous !

Marjorie sourit.

— Oui, nous allons toujours vers le nord… C’est plus facile pour rentrer en cas de coup dur.

Son mari la fixa les sourcils froncés, comme si elle avait dit une sottise ou alors comme si, en répétant ces paroles, elle s’était livrée à une parodie qu’il n’appréciait pas.

Ils attendirent si longtemps leurs consommations que le docteur Brun se leva et alla les chercher. Il revint avec un plateau et une serviette sur le bras. Vicky se tordait de rire. Elle en faisait trop en contraste avec son mari de plus en plus ténébreux. Marjorie craignit brusquement un éclat. L’atmosphère n’était pas aussi détendue qu’elle le paraissait. Il y avait Michel Lombard avec ses anxieuses préoccupations, il y avait elle pleine d’un secret étouffant. Il était impossible qu’une rupture dont ils auraient tous à souffrir ne se produise pas.

— Ton porto, ma chérie, lui dit Alexis. Et pour notre cher professeur un autre scotch.

Michel releva soudain la tête et regarda le docteur. Ce dernier se redressa lentement sans détourner les yeux. Mais Marjorie vit se creuser entre ses sourcils fournis cette ride bien connue d’elle qui trahissait une concentration professionnelle. Déjà, Michel baissait la tête, empoignait son verre et buvait.

— À votre santé, dit doucement Marjorie.

Il tressaillit, tourna légèrement la tête vers elle.

— Merci…

— Vous ne paraissez pas en forme.

— Un peu de fatigue simplement… Alexis, lui, a l’air au contraire en excellente condition.

— Oui, fit distraitement Marjorie.

Ce n’est qu’ensuite qu’elle comprit que son voisin aurait aimé poursuivre cette conversation. Mais le spectacle d’Alexis la fascinait. Jamais elle ne l’avait vu déployer autant de faconde et de charme pour Vicky et Arturo. Pour la première, surtout. Alors que d’ordinaire il affirmait ne pas pouvoir la supporter longtemps, plaignait Michel d’être affublé d’une pareille compagne. Et quelque part, caché dans leur immeuble-pyramide, un inconnu menaçait leur tranquillité, avait l’air de prétendre qu’il pouvait nuire à son mari. Qu’y avait-il de commun entre ces deux hommes ? Désormais, elle était persuadée qu’il ne s’agissait plus d’une mauvaise farce. Vicky n’aurait pu tenir longtemps ce rôle. Comment déguiser sa voix, même si celle du téléphone ne lui parvenait que déformée ?

— Vous croyez qu’il y aura de la place ?

— Je vais téléphoner, dit Alexis qui se leva et fonça à travers la foule des plaisanciers.

Vicky annonça la bonne nouvelle :

— On va bouffer à Aigues-Mortes. Un coin épatant, paraît-il, dans la ville fortifiée.

Pauline Bosson qui depuis un moment était allée voir ce que faisait son quatuor de ravageurs, arriva pour entendre l’énoncé du programme de la soirée.

— Il faut que je rentre, dit-elle avec un petit rire gêné. Il se fait tard et je dois préparer le dîner des enfants.

— Vous n’avez personne à qui les laisser ? demanda Vicky, l’air désolé, alors qu’elle savait bien ce que répondrait la pauvre femme.

Pauline soupira :

— Je ne voudrais pas vous ennuyer… Une femme seule, en instance de divorce, ce n’est pas folichon…

— Parce que vous auriez quelqu’un ? fit Vicky avec un manque total d’enthousiasme.

— Oui, la fille de mes voisins de niveau… Je veux dire pas des voisins immédiats, mais les seuls qui vivent ici toute l’année… Elle cherche à se faire un peu d’argent de poche…

Malgré son angoisse, Marjorie eut envie de rire en voyant la tête de Vicky. Pauline les regardait les uns après les autres et Marjorie lui sourit gentiment.

— Puisque vous êtes tous si sympathiques… Je vais les amener chez moi… Je n’en ai pas pour longtemps… Je vous retrouve ici.

