CHAPITRE XI

Lorsqu’elle pénétra dans les salons du Club House, près de cent personnes dansaient, riaient, s’interpellaient. Chacune portait un masque ou un loup sur le visage. De son appartement jusqu’à cette salle en fête, elle n’avait cessé de se trouver ridicule avec son costume de coureuse de prairie. Elle portait des vêtements de suédine à franges, une perruque d’un noir de jais avec une longue tresse. Il y aurait bien quelque plaisantin pour essayer de lui ravir son scalp aussi l’avait-elle solidement fixé avec des épingles à sa propre chevelure.

Tout de suite, quatre petits cochons de Walt Disney, plus vrais que nature, au point qu’ils en étaient fascinants, firent la ronde autour d’elle. Les voix criardes des gosses Bosson écorchèrent les oreilles avec une chanson dont ils ne connaissaient que deux vers :

Qui craint le grand méchant loup,

C’est pas nous, c’est pas nous.

Elle faillit leur lancer qu’elle s’était toujours demandé ce qu’ils pouvaient bien craindre, aperçut une jeune femme vêtue de voiles qui ne dissimulaient rien d’une poitrine qu’elle crut reconnaître. Elle se précipita, ne put traverser les groupes d’où s’échappaient des « Ugh ! » de bienvenue et même un « Voulez-vous fumer mon calumet ? » graveleux, prononcé par une voix de mâle.

Un ogre vêtu des bottes de sept lieues et d’un affreux masque en carton à la bouche énorme garnie de dents pointues lui barra le passage.

— Je vous croquerais bien, chère squaw.

L’ogre était un ogresse et elle crut même reconnaître la voix de Pauline Bosson, ce qui la mit mal à l’aise. La grosse femme avait parfois des élans qui dépassaient une tendresse innocente. Continuant sa route, elle approcha du buffet. Alexis lui avait dit qu’il la rejoindrait. Elle aurait voulu l’attendre, mais il s’était presque fâché en lui faisant remarquer qu’on ne comprendrait pas ce refus de venir sans lui.

— Mais on ne saura pas qui nous sommes.

— En arrivant séparés, ce sera encore plus difficile de nous reconnaître.

Chaque année, il y avait un concours à partir de minuit. Le jeu consistait à reconnaître les personnes masquées. Si l’on trouvait juste, celles-ci étaient éliminées. Les deux dernières gagnaient une caisse de champagne. Avec un entêtement enfantin, Alexis avait toujours voulu qu’elle soit parmi ces deux personnes alors que lui-même, avec son déguisement de Napoléon d’asile, figurait parmi les premiers éliminés.

— Bonne idée, mon garçon, de jouer l’indienne, fit une voix enrouée. Mais vos nichons ne me paraissent pas authentiques, lui dit un mousquetaire planté devant elle, les jambes écartées et la main au pommeau de son épée.

Il fit mine de lui toucher le sein droit et elle se déroba.

— Tout ce que je voulais savoir, dit le mousquetaire. Ce réflexe de pudeur vous trahit, chère Lily.

Avec un rire discret, elle s’échappa, essaya d’atteindre l’un des bars. Les quatre petits cochons assiégeaient le buffet et se goinfraient de beignets, faisant couler le trop-plein de sucre sur leur costume. L’un avait un violon d’enfant, un crincrin dont il arrachait des miaulements insupportables, un autre une flûte. Puis un accordéon et un tambour. Pauline Bosson, en les équipant de la sorte, aurait voulu saboter la soirée qu’elle n’aurait pas mieux choisi.

— Une coupe de champagne, ma jolie Iroquoise ?

Quasimodo, avec sa bosse, lui prenait le bras. Elle se laissa entraîner. Sur la piste de danse, on se trémoussait dans un désordre total. Après minuit, ce seraient les slows, quelques tangos et, de temps en temps, pour relancer la gaieté, les classiques du genre, depuis la danse du balai à la farandole.

— Vous pourriez être Esmeralda, lui dit Quasimodo. Je suis certain que les Gitans ont la même origine que les Indiens. Quelle est votre opinion ?

Elle haussa gentiment les épaules.

— Vous avez envie de gagner ces douze bouteilles ?

Pour toute réponse, elle leva sa coupe et la but en soulevant légèrement son masque. Il se pencha pour découvrir sa bouche, mais elle se détourna.

