CHAPITRE XIV

À la nuit, il ne restait qu’un fourgon de la gendarmerie, une 504 Peugeot, discrètement garé à l’écart. Feraud ne croyait pas que Hondry reviendrait dans l’immeuble mais préférait prendre ses précautions. Les lumières du port s’allumaient dans un halo violet. Très loin dans la mer brillaient les feux d’un pétrolier au large de Sète, certainement occupé à se vider de son chargement grâce au sea-line.

Elle n’avait pu trouver le courage de sortir, d’aller jusqu’à L’Escale. Les retombées du bal masqué se trouvaient confisquées par la mort violente de Sonia Breknov. Un crime dans la célèbre station balnéaire. Vicky ne le lui pardonnerait jamais. On ne pouvait s’asseoir à un guéridon et parler de la fête nocturne sans en venir obligatoirement à la découverte du cadavre de la vieille actrice.

Mais Marjorie se sentait incapable de se retrouver en face de Michel Lombard. Elle le revoyait dans son habit sévère de puritain américain du XVIIe siècle. Longtemps, elle avait cherché une autre référence, avait fini par trouver. Tartuffe ! Et Mme Breknov déguisée en Molière. Un seul tout terrible, effrayant. Michel avec sa dépression nerveuse, son besoin de se confier, d’être compris, sinon aimé. Feraud irait-il l’interroger ? Le convoquerait-il au S.R.P.J. ?

Dès que le soleil avait décru, elle avait allumé toutes les lampes de la maison. Pas un seul coin d’ombre. Comme elle aurait souhaité qu’il en fût ainsi pour les êtres humains qui faisaient partie de sa vie. Alexis, bien sûr, et cette ignoble entreprise de la veille. Comment ferait-elle pour oublier ? Effacer sa propre culpabilité. Michel, Vicky, Pauline en ogre de Petit Poucet, trahissant peut-être sa haine gloutonne pour ses petits monstres déguisés en petits cochons appétissants et piaillants. Et le pauvre Van Gogh, pitoyable avec son pansement et ses doutes profonds sur la peinture d’Arturo Marino.

Enfouie dans un fauteuil, un châle sur ses genoux, elle revoyait Sonia Breknov avec sa moustache dessinée sous son nez ; emportée vers la morgue dans son costume de Molière. Lui avait-on nettoyé le visage ? Qui préviendrait-on de son décès ? Existait-il quelque part un homme, une femme reliés à la morte par le même sang ? Elle ne le pensait pas.

Sans cette trace de main que le talc et la transpiration avaient imprimée comme une flétrissure sur l’épaule de la vieille dame, Hondry aurait encore son auréole d’innocent plus ou moins persécuté par le trop sévère psychiatre.

Comment en était-il arrivé là, Alexis ? Depuis combien de temps ne riait-il plus ? Pourquoi avait-il posé sur lui le masque inexpressif de la respectabilité ? Lorsqu’il étouffait trop, il libérait des sortes de serpents monstrueux. Celui de l’auberge d’Aigues-Mortes, venimeux, gluant, sans pitié, celui du bal masqué qui tentait de l’étouffer dans les replis de son obsession sexuelle. Les aurait-on surpris sur le fait qu’on se serait moqué mais qu’on aurait aussi admis qu’un mari prenne le droit de violer sa femme, de tester sa fidélité sous un travesti. On n’aurait pas compris sa rébellion, son écœurement.

Et puis, parce qu’en elle le besoin d’excuser revendiquait constamment, elle crut percevoir un déclic. Du moins, en ce qui concernait Michel Lombard, Hondry et son mari. On pouvait admettre, difficilement mais admettre tout de même, que le professeur s’était confié à Alexis, son mari psychiatre. Confié ? Quoi ? À ce stade de son explication, elle répugnait à envisager le pire. Michel Lombard entraînant sa jeune étudiante dans sa voiture, se montrant pressant, maladroit évidemment comme il l’avait été avec elle-même, insistant, s’énervant, ne pouvant supporter l’idée d’un échec. Cet échec concrétisé par l’inconduite de Vicky. Avait-il violé, tué, abandonné le corps ? Plus tard, il avait choisi Alexis comme confesseur et ce dernier, pour sauver son ami, n’avait pas hésité à charger Hondry de tous les péchés…

— Ce serait beau, généreux, fit-elle avec un rire sans joie.

