CHAPITRE VIII

Le vent se leva avant midi alors que Marjorie préparait un panier de pique-nique, Alexis ayant projeté de faire une sortie en mer. Son mari surgit en jurant de la salle de bains.

— Tu as vu ? Il va encore forcer. C’est encore fichu pour ce dimanche.

Marjorie avait beaucoup compté sur cette sortie en mer pour essayer d’attirer les confidences de son mari. Mais elle n’était pas tellement déçue, plutôt soulagée. L’inconnu au téléphone avait pu inventer ses propos énigmatiques et elle ne voyait pas comment entretenir Alexis de cette désagréable affaire, sans avouer qu’elle avait fait preuve de beaucoup d’inconscience et de légèreté en acceptant de ravitailler cet homme qui se prétendait traqué. Mais dès qu’elle s’était montrée ferme, il avait proféré des menaces, comme s’il n’attendait que cette réaction pour utiliser ce moyen de pression.

Elle en venait à conclure que rien n’était le fait du hasard dans cette situation ambiguë. Il lui avait téléphoné en sachant qu’elle était Marjorie Brun. Jusqu’au choix de cet immeuble qui n’était pas fortuit. Il existait un lien entre Alexis et cet homme.

Dans son placard, elle avait retrouvé toutes les clés confiées par leurs voisins d’été. Elle préleva celle des Rafaël avec l’intention de la remettre au concierge.

— Je vais faire un tour, lui cria Alexis. Tu me rejoindras à L’Escale ?

— J’essayerai.

Il allait les rejoindre, ceux qu’il méprisait tant, comme s’il y prenait un plaisir pervers. La veille au soir, dans cette auberge de luxe, il avait libéré un trop-plein de méchanceté qui les avait tous éclaboussés. Personne ne pourrait oublier cet étrange repas. Rien ne serait jamais pareil, désormais.

De la terrasse, elle vit Alexis se diriger vers leur voilier. Il s’immobilisa en bout de quai tandis que le vent tire-bouchonnait ses jambes de pantalon. Un homme imposant qu’elle n’avait jamais vu, s’approcha de lui. Il portait un caban bleu marine, une casquette de pêcheur et ressemblait à n’importe quel habitant du coin venant passer le week-end à la mer.

Alexis n’avait pas reconnu tout de suite le commissaire Feraud ainsi accoutré. Il se mit à rire.

— Je ne pensais pas que vous sacrifiez à ce genre de déguisement, cria-t-il à cause du vent.

Feraud eut un geste de la main.

— C’est ma fille qui veut que je m’habille ainsi. Et je ne sais pas lui refuser quoi que ce soit.

— Je ne vous savais pas capable d’indulgence.

Feraud désigna le voilier.

— C’est le vôtre ?

— Depuis des années. Vous êtes un habitué de la station ?

— Non… J’ai un petit studio à Carnon-Plage… Quelque chose de plus modeste que ce que l’on trouve ici. Vous me faites visiter ?

— Pourquoi pas. Je peux même vous offrir un scotch, si le cœur vous en dit.

De sa terrasse, Marjorie les vit monter à bord. Malgré sa silhouette épaisse, l’inconnu paraissait très agile. Ce n’était pas dans les habitudes de son mari de faire visiter leur « Arpège » au premier venu.

— J’ai toujours rêvé d’un bateau semblable, disait le policier au docteur Brun, mais je suis trop âgé pour faire une école de voile et pas assez riche pour débourser une grosse somme.

Alexis préparait deux verres. Il restait de la glace car, la veille, Marco avait rempli la glacière. Le policier s’assit sur la banquette et il resta debout appuyé contre le bloc-cuisine.

— Vous vous promeniez ou vous cherchiez à me rencontrer ?

— Les deux…

— Je vous enverrai ce supplément à mon rapport dès demain matin. Je ne suis pas repassé à l’hôpital.

Feraud sortit ses cigarettes.

— Je peux fumer ? Je n’ai déjà pas retiré mes chaussures…

— Ce sont des baskets. Aucune importance. Hondry aurait-il été retrouvé ?