— Voulez-vous visiter Notre-Dame avec moi ? Ou bien la cour des Miracles ?

Pliant son bras, elle le salua à la façon indienne, se perdit dans la foule. Un domino lui souffla une langue de belle-mère au visage et elle en éprouva un certain dégoût. Une nouvelle fois, elle se retrouva devant l’ogre qui essaya de la serrer sur son sein. Habilement, elle glissa sous son bras, se mit à danser un rock face à un Frankenstein parfaitement réussi. Brusquement, son crâne déformé s’ouvrit et un cerveau en carton pâte apparut. Frankenstein tenta de le refermer sans y parvenir. C’était un gag qui amusait leurs voisins mais elle préféra se contorsionner en face d’un Hindou ténébreux à souhait qui ne lui adressa pas un mot.

De petits lutins, des nains, des anges embarrassés de leurs ailes se jetaient dans les jambes des danseurs, mais aucun de ces enfants ne semait autant de désordre que les quatre petits cochons.

— On aurait dû les déguiser en petits loups ! cria quelqu’un.

Essoufflée, Marjorie s’écarta un moment, prit une gaufre qu’elle trouva trop sucrée. Van Gogh approchait avec un gros pansement sur l’oreille gauche. Arturo Marino redoutait à ce point qu’on ne prenne pas son talent au sérieux qu’il ne pouvait se résoudre à endosser une autre personnalité.

— Si mes souvenirs sont bons, dit Marjorie, c’était la droite.

Un regard triste la fixa à travers le loup noir.

— Excusez-moi, que voulez-vous dire ?

— L’oreille coupée, c’était la droite, non ?

— L’autoportrait le prouverait, mais si Van Gogh s’est peint en se regardant dans un miroir ce qui inversait son image ? Mais je vous félicite. Peu de personnes me signaleront ce détail ce soir et vous êtes la première.

— Cher Arturo, nous voilà à égalité pour le jeu. Je vous ai identifié et en même temps je me suis trahie si je comprends bien ?

— Comptez sur ma discrétion.

— Avez-vous vu Vicky ? J’ai bien aperçu des voiles transparents, mais je suis certaine qu’au dernier moment elle a dû changer d’idée.

— Je ne suis pas dans le secret… Vous avez vu cette monstrueuse grenouille ? On dirait plutôt un crapaud.

Un remous les sépara et un étrange personnage lui prit le bras. Il paraissait directement issu de la Mayflower ou encore des sorcières de Salem avec son chapeau noir à large bord, son habit sévère, sa culotte s’arrêtant aux genoux et les mollets pris dans des guêtres de cuir. L’inconnu l’impressionna. Il l’entraîna parmi les danseurs, essayant de l’enlacer et d’adapter le rythme assez rapide à ses intentions de corps à corps.

— La danse n’est-elle pas une invention du Diable, chuchota-t-elle, que votre religion réprouve ? Et, que je sache, les premiers colons d’Amérique se méfiaient des impudiques squaws.

— Enfin nous sommes seuls, répondit l’homme. Il y a des jours que j’attends cette occasion.

— Michel ? s’étonna-t-elle.

Ses bottes à talons le grandissaient.

— Comment m’avez-vous reconnue ? fit-elle agacée.

— Je vous ai vue avec Van Gogh… Marjorie, pourquoi m’avoir fait attendre si longtemps ?

— Allons, Michel, ne profitez pas de l’équivoque de cette soirée… Dans une heure trente nous ôterons nos masques, nous redeviendrons nous-mêmes… Je ne veux pas vous écouter.

— Vous me rejetez, n’est-ce pas ? Vous me renvoyez à mon idiote de femme…

— Désolée, Michel, mais vous vous trompez sur moi…

— Je veux vous aider.

— Mais je n’ai pas besoin d’aide…

En même temps qu’elle, il dut se rendre compte de son manque de conviction.

— Je sais que vous avez besoin d’être soutenue…

— Je ne comprends pas.

Puis, soudain, elle crut que tout s’éclairait. Michel lui aurait-il joué une sinistre farce pour la bouleverser et l’affaiblir, pensant qu’elle se jetterait dans les bras de son sauveur ? Téléphonait-il de n’importe où pour se faire passer pour Jean Hondry ? Ainsi s’expliquaient bien des détails obscurs, le carton de provisions abandonné chez les Rafaël.

