Elle reposa le combiné sur son support. Depuis le départ de Michel Lombard, elle essayait de joindre son mari à son service, mais, invariablement, sa secrétaire répondait que le docteur Brun avait dû s’absenter mais qu’il repasserait avant la fin de la journée. Refusant de donner son nom, elle préférait appeler régulièrement, et, chaque fois, elle s’enfonçait davantage dans un isolement glacé.
La secrétaire trouvait cette absence normale, coutumière, mais Marjorie ne parvenait pas à souscrire à cette certitude. Il se passait, en ce moment dans leur vie, une chose épouvantable. Avec les heures qui s’écoulaient, s’installait une détresse qui, bientôt, la paralyserait d’effroi. Elle se sentait vieillir, son organisme se délabrait comme si le temps s’emballait sur un rythme rapide.
Entre deux appels, elle s’enfonçait dans un fauteuil, se recouvrait d’une couverture épaisse, y aurait volontiers enfoui sa tête si elle n’avait craint de ne pas entendre la sonnerie. Celle du téléphone ou de la porte. Dès les premiers mots qu’elle échangerait avec Alexis, elle saurait si Michel Lombard lui avait menti ou non. Après l’indignation était vite venu le doute sinistrement illuminé par des éclairs de certitude. Son mari pouvait avoir plusieurs réalités. Une double, triple personnalité. L’Alexis odieux du restaurant d’Aigues-Mortes avait donné naissance à un Alexis déguisé en bagnard. Pourquoi avait-il endossé ce soir-là la nature de Hondry, prisonnier échappé ? Audace folle ? Désir paranoïaque de braver ces dizaines de personnes présentes au bal masqué, sous la défroque caricaturale d’un assassin ? Besoin incontrôlable et pitoyable d’être reconnu comme le meurtrier de Monique Rieux, d’être arrêté, châtié, comme sous la poussée d’un remords irrésistible ?
Et lorsque le téléphone sonna, Marjorie se sentit incapable de décrocher. Elle qui avait tant supplié mentalement son mari de lui parler, elle ne pouvait plus en supporter l’idée. Et puis, l’insistance des appels effrita cette inhibition. Il lui sembla même que la propre détresse d’Alexis transparaissait dans la stupide répétition stridente.
— Oui, chuchota-t-elle appuyée contre le mur, crispant ses deux mains sur l’appareil comme pour emprisonner le micro… Oui, c’est moi, Marjorie.
— Je suis revenu, dit la voix lointaine de Hondry.
Elle voulut rejeter le combiné mais il lui semblait coller à ses doigts, à son oreille.
— Je suis revenu…
C’était bien la même voix, mais le ton était autre, trahissait une grande fatigue, une désespérance.
— Vous m’écoutez ?
Elle inclina la tête comme s’il était là, présent, dans ce living que dorait le soleil couchant.
— Vous êtes là ? répéta-t-il.
— Oui… Je vous écoute…
— Je revenais… Parce que je voulais qu’il m’écoute, qu’il m’explique ensuite. Un jour, je suis arrivé jusqu’ici…
— Que vouliez-vous ? Vous le haïssez ?
— Je le haïssais… Maintenant, je ne sais pas… Peut-on haïr celui qu’on a souhaité être un jour ?
— Écoutez-moi… Vous êtes Hondry, je le sais… Il faut me dire… Je vous supplie de me dire…
À cause du silence, elle crut qu’il avait raccroché avec précautions, et s’affola :
— Hondry, je vous en prie… Est-ce que mon mari ?… Le docteur Brun…
— S’il a violé et étranglé Monique Rieux ?
L’homme ricanait mais sans méchanceté, machinalement.
— Que feriez-vous si je vous le disais ?
— Mais il faut que je sache, je ne peux plus vivre sans savoir ! cria-t-elle.
— Dites-moi d’abord ce que vous ferez… Allez-vous le rejeter de votre vie ?
Appuyée contre le mur, les mains en coquille autour du micro, les yeux fermés, elle refusait les larmes, la faiblesse. Pourquoi y avait-il tant de douceur dans la voix de Hondry, comme s’il compatissait, comme s’il craignait de lui faire du mal ?
— Je l’aiderai, dit-elle. Il a besoin de moi, j’ai surtout besoin de lui.
Ouvrant les yeux, elle découvrit la mer d’un bleu foncé sous le ciel déjà froid de nuit. Jamais elle ne pourrait vivre seule dans un monde aussi vide d’amour.
— Je ferai n’importe quoi… Je peux vous donner de l’argent, beaucoup d’argent… Vous partiriez à l’étranger… On continuerait à vous chercher, à croire…
— Que Hondry est l’assassin, n’est-ce pas ?
D’une moue enfantine, elle s’excusait d’être si sotte, suppliait aussi :
— Pourquoi ne le feriez-vous pas ? Vous auriez de l’argent… Vous m’écririez pour que je vous en envoie régulièrement… Même si cela me pesait un jour, je serais obligée de continuer de crainte que vous ne reveniez.