Le commissaire secoua la tête tout en allumant sa cigarette.

— Non. Mais nous avons retrouvé sa Simca Chrysler. Vous vous souvenez ? Il prétendait qu’on la lui avait volée ? Elle se trouvait tout bonnement chez un casseur du côté d’Alès. En très bon état, sauf que le moteur est grillé et à changer. Et comme ce casseur est un type régulier et qu’il tient ses livres à jour, mes inspecteurs ont pu constater que la voiture se trouvait chez lui quatre jours avant l’assassinat de Monique Rieux sur la route de Nîmes.

Alexis leva son verre.

— À votre santé, commissaire, et à votre pleine réussite. Est-ce que cette découverte innocente Hondry ?

Il a toujours prétendu s’être servi de cette voiture, Pourquoi aurait-il menti ? D’ailleurs, je me souviens d’avoir lu dans votre rapport que vous décriviez Hondry comme un fanatique de l’automobile. Celle-ci devenait le prolongement de l’individu. Au volant, il devenait un autre homme plein d’assurance, plein de morgue et d’agressivité. C’est bien ce que vous aviez écrit ?

Plein d’indulgence, Alexis approuva.

— Bien entendu. Mais n’est-ce pas le cas de soixante pour cent des gens ? Je suis certain que vous-même ne respectez pas toujours les limitations de vitesse et couvrez d’injures les autres, les maladroits, les types qui ont trouvé leur permis dans une pochette surprise.

— Êtes-vous ainsi vous-même ?

— Cela m’arrive. Mais chez Hondry cela m’a paru comme très significatif. Une névrose entre autres.

Feraud but une gorgée et regarda la bouteille posée sur la glacière.

— Pur malt, n’est-ce pas ? Il est excellent. Une névrose ? Il en avait d’autres, bien sûr. Mais bien des gens en ont, n’est-ce pas, et ils ne tuent pas une auto-stoppeuse après l’avoir violée… Pouvez-vous expliquer ce crime sans faire appel à des considérations trop savantes ?… Croyez-vous qu’un homme d’apparence normale pourrait agir aussi sauvagement ?

— Vous le savez bien. Les cas sont nombreux. Ce qui explique que souvent on ne retrouve le coupable qu’avec d’énormes difficultés. Le tueur de l’Oise, par exemple. Il a fallu des années. Et d’autres cas qui ne sont pas encore élucidés.

— Mais avec Hondry, c’était presque trop facile ?

Alexis Brun fit quelques pas, s’approcha de la sortie de la cabine.

— Vous avez mal choisi votre jour. Il sera impossible de faire la plus petite balade.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— C’est parce que je réfléchis. Je vous soupçonne, commissaire, de penser qu’en définitive, j’ai trop chargé Hondry. Que j’ai fait de ce simulateur un coupable acceptable.

— Pourquoi l’auriez-vous fait ?

— Parce qu’il est possible que je sois un paranoïaque qui s’ignore ? Comme vous êtes peut-être sans même vous en douter un policier sadique ?

Feraud le regarda avec inquiétude.

— Le pensez-vous vraiment ?

— Je ne vous connais pas assez pour l’affirmer.

— J’écoutais un professeur un jour à la télé. Il prétendait que trente pour cent des médecins sont des sadiques… Mais je ne sais pas s’il englobait les psychiatres dans son calcul.

— Pourquoi pas, dit Alexis. Encore un petit scotch ?

— Léger, dans ce cas.

Durant le court silence qui suivit, ils entendirent les haubans siffler. Des autres bateaux provenaient des bruits réguliers et aussi un son crispant de sirène.

— Un mât métallique dont la rainure est exposée au vent… C’est très désagréable. Il y a aussi les drisses métalliques trop molles qui frappent contre les mâts. Les gens ne pensent pas à tout vérifier avant de quitter le bord. Parfois, c’est crispant.

Il paraissait vraiment irrité.

— Il n’y a pas de bruit de ce genre sur votre bateau, constata le commissaire. Vous avez l’esprit d’ordre ?