— Ne me serrez pas ainsi, dit-elle à voix basse.

— Vous devez m’écouter… Je sais beaucoup de choses… Votre tranquillité se trouve menacée… Et peut-être que je détiens la clé…

— Lâchez-moi ! fit-elle avec une violence qu’elle avait sous-estimée et qui la rendit confuse lorsqu’elle vit que se tournaient vers eux des masques de carton aussi hideux que celui d’un tigre, d’un Martien qui donnait la main à la Chouette d’Eugène Sue.

Venaient des caricatures d’hommes politiques, de vedettes. Poniatowski, Fernandel, Louis de Funès.

— Nous faisons du scandale, dit-elle en le forçant à la lâcher.

Tout de suite, elle regrettait son éclat, fendait la foule, presque désespérée. Pour se faire une fois de plus entourer par ces sales petits cochons.

Qui craint le Grand méchant loup…

Sifflets stridents de la flûte, piaillements asthmatiques de l’accordéon et raclements du violon sur fond de tambour casserole. Elle les regardait tourner à toute vitesse. Ils accompagnaient chacun de ses pas, sans cesser de faire la ronde. Plus loin, elle vit l’ogre qui semblait rire de sa bouche sanglante. Elle lui fit signe, certaine qu’il s’agissait de Pauline. Furieux peut-être d’être percé à jour, l’ogre tourna les talons. Les petits cochons s’éparpillèrent en même temps comme sur un ordre secret. Elle alla boire une autre coupe. Un émir aux yeux bleus vint la regarder de près.

— Marianne ?

Elle secoua la tête. Le jeu commençait-il plus tôt que d’ordinaire ? Mais que faisait donc Alexis ? Elle put s’approcher d’une chaise, s’y laissa choir avec plaisir.

Au bout d’un moment, elle sentit un regard sur elle et se raidit. Un bagnard la fixait intensément. Il portait un costume rayé, une sorte de pyjama, un masque en carton à l’expression cruelle. Une chaîne en plastique partait de sa cheville droite et montait vers le boulet qu’il tenait dans le creux de son bras, comme un animal.

Les gens le regardaient, s’attroupaient mais, chose étrange, ne faisaient pas le cercle autour de lui, laissant un créneau comme s’ils avaient soupçonné une quelconque entente entre l’Indienne et le forçat.

L’homme prit sa boule, appuya au milieu et, sous l’effet d’un ressort, comme pour le crâne de Frankenstein, elle s’ouvrit et une sorte de pantin, portant le costume de gendarme du Guignol lyonnais, en jaillit et se balança avec sa matraque tenue entre ses deux bras atrophiés. On applaudit et le bagnard referma sa boule, s’inclina et disparut dans la foule. Marjorie se leva pour le suivre du regard mais n’y parvint pas. Elle avait beau se raisonner, s’affirmer que c’était impossible, que l’homme de l’immeuble ne pouvait s’être procuré un tel déguisement, une grande certitude la rongeait de terreur. Sous ce costume caricatural de bagnard, Hondry assistait à cette soirée et la défiait. Mais comment s’était-il procuré un billet d’entrée ? On les payait dix mille francs anciens chez les commerçants. Aurait-il pris un tel risque pour venir simplement la narguer en plein public ?

Soudain, elle se précipita à travers les danseurs. Ramsès ou Tout Ankh Amon venait de lui apparaître à l’autre bout des salons. Superbe avec son masque doré, sa coiffe allongée, son allure noble. Elle dut renoncer à traverser en ligne droite, se demanda si la musique ne cesserait pas durant quelques minutes. Tout le monde se convulsait de plus en plus. Il lui arrivait de surprendre des mains audacieuses. Une marquise, qui était peut-être un homme, tapotait les fesses d’un négrillon qui pouvait être femme ou homme. On se laissait aller à une certaine licence que Marjorie avait toujours redoutée.

— Doucement, ma belle, lui dit un toréador en la retenant par la natte. Un baiser… C’est le péage.

— J’ai vu Carmen dans ce coin, lança-t-elle.

Il consentit à la lâcher et appela Carmen dans le brouhaha. Pendant ce temps, le pharaon avait disparu et elle en trépignait d’impatience, coincée par des danseurs qui se tenaient par les épaules et tentaient de former un immense escargot.