À peine avait-elle disparu que Vicky lança un « merde » mortifié.

— J’ai fais une gaffe, non ?

On l’assura du contraire. Alexis, qui revenait, affirma qu’il aimait bien Pauline Bosson.

— Si elle tarde trop, on file, déclara Vicky en allumant une cigarette.

— On ne peut pas lui faire ça, protesta Arturo Marino.

L’Escale se vidait petit à petit et Alexis proposa une autre tournée pour prendre patience. Michel refusa un second verre, Marjorie en fit autant.

— C’est nous les trois poivrots, mon vieux Ringo, dit le docteur Brun au barman.

— Ça n’a pas l’air de vous faire beaucoup de mal, répondit Ringo.

Alexis vida son verre d’un trait, se leva avec entrain.

— Je vais chercher la bagnole. On est six, pas la peine d’en prendre deux. Arturo prendra Pauline sur ses genoux. Au fond, voilà un mariage possible. Mais il faudra supporter les quatre terribles.

Marino leva les yeux au ciel. En voyant partir son mari, Marjorie crut avoir un pressentiment. Il devait aller jusqu’au parking, certainement désert. Et si jamais cet inconnu…

— Ah ! non, dit Vicky, tu ne vas pas le suivre comme une mère poule.

Elle se rassit, ouvrit son sac pour y prendre son paquet de cigarettes. Au même instant, elle entendit comme un murmure, tourna les yeux et se rendit compte que Michel lui parlait :

— Je voudrais rentrer chez moi… Je serai un compagnon ennuyeux au possible. Croyez-vous que ce soit possible ?

Effarée qu’il lui demande un tel conseil, elle resta muette un court instant.

— Ça ne va vraiment pas ?

— Je me sens mal à l’aise… Que pensez-vous que je doive faire ?

— C’est à vous de décider, fit-elle sans remuer la bouche.

D’ailleurs, Vicky discutait avec Arturo sans faire attention à eux.

— Si je refuse de venir, tout tombe à l’eau, n’est-ce pas ? Vous avez envie de cette sortie ?

— Il ne s’agit pas de moi, fit-elle agacée, mais de vous.

— Très bien, je vais faire un effort.

Lorsqu’elle était adolescente, toutes ses copines se vantaient de rendre les garçons fous d’elles ; jeune fille, ses amies prétendaient faire des ravages. Femme, il lui suffisait de regarder Vicky qui se croyait toujours traquée par des mâles en chaleur. Pour sa part, elle s’était toujours montrée modeste et manquait d’assurance pour se faire à l’idée qu’un homme pouvait la trouver à son goût. Mais Michel Lombard avait tout l’air d’un amoureux transi auprès d’elle. Jouait-il la comédie ? Vicky prétendait qu’il couchait avec ses élèves d’université. Quel personnage était-il en fait ? Était-ce bien décent et utile de se préoccuper de sa personnalité alors que celle de son mari ne lui paraissait pas aussi claire qu’elle l’aurait cru au matin de cette journée ?

— Je le fais pour vous, Marjorie.

Elle fit semblant de ne pas avoir entendu. D’ailleurs, Pauline arrivait, rayonnante. Elle s’était changée en hâte, maquillée et Marjorie la trouvait plaisante à regarder.

— Alors, vous les avez casés ? demanda Vicky.

— La petite voisine ne demandait pas mieux.

— Ils vont la dévorer toute crue.

Pauline eut un petit rire, fit quelques allusions égrillardes sur la précocité de Moby, le cadet, ajouta que la jeune fille en question n’avait pas non plus froid aux yeux.

— Vous n’avez pas peur qu’elle vous les débauche ? demanda Vicky qui avait du goût pour le graveleux.

Comme s’il n’en pouvait plus, Michel se leva et se dirigea vers la sortie.

— Je crois qu’Alexis est là, dit Vicky.