Mais Sonia Breknov avait été tuée. Témoin indésirable ? Oui, mais tuée par Hondry, elle ne pouvait l’oublier. Et par ce meurtre, il avouait le premier.

— Je déraisonne complètement. La dépression de Michel est tout à fait fortuite… Je me refuse même la satisfaction vaniteuse de le croire amoureux fou de moi.

Un échec continu pour le pauvre Michel. Comme avec la pauvre Monique Rieux. Voilà qu’elle mélangeait tout une nouvelle fois alors qu’il fallait bien distinguer chaque fait en soi sans chercher un amalgame artificiel.

Et elle, hein ? La sympathique Marjorie. Celle qui portait des pâtes de coing à la vieille Sonia Breknov, celle qui aidait matériellement et moralement la grosse Pauline Bosson. Celle qui tissait habilement son personnage d’Antigone incapable de supporter une seule souffrance extérieure. La jolie et agréable Marjorie qui ne faisait rien pour décourager efficacement Michel Lombard, qui trouvait Vicky odieuse parce que peut-être elle l’enviait. Qui aurait noyé sans remords les quatre petits Bosson avec leur mère en prime, qui faisait semblant de trouver du talent aux œuvres de Marino et n’aurait jamais accroché une de ses toiles dans son living. Marjorie qui se croyait fidèle épouse et qui était physiologiquement prête à faciliter ce viol insensé mais si troublant… Parce qu’elle avait cru que Hondry était ce bagnard de Mi-Carême et que Hondry avait déjà violé et tué. Sale petite bourgeoise qui, dans le fond, s’ennuyait à mourir dans cette ville de mausolées habitables et qui n’avait jamais osé se l’avouer. Intellectuelle à la manque, qui pensait dominer le clan de ses faux amis, et qui, la veille, après cette scène ignoble, avait quand même apprécié le podium terminal et les applaudissements.

Suspecte. Tous suspects. Jusqu’à la nausée. Même la vieille Breknov avec sa haine pour la vie. Elle qui s’était prostituée pour jouer les utilités, elle qui s’était droguée, mais parce que les artistes ont en quelque sorte le droit de le faire, elle qui avait menti, triché, dénoncé ses partenaires. Suspecte. Suspecte.

— Suspecte, cria-t-elle face à l’écran de la porte-fenêtre.

« Monique Rieux ? Suspecte par sa perfection. Suspect aussi, vous, commissaire Feraud. Suspect de détenir des secrets et de vouloir transformer les autres en indicateurs. »

— Heureux en ménage, les Lombard ? minauda-t-elle.

Il attendait d’elle des confidences croustillantes peut-être. Elle se foutait bien des Lombard. En ce moment, elle les exécrait tous. Mais ne pouvait le dire qu’à elle-même, sous peine de voir, comme de la bouche d’Alexis, sortir d’ignobles reptiles.

« Phantasmes », aurait expliqué Alexis.

Parfois, il devait attendre, espérer qu’elle se livrerait entièrement. Et, au dernier moment, elle retenait la masse grouillante.

— Blocage mental.

Oui, toujours, toujours. Mais, désormais, elle ne pourrait plus supporter son personnage de fille sensible et pleine d’humanité. Elle tuerait cette Marjorie-là, cette Marjo, comme disaient Vicky et Pauline. Il leur faudrait bien quitter ce mausolée qui retournait lentement à sa véritable vocation. Le sable, d’abord, et puis le cadavre de Sonia Breknov. Et dans chacune des pyramides viendrait le jour des morts également. Que croyaient-ils donc, les gens de l’hiver, les privilégiés du soleil et de la mer ? Que la dolce vita persisterait à l’abri du réel ? Suspect aussi le simple fait de vouloir vivre une existence normale dans un pareil endroit. Les éternelles vacances. L’infantilisme prolongé et la lente agonie dorée. Autant vivre à Disney World, alors. Comment ne s’était-elle pas rendu compte plus tôt qu’elle ne pourrait supporter à la fin ces magasins, ces restaurants qui s’appelaient À la bonne soupe… Au gros Miam Miam… La Farfouille, Le Cucunu… ? Comment continuer à croiser ces gens qui prolongeaient l’été du 30 septembre au mois de juin en arborant des tenues légères dans lesquelles ils grelottaient, qui s’imaginaient que la mer hivernale avait la bonasserie de l’autre et qu’il fallait aller chercher au large à bord de leurs bateaux désemparés par gros temps ?