— Prenez la suite, prenez la suite.

Elle vit là un moyen de parvenir à ses fins, mit ses mains sur les épaules d’un pope grec qui se retourna et lui offrit un visage dévoré par une énorme barbe postiche. Il cligna d’un œil salace. Mais elle constata qu’elle avançait plus vite.

Deux mains se plaquèrent à ses hanches, presqu’à ses fesses. Elle essaya de se dérober mais elles insistaient. Tournant la tête, elle eut un choc au cœur en reconnaissant le bagnard. Il avait accroché son boulet à une attache de son épaule et la fixait à travers son masque d’assassin.

La tête de l’escargot s’arrêta et avec de grands rires chacun vint buter contre le dos de son prédécesseur. Marjorie rougit en sentant le ventre du bagnard épouser sa chute de reins, se dégagea avec une rage qui souleva les protestations du pope orthodoxe.

Plaquée contre le mur, elle refusa de regarder le bagnard jusqu’à ce que l’escargot se soit éloigné. Elle se sentait humiliée, coupable, comme à douze ans lorsque dans le métro un homme lui avait pris la main pour la plaquer contre sa braguette. Un éclair doré la sortit de cet état pénible, lui rendit sa joie de vivre. Le pharaon ne se trouvait qu’à une dizaine de mètres et se penchait vers une séduisante Tahitienne. Tout en glissant entre les gens, bousculée, comprimée, elle se demandait comment cette femme avait pu obtenir cette teinte ocre pour ses épaules, sa taille nue. Un soutien-gorge réduit maîtrisait le débordement de deux seins exubérants, une jupe en raphia découvrait ses cuisses, le bikini d’un noir provocant qu’elle portait dessous. Comme masque, deux fleurs exotiques protégeaient ses yeux et de longues feuilles vertes le bas du visage.

Le pharaon tourna la tête. Elle agita légèrement la main. Comme s’il ne l’avait pas reconnue, il lui montra son dos et s’éloigna. Pourtant, Alexis savait qu’elle se déguiserait en Indienne. Pourquoi ne pas l’attendre ? À cause de ce jeu et des douze bouteilles de champagne ?

D’un coup, la musique cessa de hurler et comme si chacun se retrouvait nu, il n’y eut plus un murmure, ce qui permit à l’animateur d’annoncer le jeu. Cette année, les quatre derniers finalistes emporteraient une caisse de douze bouteilles de champagne, de nombreux cadeaux offerts par les commerçants. Mais le super-gagnant, ou gagnante, aurait droit à huit jours aux Baléares offerts par l’association des commerçants.

— Je préfère le champagne, dit quelqu’un.

Le meneur de jeu commença d’expliquer la façon de procéder tandis que le brouhaha enflait de nouveau. Marjorie avait cru voir son mari pénétrer dans une petite pièce servant de vestiaire pour les membres du club. C’était bien le pharaon. Dans une enfilade de portes ouvertes, elle l’apercevait qui se dirigeait vers les bureaux du club.

Elle se mit à courir, arriva tout au bout du bâtiment sans le rencontrer. Revenant sur ses pas, elle aperçut de la lumière sous une porte, poussa celle-ci. Une manche rayée se détendit avec, à son extrémité, une main gantée qui la saisit par le cou. Du pied, le bagnard repoussa la porte et l’empoigna à bras le corps. Marjorie ne songea pas une seule fois à crier mais se débattit avec sauvagerie. Ses bras étaient emprisonnés mais elle ruait, essayait de frapper l’homme entre les jambes avec ses genoux. Le bagnard, profitant de cette tentative, glissa ses cuisses entre les siennes, la renversa en arrière. Elle crut tomber sur le sol, mais se retrouva à moitié allongée sur un bureau.

— Vous n’y parviendrez pas, dit-elle. Jamais !

Sa jupe de suédine, trop frangée, remontait très haut et contre son bas-ventre pesait la rude intention de l’homme. Jamais elle n’avait cru possible d’être ainsi violée par un seul individu. Une main la prit à la gorge et commença de serrer. De son bras gauche libéré, elle essaya de griffer le cou qui apparaissait sur quelques centimètres. Puis elle songea à arracher le masque. L’autre main gantée lui saisissait son slip, le déchirait sur le côté droit. Comprenant son intention, l’homme écarta sa main du cou.

