CHAPITRE V

Ce n’est que le matin qu’elle sut qu’Alexis devait se rendre à Montpellier. La perspective qu’il serait là durant le week-end l’avait tranquillisée et aidée à passer une excellente nuit.

— Tu ne m’en as rien dit, hier au soir.

— J’ai oublié.

— Tu rentres à midi ?

— Je ne sais pas encore. Je suis sur un cas difficile.

— Un seul malade ?

Il avait souri.

— Un être passionnant.

— Nous aurions pu sortir en mer, déjeuner au large et rentrer vers 15 ou 16 heures.

— Demain, peut-être.

Le samedi, Maryse ne venait pas travailler. Elle s’installa sur la terrasse, assista avec regret au départ de plusieurs bateaux, ne s’intéressant qu’aux voiliers qui tiraient des bords dans le port pour rejoindre la passe. L’été, ce n’était guère possible à cause des allées et venues incessantes de toutes sortes d’engins à moteur. Et, en cette saison, le goût d’iode et de sel n’était pas le même qu’au mois de juillet ou d’août. Ils auraient pu pêcher à la traîne, faire l’amour au large.

La sonnerie du téléphone lui fit l’effet d’une agression. Non, ce ne pouvait être lui. Elle l’avait prévenu que son mari serait présent durant deux jours, lui avait préparé un paquet de boîtes de conserve et de pain sous cellophane. Avec les barquettes de crudités, cela représentait un carton assez important que l’inconnu lui avait demandé de déposer au dernier niveau de l’immeuble.

Ce n’était que Mme Breknov.

— Avez-vous lu le journal ?

— Non, pas encore, dit Marjorie.

Ils ne l’achetaient pas régulièrement. La plupart du temps, Alexis le prenait en ville et l’oubliait dans sa voiture ou dans son bureau. Ces derniers temps, il l’avait rapporté assez fréquemment.

— Ils en ont retrouvé un, chuchota la vieille dame.

Marjorie prit un malin plaisir à jouer l’incompréhension.

— Un quoi ?

— Un des trois bandits évadés, voyons… Le plus terrible : Merkes. Il a tué je ne sais combien de personnes.

— Eh bien, vous voilà rassurée, non ?

— Il en reste deux, gémit la vieille dame, et hier au soir, vers 23 heures, mes serins ont sifflé l’alerte… Je me suis levée en hâte et j’ai vu une ombre tout au fond du couloir.

— Croyez-vous que ce soit vraiment inquiétant ?

— Vous aussi, cria la vieille actrice, vous aussi, vous ne me croyez pas ? Vous me prenez pour une vieille folle, comme le gardien ?

— Lui avez-vous parlé ? demanda Marjorie, inquiète.

Mais Sonia Breknov avait à peine raccroché que Marjorie formait déjà le numéro de son appartement pour la rappeler.

— Puis zut !

Elle reposa le combiné, retourna sur la terrasse. Sur la mer scintillante et par un léger vent de force deux, les voiles se faisaient plus nombreuses. Elle en compta une vingtaine puis s’arrêta. De tous les ports environnants sortaient les bateaux. Elle alla chercher des jumelles pour tenter de les reconnaître.

Pourquoi ne pas aller faire quelques courses ? Le samedi, des boutiques fermées durant la semaine ouvraient pour le week-end. La population de la station se renforçait alors, surtout par beau temps, d’un bon millier de personnes.

En passant devant L’Escale, elle vit des gens à la terrasse, beaucoup moins à l’intérieur. Ringo avait embauché deux extra pour la circonstance. La « Farfouille », boutique de vêtements, était joyeusement envahie par des groupes de jeunes très excités. Une pancarte annonçait que les dernières nouveautés de Paris venaient d’arriver, ce dont Marjorie doutait un peu.

Elle pénétra dans une épicerie, fit quelques achats auxquels elle joignit un paquet de pâtes de coing. Elle l’apporterait à la vieille Mme Breknov pour se réconcilier avec elle, acheta aussi quelques graines pour les serins.

Au retour, elle flâna le long du quai, s’arrêta un long moment devant le Rêverie. Elle avait envie de monter à bord, de respirer l’odeur des voiles qui sentaient toujours la marée.

— Marjo ?

Vicky, en costume blanc de yachting, l’appelait depuis leur cabin-cruiser en agitant une bouteille. Elle regretta d’avoir fait ce détour vers les bateaux, dut se résoudre à quitter ses souliers pour monter à bord de la vedette.

— Je t’ai vu l’air mélancolique et frustré devant ton voilier… Viens boire un scotch. Le frigo est en route depuis hier et donne des glaçons. C’est Marco qui l’a branché… Mais je ne pense pas que nous sortions. Michel fait une dépression nerveuse.