Elle se précipita et lorsque Marjorie arriva, ce fut pour la trouver devant, près de son mari.

— Venez, je vous ai laissé une petite place.

Le trajet fut rapide, à peine un quart d’heure jusque devant la porte du restaurant au centre de la vieille ville fortifiée. Seule Vicky parlait sans arrêt. Elle avait déjà pas mal bu et se laissait aller. Lorsque Marjorie vit sortir Alexis de la voiture, elle eut l’impression qu’en quinze minutes on l’avait transformé. Il sortit son mouchoir et épongea son front tout en verrouillant les portières. Instinctivement, elle alla vers lui, posa la main sur son bras. Il tourna la tête violemment, la regarda comme s’il ne la voyait pas.

— Nous rentrons ?

— Je me demande ce que je fais là, dit-il d’une voix hargneuse. Une connasse, un barbouilleur qui se croit du génie, une autre connasse molle et bouffée aux os par ses crétins de gosses, un intellectuel qui fait de la déprime.

— Nous sommes ensemble, murmura-t-elle avec douceur.

— Ensemble ? Tu es toi et je suis moi… Je me demande même si je suis moi, parfois… Où est-il, mon véritable moi ? Dans le pitre de tout à l’heure, dans l’imbécile qui invite ces gens stupides à bouffer, le psychiatre qui écoute des dingues à longueur de journée ? Dans la peau de ce type suffisant et qui se croit assez fort pour répondre à des questions inquiétantes ?

Elle ne comprenait pas. Les quatre autres les regardaient, étonnés de voir se prolonger leur aparté. Déjà, Vicky faisait un pas en avant.

— Nous voilà, nous voilà, fit Alexis Brun sur un ton qui les fit s’entre-regarder. Vous aviez peur que je me défile, hein ? Quelle blague sinistre si nous filions, Marjorie et moi, bouffer ailleurs…

Marjorie lui serra le bras pour le faire taire, le poussa en avant. On les conduisit à leur table, on s’empressa autour d’eux. Vicky tendait sa tête de linotte en haut d’un cou qu’elle devait trouver long et gracieux, mais qui, parfois, lui donnait l’allure gauche d’une autruche, pensait Marjorie.

Le repas commença dans un silence impressionnant. Voyant Pauline Bosson si gênée qu’elle ne savait où se mettre, Marjorie comprit que la brave femme s’imaginait être la cause de ce refroidissement d’atmosphère. Elle essayait de lui sourire pour la rassurer, mais rien n’y faisait. Vicky commença alors son numéro habituel. Lorsqu’elle était de mauvaise humeur, elle dénigrait tout. La cuisine, le service, le cadre. Les deux premiers étaient parfaits, le dernier laissait un peu à désirer. Trop de souvenirs tauromachiques au goût de Marjorie encombraient les murs de gros crépi de la salle.

— Vous n’allez pas me dire que ce gratin de moules est dégueulasse, fit Alexis avec un sourire sur les lèvres mais les yeux froids.

Vicky était quand même assez fine mouche pour ne pas risquer d’envenimer la situation.

— Il est excellent, mais j’aime manger dans la joie et la détente. Je n’aime pas qu’on me fasse la gueule sans savoir pourquoi.

En même temps, elle regardait son mari. Ce dernier mangeait sans même écouter ce que disait sa femme.

— Soyez franche, dit Alexis. Ce n’est pas Michel qui fait la gueule, c’est moi.

Pauline Bosson faillit s’étrangler. Elle mangeait trop de pain, et d’une façon nerveuse. Arturo Marino s’en rendit compte et lui tapota gentiment le dos. Cela fit un peu diversion, mais, effrayée, Marjorie comprit que son mari ne tenait pas Vicky quitte pour autant.

— Je fais la gueule parce que j’ai parfois des sautes d’humeur.

« Non, dit mentalement Marjorie. C’est faux. Ou alors tu me les as toujours dissimulées. »

— Mais Michel, lui, a des problèmes encore plus sérieux…

Il pointait les dents de sa fourchette vers le professeur.