Elle planta ses ongles dans le tissu de la camisole, fut surprise de le trouver aussi épais. Mais elle dut enfoncer profondément dans les muscles du bras, les lacérer.

À cet instant, l’homme libéra sa gorge, arracha son masque.

— Non, pas toi…

Alexis souriait. Elle perçut une très forte odeur de whisky. Ce qui pouvait expliquer… Non, pas expliquer. Rien ne justifiait, ni ne lui ferait admettre cette sale comédie.

— Je ne veux pas ! hurla-t-elle.

— Jusqu’ici, tu te taisais, constata-t-il en poussant son avantage, et maintenant que tu sais que c’est moi tu te mets à crier ? Voilà qui est étrange, non ?

— Laisse-moi… Je ne veux pas…

— Je te croyais plus sensible à ce genre d’humour, dit-il en se penchant vers elle. Avoue que c’est vraiment extraordinaire, pourquoi ne pas profiter de la situation ?

Pour rien au monde elle n’aurait arraché son propre masque, aurait pensé mourir de honte.

— Tu n’apprécies pas ? Alors que depuis que je suis dans cette soirée je ne cherche qu’à te prouver combien je te désire encore…

— Tu désires l’Indienne que je représente…

— Et toi, tu étais sur le point de succomber aux charmes du bagnard évadé… Ne sommes-nous pas à égalité ?

Du fond de sa détresse, elle imagina la seule chose qui pouvait lui faire abandonner son ignoble intention.

— Nous sommes ridicules, murmura-t-elle.

Il fronça les sourcils, continua de presser son désir contre son bas-ventre.

— Si quelqu’un entre… Pourquoi ne pas attendre ? Chez nous ?

— Non, maintenant, ici…

— Tu seras seul, très seul, dit-elle, car je ne pourrai pas participer.

— Crois-tu ? demanda-t-il ironiquement. Je ne te croyais pas aussi chichiteuse.

— Retournons là-bas, proposa-t-elle en s’efforçant de montrer le plus grand calme.

Lui cacher aussi longtemps la blessure profonde qu’il venait de lui faire.

— Comme tu voudras, mais c’est dommage… Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi fantastique. N’était-ce pas surréaliste que cet amour entre un bagnard et une Indienne commençant par une tentative de viol et pouvant se terminer par la grande extase, la plus grande que nous ayons connue ?

Il reculait et elle se redressa. Lorsque ses pieds touchèrent le sol, ses jambes se mirent à trembler et elle soutint son corps à la table des deux mains ne voulant pas trahir cette faiblesse.

— Comme tu voudras, dit-il.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans les salons, on les acclama. Ils étaient les seuls à porter encore un masque. Les affreux petits cochons prétendirent qu’ils avaient triché en quittant la salle.

Mais personne ne voulut écouter ces sales gosses. On les souleva pour les hisser sur une sorte de podium improvisé avec une table et une chaise servant de marche.

— Maintenant, vous pouvez ôter les masques, hurla le meneur de jeu. Non, attendez. L’Indienne arrachera celui de cet horrible forçat et ce dernier ôtera délicatement le loup de notre merveilleuse squaw.

Au premier rang, les yeux brillants d’une fausse joie où Marjorie, malgré son trouble, croyait voir des lueurs jaunes d’envie, l’ogre se révélait être Pauline Bosson, comme elle l’avait deviné. Dépitée aussi, Vicky la Tahitienne. Elle avait dû s’enduire de fond de teint. Mais Quasimodo son mari demeurait invisible.

— Petit printemps aux doigts de rose et au pied léger veut-elle bien découvrir l’horrible visage du bagnard ?

Marjorie se rendit compte que c’était à elle que s’adressaient les haut-parleurs. Elle tendit la main, suspendit son geste. Tenant son masque de pharaon sous le bras, Marco, le garçon du port, lui souriait en bas du podium.

— Je l’ai payé pour tenir ce rôle, murmura Alexis.

Dans la façon qu’elle eut d’arracher le masque d’assassin, le public ne vit qu’un geste de comédie dicté par le meneur de jeu alors qu’elle aurait souhaité lacérer le visage de son mari de ses ongles.

Lorsqu’on découvrit qu’il s’agissait du docteur Brun et de madame, ce fut du délire.

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