— Tu crois ? C’est venu bien rapidement.

— Ça couvait depuis quelques jours… Je crois qu’il se fait des idées…

Marjorie pensa tout de suite à Marino, le peintre. Le mari de Vicky se doutait-il de quelque chose ?

— Attends, on va boire dans le cockpit, il fait si beau… Je reviens tout de suite.

Elle se pencha à l’intérieur. Il y avait dans ce carré trop luisant quelque chose de faux : il ressemblait à un décor de cinéma. Trop de cuivre, trop d’acajou sans parler des petits rideaux à motifs d’ancres et de cordages. Vicky se tenait dans le coin cuisine, démoulait ses glaçons.

— Vous ne sortez pas ? demanda Marjorie.

— Il n’en est pas question… J’aurais d’ailleurs la frousse avec un mari aussi sombre.

De toute façon, elle avait toujours peur. Michel aurait aimé barrer un voilier mais, sottement, elle affirmait être plus rassurée sur un bateau à moteur, ne cessait de vanter les deux Z-drive et leur puissance. Marjorie ne se souvenait jamais si c’étaient deux cents ou trois cents CV.

— Vous non plus, vous ne sortez pas ?

— Alexis travaille.

— Quel bourreau ! Michel est parti à Montpellier… Je crois qu’il consulte un médecin régulièrement.

Brusquement, Marjorie se souvint que son mari lui avait parlé d’un cas passionnant qui nécessitait sa présence à Montpellier. D’ordinaire, il ne parlait jamais ou presque de son métier. Encore moins d’un malade en particulier. Et si ce malade n’était autre que Michel Lombard ?

Vicky apporta les deux verres et, assises l’une en face de l’autre, elles burent en silence. Des gens ne cessaient d’embarquer joyeusement et une grosse barque marseillaise pontée et dotée d’une longue cabine, magnifique avec son acajou verni massif, emporta une douzaine de personnes exubérantes. On apercevait des glacières portatives, des faisceaux de baguettes de pain et une grosse bonbonne certainement remplie de vin. Vicky fit la moue.

— Ce sont des commerçants de Montpellier… Ils sont d’un vulgaire… Lorsqu’ils séjournent à bord, impossible de fermer l’œil jusqu’à 2 heures du matin pour les autres plaisanciers. Dis donc, nous voilà veuves, en quelque sorte. Si nous allions bouffer quelque part ?

Marjorie manquait visiblement d’enthousiasme.

— Tous les restaurants seront bondés, dit-elle.

— Tu as raison. On choisira un autre jour dans la semaine. Je t’emmènerai dans un petit coin sensationnel.

Ayant l’impression d’être observée depuis son immeuble, Marjorie essaya d’examiner chaque baie vitrée mais elles étaient trop nombreuses. D’ailleurs, on pouvait l’épier depuis les appartements déserts, derrière les volets métalliques. Certaines lames pouvaient s’écarter.

— Tu n’as pas l’air en forme, remarqua Vicky.

— Si, ça va.

— Et ce bal masqué, tu y penses ?

— Oui, bien sûr… Je n’ai pas d’idée précise… Peut-être serai-je en esclave avec des lourdes chaînes et des bracelets…

— Quelle idée !

— Oui, tu as raison, c’est stupide.

Elle avait pensé assortir son déguisement à celui d’Alexis qui désirait se transformer en pharaon. Elle détestait de plus en plus cette idée.

— Michel y viendra-t-il ?

Vicky fit une moue dubitative.

— Pour tirer quelque chose de lui en ce moment… Je me demande s’il n’est pas amoureux.

— Tu veux rire ?

— Pas du tout… Avec toutes ces minettes qui gravitent autour de lui durant les cours et surtout les conférences… Certaines viennent ici régulièrement et il faut voir comment elles le regardent.

— Tu sais chez quel médecin il a l’habitude d’aller ?

— Michel est terriblement mystérieux sur beaucoup de choses. Non, je l’ignore complètement… Je ne suis même pas sûre qu’il soit vraiment chez un docteur, en ce moment. Peut-être est-il en train de s’ébattre quelque part avec une jeune personne…

Marjorie reposa son verre sur la banquette du cockpit.

— Il faut que je rapporte ces provisions chez moi.

— Je lave ces deux verres et je file aussi, dit son amie. L’heure de la sortie de l’école approche et je n’ai pas envie d’être envahie par Pauline et ses prédateurs.