— Je m’efforce de ne pas ennuyer mes voisins.

— Ainsi, vous donnez une excellente image de marque de votre personnalité, fit le commissaire.

Alexis fronça les sourcils.

— Est-ce malveillant ?

— Pas du tout, mais je crois deviner que vous n’aimeriez pas être pris pour un homme négligent et désinvolte, ce qui est fort compréhensible étant donné votre profession. Depuis combien de temps êtes-vous expert auprès des tribunaux ?

— Près de cinq ans.

— Et vous aimez ce travail ? Il n’est pourtant guère rentable. Du moins, directement. Mais il procure une certaine renommée qui ne peut que vous apporter des avantages divers.

— Croyez-vous que j’en aie besoin ?

— Non, je ne le pense pas. Hondry n’a jamais été votre malade avant son arrestation ?

— Non, jamais.

— Et il ne vous a jamais consulté à titre privé ?

— Encore non. Essayez-vous de prouver qu’il existait entre lui et moi une sorte de contentieux ?

Le sourire de Feraud pouvait être rassurant mais Alexis commençait à se méfier du bonhomme.

— Je suis étonné que vous ayez été aussi sévère avec lui, mais je finis par le comprendre. Vous êtes-vous penché sur le cas de la victime, Monique Rieux ?

— Pourquoi l’aurais-je fait alors qu’on ne me le demandait pas ? Je ne m’occupe que des prévenus.

— Vous ignorez tout de cette malheureuse jeune fille ?

— Sauf ce que j’ai pu lire dans les journaux à son sujet.

— Vous lisez les journaux, les faits divers ?

— Je vous rappelle que cette fille avait été assassinée par mon malade.

— Je ne l’oublie pas. Quelle tristesse, n’est-ce pas ? Une fille excessivement douée qui avait eu son baccalauréat à quinze ans. Depuis deux ans, elle suivait les cours de l’université. Sa famille n’est pas très riche, mais elle leur apportait toute satisfaction.

Alexis haussa les épaules.

— En êtes-vous certain ? De nos jours, les parents n’ont de satisfaction que lorsque leur progéniture réussit. Ils se moquent bien de savoir si elle se trouve bien dans sa peau, heureuse. Non, il leur faut le bac à quinze ans, les études supérieures, l’insertion sociale rapide et, évidemment, au plus haut niveau. Si vous saviez le nombre d’enfants doués que je suis en train de soigner, vous ne parleriez pas ainsi.

— Vous estimez donc qu’il faut laisser ses enfants vivre à leur guise pour assurer leur bonheur ?

— Ne me faites pas dire ce que je ne pense pas. J’estime qu’il faut savoir leur laisser vivre leur vie avec quelques garde-fous…

Il sourit.

— Même dans le cas d’une locution, je déteste employer ce mot… Prenez le cas de cette fille. Elle faisait la joie de ses parents mais dans le conformisme, et pour échapper à ces contraintes, que faisait-elle ? Du stop. Pourquoi sinon parce que l’auto-stop pour une fille seule c’est quand même la recherche souvent inconsciente de l’aventure, non ?

— Si les féministes vous entendaient… Ne pensez-vous pas qu’une fille a autant le droit de faire du stop qu’un garçon sans forcément chercher l’aventure ?

— Je n’en crois rien, dit Alexis.

— Curieux, dit Feraud, comme certaines idées usées entachent votre jugement.

Alexis se sentit blêmir. Jamais on ne l’avait traité avec si peu de considération.

— Allez-vous établir mon profil psychologique ? fit-il acerbe.

— Non, pas du tout… Ainsi, vous pensez que cette fille se libérait du carcan de son éducation, de sa réussite en faisant du stop. Dans ce cas, elle devait également avoir d’autres pulsions tout aussi libératrices…

— Très certainement.

— Nous avons fait une enquête très approfondie, cher docteur, mais nous n’avons rien découvert de tel.

— Elle devait agir avec prudence pour ne pas détruire son image de marque.