— Pour parler ainsi, vous devez donc savoir quelque chose…
— Non, se révolta-t-elle, je ne sais rien…
— Le docteur Brun a violé et étranglé Monique Rieux. Il avait cru qu’elle l’aimait assez pour lui céder. Mais c’était une gosse idéaliste, romantique, scrupuleuse. Comment une telle fille a pu arriver jusqu’à notre époque, vous demanderez-vous ? Parce que vous vivez dans un monde artificiel où les femmes donnent toujours l’impression d’attendre l’amour physique, parce que tout est si facile autour de vous… Des gens aliénés vous ont construit une oasis magique, utopique pour y projeter vos chimères. Au point d’oublier qu’à côté, dans le désert environnant, la réalité différait. Monique Rieux possédait cette pureté que peut donner la lutte constante contre son destin, le désir viscéral de sortir intacte de chaque épreuve…
Marjorie avait du mal à suivre car elle ne pensait qu’à cette chose toute simple dans son tragique : Alexis avait violé et étranglé cette fille, et Hondry pourrait certainement le prouver. S’il ne disparaissait pas, il demeurerait une menace constante.
— Écoutez-moi, murmura-t-elle. Je ne comprendrai probablement jamais pourquoi il a fait ça, mais je veux l’aider… Il ne faut pas qu’on l’arrête, qu’on le jette en prison, qu’on le juge.
— Avez-vous peur du scandale ? De la pauvreté ?
— Non… Je ne fais pas cette sorte de calcul… Je veux le garder intact, comprenez-vous. Vous pouvez m’aider… Tout de suite, je peux vous donner une certaine somme.
Elle calcula rapidement.
— Trois mille… Des bijoux… Mais ensuite, je pourrai beaucoup plus. Demain, j’irai à la banque…
— Vous vous dépouillerez entièrement ?
— S’il le faut, oui…
— Pourquoi me demander de fuir ? Vous pourriez le faire, partir dès ce soir avec votre mari…
— Je ne sais pas s’il voudra…
— Le lui demanderiez-vous ?
— C’est plus facile pour vous, Hondry… Depuis huit jours vous échappez aux recherches… Vous possédez une expérience…
— Ne trichez pas, dit-il avec une amertume perceptible. Ce que vous voulez conserver, c’est votre mode de vie, votre sécurité, peut-être votre standing.
— C’est faux, gémit-elle, c’est faux…
— Vous n’êtes pas sincère.
Désespérée, elle regarda autour d’elle. S’accrocher à ce mode de vie qui lui donnait froid dans le dos et lui tordait l’estomac de nausée ?
— Je vais réfléchir durant une heure ou deux… Pour le moment, je ne vous demande qu’une chose.
— Tout ce que vous…
— Juste une bouteille de scotch… Une simple bouteille de scotch…
— De la nourriture aussi, du vin ?…
— Juste une bouteille de scotch que vous déposerez dans l’ascenseur à 16 heures juste.
— Oui, ne vous inquiétez pas… La meilleure que je trouverai…
Mais il avait raccroché dès le dernier mot. Précipitamment, elle en fit autant.
— Tout ce que vous voudrez, monsieur Hondry… Vous pouvez nous sauver… le sauver… Je suis certaine que vous êtes bon, indulgent… Vous ne nous haïssez plus…
Fiévreusement, elle ouvrit un placard dans la cuisine, choisit un moût de douze années d’âge…
— Vous serez content. Très content.
Il n’était que moins dix, elle avait le temps de chercher un papier de soie, n’importe quoi pour envelopper gentiment la bouteille… Et, d’un coup, son exaltation tomba et elle se sentit dure comme de la pierre, avec un cœur qui battait lentement, un regard net, un esprit parfaitement lucide.
Avec des gestes précis, elle sortit un broyeur électrique, ôta le couvercle, alla chercher les pilules que son mari lui avait apportées la veille. Elle en vida le flacon dans l’appareil, remit le couvercle, brancha le courant. Les lames d’acier pulvérisaient n’importe quoi, même du sucre. Lorsqu’elle l’ouvrit, elle vit une poudre bien fine, bien mélangée, à dominante rose.
Avec précaution, elle défit le papier d’étain de la bouteille de scotch, ôta le bouchon, vida un peu d’alcool dans l’évier, fit couler de l’eau. Avec un cornet de papier servant d’entonnoir, elle mélangea lentement la poudre au contenu de la bouteille, espérant qu’il ne se déposerait pas tout de suite dans le fond. Cette tâche terminée, elle en remplit un verre, l’examina par transparence devant une ampoule nue, constata que l’ambre du moût dissimulait les minuscules particules en suspension. Elle remplit la bouteille, la reboucha, resserra le papier d’étain autour du col, la secoua.
Seize heures moins deux minutes. Elle eut le temps de trouver un joli papier ayant servi à la Noël, fit un bel emballage. À 16 heures précises, elle appelait l’ascenseur, calait la bouteille dans l’angle, refermait les portes. La flèche verte pointant vers le haut s’alluma aussitôt.
Hondry n’appela pas. À 18 heures, elle essaya de respirer normalement au lieu de retenir sa respiration. À 19 heures, elle osa quitter son fauteuil, alluma une cigarette qu’elle écrasa tout de suite dans le cendrier.
À 19 h 30, on sonna à la porte. Alexis, certainement, qui avait dû oublier ses clés.
— Bonsoir, madame Brun. Votre mari est ici ? demanda courtoisement le commissaire Feraud.