Le temps de remplir son réfrigérateur et Marjorie escaladait l’escalier pour sonner chez la vieille dame. Elle sourit devant le judas optique mais la porte refusa de s’ouvrir. Elle donna encore deux petits coups impatients.

— Madame Breknov, cria-t-elle, il faut que je vous parle.

Elle fut certaine qu’il y avait quelqu’un derrière la porte et elle insista :

— Voyons, madame Breknov, ne me laissez pas dans le couloir… Je vous apporte des graines pour les oiseaux.

Il fallait savoir ce que la vieille personne avait pu raconter au concierge et comment ce dernier avait pris la chose. Elle attendit encore un peu, haussa les épaules et fit demi-tour.

— C’est vous, ma chère enfant ?

La porte venait de s’entrebâiller sans bruit et comme le hall de l’appartement était sombre, elle ne distingua pas la vieille dame.

— Je ne vous dérange pas ?

La porte se referma puis s’ouvrit en grand une fois libérée de l’entrebâilleur.

— Vous vouliez me mettre en pénitence, gronda affectueusement Marjorie, moi qui vous apporte des graines pour vos petits chéris et une boîte de pâtes de coing.

Confuse, ayant l’air d’une vieille petite fille grondée, Mme Breknov la fit entrer dans le living. Elle prit les petits cadeaux de la jeune femme puis éclata en sanglots. Marjorie lui prit doucement la main, embrassa les vieux doigts boursouflés et glacés.

— Voyons, madame Breknov, ne me prenez pas au sérieux.

— Non… C’est le concierge… Il a été… très désagréable… D’une impudence… Il m’a traitée de vieille folle, m’a dit que s’il n’avait que des gens comme moi dans l’immeuble, il finirait par démissionner, que j’avais des visions et que je cherchais à ennuyer tout le monde.

— Mais non, voyons, il ne faut pas le prendre si à cœur… Cet homme n’est pas très intelligent, vous le savez bien.

— Un ancien militaire, renifla la vieille dame. Il dit qu’il a une retraite d’adjudant, mais je sais très bien qu’il n’a jamais été plus loin que sergent… Je me suis renseignée et un jour qu’il se montrait un peu trop sûr de lui, je le lui ai servi… Depuis, bien sûr, il m’en veut. Il s’imagine que je vais le raconter à tout le monde.

Marjorie la dirigea vers son fauteuil d’osier, la fit asseoir, défit le paquet de pâtes de coing, lui en mit une dans la main. Ses doigts restèrent poisseux et elle ne sut comment les nettoyer. Elle détestait ce genre de sucreries et ne les aurait pas sucés pour rien au monde. Ensuite, elle alla donner des graines aux oiseaux des deux cages qui l’étourdirent de leurs sifflements.

— Vous aviez raison… J’aurais dû attendre, dit la vieille dame la bouche pleine de pâtes de fruit. Mais vous comprenez, après ce que j’ai vu hier au soir…

— Le concierge ne vous a même pas promis de faire quelque chose ?

— Pensez-vous… Il a dit que les vigiles faisaient leurs rondes régulièrement, mais ce n’est pas vrai. Je ne les ai pas aperçus depuis déjà une semaine. Il aurait fallu installer des compteurs de présence dans différents endroits pour vérifier leur passage… Mais, bien sûr, les charges sont tellement élevées… Merci pour vos gentillesses… Tout à l’heure, j’ai raccroché dans un mouvement de colère… Je suis encore impulsive.

— C’est un signe de jeunesse.

Mme Breknov sourit sans restriction.

— Vous avez vu une ombre ? Vers quelle heure ?

— Vers 23 heures. Ce sont mes serins qui m’ont alertée. Je venais juste de me coucher quand ils ont sifflé d’une certaine façon. J’ai fait le plus vite possible mais il était déjà au fond du couloir. Je suis certaine qu’il se tenait près de ma porte.

— Vous avez rencontré le concierge ?

— Non, je l’ai appelé au téléphone… C’est préférable. Ne pensez-vous pas ?

— Peut-être aurait-il fallu le faire monter… Lui offrir un pastis… Il aurait été moins brutal.

— Je n’ai pas de pastis chez moi… Mais il ne serait pas venu. Vous savez ce que je vais faire ?

Marjorie regardait ses doigts englués. Quelques graines d’oiseaux s’y étaient collées.

— Un instant, je vais me laver les mains à la cuisine.

Mme Breknov lui cria qu’elle allait acheter un gros chien et qu’elle le lancerait sur l’homme lorsque ce dernier hanterait son couloir.

— Mais il vous faudra sortir cet animal, dit-elle en revenant dans le living, le nourrir.