— N’essayez pas de me tromper, mon vieux… J’ai l’œil professionnel quelles que soient les circonstances.

Le mari de Vicky parut sortir de sa torpeur et Marjorie le vit grandir. Il se redressait, son torse s’emplissait d’air et elle craignit le pire.

— L’œil avec lequel vous découvrez les fous ?

— Je vous interdis de prononcer ce mot, fit Alexis entre ses dents serrées. Ou alors servez-vous-en pour désigner chaque homme de la Terre. Car nous sommes tous fous, aliénés à des niveaux différents…

— Vous êtes gais ! lança Vicky en levant les yeux au ciel.

— C’est passionnant, ajouta Arturo sans conviction.

Pauline Bosson quitta la table, se dirigea vers les toilettes. Les yeux pleins de larmes, mais n’était-ce pas normal lorsqu’on avalait de travers ?

— Faut-il absolument gâcher la soirée de Pauline ? demanda Marjorie en s’efforçant de calmer sa propre indignation.

Arturo applaudit silencieusement.

— Ah ! notre adorable Marjorie, toujours prête à passer du baume sur les plaies.

— Depuis des mois elle vit avec ses affreux marmots, et ce soir n’a-t-elle pas une occasion rare de se divertir un peu ?

Alexis la regarda longuement et elle préféra baisser les paupières que de supporter ce regard flamboyant. Durant quelques secondes, la soirée faillit basculer dans le drame, dans un cauchemar de véhémence.

— Tu as raison, dit son mari. Et pour que ce soit vraiment une fête, que l’on apporte du champagne !

Lorsque Pauline revint, le serveur débouchait une bouteille. Alexis lui désigna la flûte de leur amie.

— Servez madame en premier. Nous allons boire à sa santé… Que la fête commence donc.

Lentement, avec des prudences effarouchées, tout finit par rentrer dans l’ordre. Pauline osa même rire et Vicky adora la bourride. Seul Michel retomba dans son mutisme et Marjorie le vit se dégonfler comme une baudruche. Il semblait vouloir ratatiner son corps autour de son mal secret.

Au dessert, Vicky devint extravagante et Pauline Bosson commença de larmoyer sur la gentillesse de ses amis, sur sa solitude de divorcée.

— Si vous saviez comment on peut se sentir seule au milieu de quatre enfants comme les miens.

— Ça, je vous crois, fit Vicky en saisissant sa flûte de champagne.

Arturo Marino rêvait tout haut d’un tableau fantastique dont l’idée venait de le poignarder.

— Un coup au cœur, disait-il, c’est ainsi que je pressens que ce sera une bonne toile.

Alexis buvait beaucoup. On avait apporté d’autres bouteilles de champagne. Arturo en avait commandé deux d’un coup et Vicky avait harcelé son mari jusqu’à ce qu’il sorte de sa prostration.

— Tu ne vas pas te défiler, hein ? cria-t-elle vulgairement.

Marjorie continuait d’épier son mari, de plus en plus fascinée, angoissée. Il dominait la tablée, avait parfois dans le regard des lueurs de mépris, de fatigue. D’autres fois, il haussait les épaules avec une indulgence presque royale. Elle eut l’impression fugitive qu’il se prenait pour une sorte de maître, un dieu peut-être qui réglait à volonté le comportement de ses sujets. Et, peu à peu, elle en vint à l’idée qu’il avait souhaité provoquer une sorte de psychodrame mais que, dans un ultime souci de politesse, il avait habilement dévié cette violence sourde qui avait affleuré au début du repas.

— Il faudra que je vous parle… Un jour…

Une nouvelle fois s’élevait, comme une incantation, le murmure de Michel.

— Est-ce bien nécessaire ? fit-elle la bouche à peine entrouverte et la dissimulant en outre derrière sa flûte qu’elle n’avait laissé remplir que deux fois.

— Je vous en prie, il le faudra absolument.

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