Soudain, il réalisa qu’il venait de reprendre les mêmes termes dont le policier avait usé à son égard. Il paniqua un bref instant et crispa ses doigts autour de son verre vide. Comme le voilier se balançait irrégulièrement sous la poussée du vent, il fit semblant de perdre l’équilibre, ce qui lui permit de tourner le dos à son interlocuteur. Le verre lui échappa et roula sans se briser sur la moquette du plancher.

— On a beau avoir l’habitude…, dit-il en se relevant lentement.

Feraud n’avait pas esquissé le moindre geste et, inquiet, Alexis se demanda s’il avait été dupe un seul instant de cet incident.

— Elle aussi tenait donc à son image de marque, d’après vous, continua Feraud comme si rien ne s’était passé. Donc, on peut paraître monolithique et vivre une sorte de seconde vie ?

— Bien entendu. Je suis certain qu’en reprenant cette enquête vous finiriez par découvrir des détails inattendus sur cette Monique Rieux.

— Heureusement que nous ne sommes que nous deux, observa le commissaire, car c’est presque de la diffamation.

— C’est ridicule ! explosa Alexis. Je ne fais que vous exposer ma théorie…

— Hier, vous en aviez également une autre pour expliquer le comportement de Hondry… Voyez-vous, cher monsieur Brun, nous ne sommes pas tellement certains que Monique Rieux pratiquait régulièrement l’auto-stop. Le plus souvent, elle rentrait chez ses parents en empruntant un car. Parfois, son père venait la chercher avec sa 2 CV. Il lui est aussi arrivé de profiter de la voiture d’un habitant de son village venant à la ville ou de celles d’étudiants habitant près de chez elle.

Alexis ramassa le verre et le déposa dans l’évier.

— Un peu de scotch ?

— Non, j’en ai bien assez…

— Ce que vous appelez diffamation n’est qu’une extrapolation du fait que je croyais qu’elle pratiquait l’auto-stop régulièrement, s’excusa Alexis, sinon, je n’aurais pas songé à développer mon explication… Il est possible que cette fille ait été pleinement épanouie par le genre de vie qu’elle menait, mais la présence d’étudiants surdoués, atteints de schizophrénie, dans mes services, me porte vers un pessimisme raisonnable…

— En fait, vous ne croyez pas à la jeune fille sage et conformiste en diable, demanda le policier.

— Pas tellement.

— Aurait-elle connu Hondry au point d’accepter de monter dans sa voiture ?

Alexis sourit.

— Quelle voiture, puisque sa Chrysler était inutilisable ?

— Admettons qu’il en ait emprunté ou volé une autre.

— C’est fort possible, mais dans ce cas, il aurait fallu qu’elle le connaisse vraiment.

— Je vous remercie, docteur, dit Feraud en se levant.

Du coup, la cabine rétrécit car il en emplissait une bonne partie.

— Nous allons reprendre l’enquête à partir de ce point précis. Nous avions eu le tort de penser que, comme n’importe qui, cette fille avait été victime de son goût pour l’auto-stop, mais, grâce à vous, j’ai maintenant une autre opinion de sa personnalité.

— Mais, protesta Alexis, je ne vous ai pas tellement aidé puisque moi-même estimais que cette personnalité trop parfaite ne pouvait que dissimuler des points obscurs.

Feraud monta sur le pont. Alexis tira sur les amarres pour rapprocher l’arrière du quai mais la distance restait encore grande car la chaîne d’étrave tirait fortement. Il crut, espéra que le policier ferait un faux pas, mais le commissaire n’était lourd qu’en apparence et il sauta sans difficulté sur le quai.

— Nous allons essayer de savoir quelle personne elle connaissait assez pour accepter de monter dans sa voiture, cria-t-il tandis que le docteur fermait la porte de la cabine.

Depuis sa terrasse, Marjorie les vit enfin quitter Rêverie et en fut presque soulagée. Elle assista à leur séparation sur une poignée de main. L’homme massif se dirigea vers une DS de couleur noire tandis que son mari paraissait marcher vers L’Escale.

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