Mme Breknov la regardait avec l’inquiétude d’un enfant qui doit renoncer à un rêve.

— Vous croyez ? Est-ce qu’on ne peut pas en louer un pour quelques jours ?

— Je me renseignerai.

— J’ai remarqué autre chose… L’homme doit fumer… Une odeur de tabac m’est parvenue…

Comment pouvait-elle avoir respiré une odeur de fumée alors que les portes palières, très épaisses, joignaient parfaitement. N’était-ce pas une hallucination ?

— Quelqu’un avait pu passer auparavant.

— Pas du tout. Ce n’était pas une odeur de tabac froid, ce que je déteste.

Dans ce cas, comment l’homme avait-il pu se procurer des cigarettes et comment ne lui en avait-il jamais demandées ?

— C’est curieux, en effet, dit-elle, mais elle ne faisait qu’extérioriser son propre étonnement. Il faut que je rentre.

— Votre mari est là ?

— Pas ce matin, avez-vous besoin de quelque chose ?

— Ma femme de ménage doit passer en fin de soirée… Mais si votre mari est là jusqu’à lundi, je n’oserai jamais vous appeler au bout du fil si jamais… Enfin, si je constate quelque chose d’étrange.

— Ne vous en privez pas, madame Breknov.

— L’avez-vous mis au courant ?

Marjorie ne pouvait lui mentir. Elle secoua la tête.

— Non, pas encore, je n’ai pas eu l’occasion, à vrai dire.

— Vous doutez de moi, n’est-ce pas ? murmura Sonia Breknov désolée.

— Pas du tout… Mais je le ferai…

— Seul un homme peut obliger cet affreux concierge à faire quelque chose. Votre mari saura bien l’y contraindre.

— Certainement, madame Breknov… Mais ne vous dérangez pas, je connais le chemin.

Sur le palier, elle regarda la porte close de la vieille actrice puis le couloir qui s’enfonçait vers la droite. Elle le suivit un moment, puis se pencha vers un petit cylindre de cendres grises. L’inconnu fumait peut-être le cigare. Il pouvait en avoir trouvé dans l’appartement où il se cachait, mais cela ne signifiait pas qu’il soit un grand fumeur.

Elle installa une chaise longue en plein soleil, enfila juste un slip de bain et s’exposa au soleil. Elle ne mangerait rien au repas de midi. Il lui fallait perdre rapidement un kilo ou deux pour faire disparaître quelques petits renflements suspects à hauteur des hanches. Mais elle eut bientôt soif, alla se préparer un jus d’orange, le rapportait sur la terrasse lorsque le téléphone vibra. Elle pensa à Mme Breknov et décrocha.

— Petite cachottière, lui lança la voix inconnue sur un ton moqueur. Vous aviez prétendu que votre mari resterait à la maison et il est parti à son travail.

— Vous le connaissez donc ? répliqua Marjorie qui, par la suite, fut très satisfaite de sa présence d’esprit.

Il y eut un court silence.

— Vous ne répondez pas ?

— Eh bien, soit, disons que je le connais. J’ai appelé plusieurs fois et vous n’avez pas répondu.

— Comment le connaissez-vous ?

L’homme ricana. Marjorie était certaine qu’il camouflait sa voix mais ne savait comment il procédait.

— Un jour, je vous expliquerai.

— Pourquoi pas maintenant ?

— Non, plus tard.

Marjorie respira profondément pour se donner du courage.

— Vous feriez mieux de me le dire tout de suite… Je n’ai pas l’intention de supporter votre présence plus longtemps dans cet immeuble.

— Ah, vraiment ?

Le ton goguenard l’irrita au plus haut point.

— Et je ne suis pas la seule ! cria-t-elle, furieuse.

— Vous n’êtes pas seule ?

Cette fois, il ne songeait plus à la traiter avec désinvolture et elle se mordait les lèvres de son imprudence.

— Expliquez-moi donc qui d’autre que vous se doute de ma présence ?

— Vous avez été imprudent, dit-elle. On vous a vu dans les couloirs.

— Précisez.

Elle haussa les épaules comme s’il pouvait la voir.

— Précisez ! hurla-t-il d’une voix presque hystérique qui l’effraya.

Brusquement, elle devina quelle réserve de violence habitait cet homme seul et peut-être traqué.

— Ne criez pas ainsi dans un appartement inoccupé, fit-elle avec ironie. Vous êtes d’une imprudence folle. Autre chose, aussi. Lorsque vous vous promenez dans les couloirs, évitez donc de fumer, surtout dans un secteur où personne n’allume jamais une cigarette.

De lui clouer le bec aussi facilement, elle fut prise d’un fou rire nerveux, dut boucher le micro de sa main pour laisser échapper quelques petits soupirs.

— Vous faites bien de me prévenir, dit-il.

— Je vous laisse une chance, mais si lundi vous êtes encore là, je me verrai forcée d’aller trouver la police.

— Et que leur direz-vous ? Que depuis plusieurs jours, vous conversez avec moi, vous me nourrissez ?

— Je sais également mentir, dit-elle, et je saurai bien inventer une histoire qui m’innocentera.

— Vous vous croyez en position de force, peut-être ?

— Pas du tout. Vous avez eu le temps de vous reposer et de réfléchir à ce que vous allez faire. Au fait, comment va cette fameuse blessure ? Vous ne m’en parlez guère…

— Vous croyez que je vous ai raconté des histoires ?

— Je n’en sais rien. Peut-être avez-vous voulu m’attendrir… Ou alors il s’agissait d’une autre blessure, plus profonde, qu’il est impossible de guérir par une thérapeutique ordinaire.

— C’est la femme du psychiatre qui parle ?

Marjorie dut s’asseoir sur l’accoudoir d’un fauteuil.

— Vous savez aussi cela ?

— Je vous l’ai dit, je sais beaucoup de choses. Mais, si je comprends bien, vous venez de me lancer un ultimatum ?

— Quelqu’un a décidé d’acheter un chien, une bête capable d’attaquer un homme et de le lancer sur vous dès que vous rôderez de nouveau dans les couloirs. Je ne crois pas que vous ayez intérêt à accepter cette sorte de défi.

— Ce quelqu’un, ce n’est pas Mme Marjorie Brun, par hasard ?

— Pas du tout.

— Alors, c’est une personne qui a très peur. Une personne qui se sent terriblement seule, désarmée… Voyons, voyons… Une vieille personne, peut-être. Une de ces personnes qui se barricadent dans leur appartement, qui ont encore bonne vue et bonne ouïe, mais qui ont quelques difficultés à se déplacer.

Marjorie sentait ses cheveux se hérisser sur sa nuque et son corps dénudé à l’exception du slip se couvrit de chair de poule. Soudain, elle se trouva impudique à converser avec cet inconnu au téléphone.

— Vous vous trompez, dit-elle. Vous vous trompez terriblement… En fait, c’est bien moi qui vais acheter ce chien…

— Cachottière et menteuse… Je suis certain que vous devez donner le change à votre mari et à vos relations.

— Je vous en prie, dit-elle, quittez cet immeuble au plus vite. Lundi, je ferai ce que j’ai dit.

— D’une part, vous prévenez la police, et, de l’autre, vous achetez un gros chien, c’est vraiment contradictoire.

De la main, Marjorie essaya d’atteindre une couverture mexicaine qui recouvrait un pouf. Elle dut étirer le fil au maximum mais n’effleura le tissu bariolé que du bout des doigts.

— Cette fois, je vous ai bien contrée.

— Vous êtes prévenu, dit-elle.

— Mais ce n’est pas vous qui achèterez le chien. Pas plus que vous n’irez parler aux flics.

Elle dut écarter l’appareil pour pouvoir attraper la couverture. D’une main, elle s’en drapa plus ou moins. La chaleur de cette laine lui rendit un peu de confiance.

— Que faites-vous, disait-il hargneux, vous ne m’écoutiez pas ?

Pas question de lui expliquer ce qu’elle venait de faire.

— J’ai dû aller fermer une porte qui claquait, dit-elle.

— Et à votre mari, vous allez tout lui expliquer également ? Lui direz-vous toute la vérité ?

— Pourquoi pas ?

— Il a l’habitude que vous veniez en aide aux gens recherchés par la police ?

— Il me comprendra.

— Vous croyez ?

En fait, elle ne savait pas quelles seraient les réactions d’Alexis. Jusque-là, elle avait soigneusement évité de faire la moindre prévision, craignant d’aller au-devant d’une certaine crainte.

— Vous conseillerez à cette personne de ne pas acheter de chien, vous n’irez pas à la police. Pour votre mari, je vous laisse libre de votre décision.

— Vous vous croyez en état de m’imposer votre volonté ?

— Exactement, madame Marjorie Brun. Pour une raison bien simple et que vous ne soupçonnez peut-être pas. Dans votre intérêt et surtout dans celui de votre mari, il vaut mieux que les flics n’interviennent pas.

— Vous bluffez, fit-elle d’une voix mal assurée. Vous ne cessez de bluffer, espèce de pauvre type !

Mais l’inconnu avait raccroché.

Загрузка...