Lorsque son mari rentra, elle lui offrit un visage lisse sur lequel il chercha vainement un reflet de la journée.

— Je suis désolé, tu sais, mais je ne pouvais m’absenter de l’hôpital. Ça s’est bien passé, avec le commissaire ?

Avant de répondre, elle lui prépara un scotch. Il lui prit la main, lui baisa le bout des doigts.

— Mais tu es glacée, dit-il.

— J’avais oublié de rebrancher le chauffage après cette merveilleuse journée.

— J’ai essayé d’appeler Feraud, mais je n’ai pu l’obtenir… Ils ont fouillé l’immeuble ?

— Jusqu’à 14 heures.

— Feraud t’a interrogée ?

— Jusqu’à midi environ.

— Et… tu as parlé de ces coups de fil que tu as reçus ?

Marjorie secoua la tête.

— Je n’en ai pas eu le courage.

— Tu étais libre de ta décision, mais je pense que tu as bien fait. Ainsi, tu n’étais qu’un simple témoin amie de la vieille Mme Breknov…

— N’es-tu pas curieux de connaître le résultat de cette fouille de l’immeuble ?

Surpris, il se redressa alors qu’il allait s’asseoir dans son fauteuil familier.

— Ont-ils trouvé quelque chose ?

— Une médaille de baptême avec une chaîne… Portant les initiales de Hondry avec sa date de naissance. Elle se trouvait incrustée sous une savonnette. Il avait dû la déposer sur le rebord du lavabo puis a plaqué la savonnette dessus. Plus tard, s’il l’a cherchée, il a dû soulever la savonnette sans la voir.

— Et dans quel appartement a eu lieu cette découverte ?

— L’appartement 310.

Alexis soupira de soulagement.

— Quelle chance nous avons ! Imagine qu’il s’agisse d’un appartement dont nous avons la clé en garde.

— Oui, dit-elle, ç’aurait été ennuyeux.

Pourquoi paraissait-il si heureux ? Est-ce que par hasard ?… Elle se souvenait de sa réaction à propos du carton de provisions découvert par les Rafaël dans leur appartement. La soupçonnait-il d’avoir elle-même fourni les clés ?

— Des initiales, une date de naissance, dit-il. Bien sûr, c’est une preuve, mais, dans le fond, n’importe qui pouvait la fabriquer, non ?

— La fabriquer ? demanda-t-elle, s’efforçant de rester calme comme elle se l’était promis.

— Les journaux ont dû donner la date de naissance de Hondry. Rien de plus facile que d’aller dans une grande ville assez éloignée pour faire graver une médaille.

Peut-être ne croyait-il pas à la présence de Hondry dans l’immeuble ? Peut-être commençait-il de douter d’elle également ? Elle aurait pu inventer cette histoire dans un but mystérieux, assassiner Mme Breknov pour des motifs personnels ? Elle n’aimait pas l’expression de ses yeux qui la suivaient tandis qu’elle se rendait à la cuisine. Avec des gestes nerveux, elle prépara un plateau.

Assise non loin d’Alexis et le regardant manger, elle réalisait que sa première erreur avait été de ne faire ses confidences qu’après la mort de Sonia Breknov et de passer sous silence sa brouille avec les Rafaël. Le couple avait pu très bien rencontrer Alexis le dimanche, lui téléphoner quand elle était sortie, dans l’intention de s’excuser mais en racontant l’incident du carton de provisions. Pourquoi aurait-il fait cette réflexion sur les clés, sinon ?

— Si nous les rendions toutes, dit-elle brusquement.

Son mari continua de peler son orange avec application. Il ôtait avec toujours infiniment de patience la peau blanche.

— Rendre quoi ?

— Les clés. Il n’y a qu’à les remettre au gardien.

— Ce serait désinvolte pour les amis qui nous les ont confiées.

— Étant donné la situation, ce serait préférable. Peut-être apprécieront-ils, au contraire, ce geste.

— Nous devons y réfléchir.

Au moment d’aller se coucher, il lui tendit un petit flacon de pilules.

— Je te trouve nerveuse, dit-il. Je sais que tu n’aimes guère te droguer, mais ceci te ferait le plus grand bien. Remarque, je ne t’y oblige nullement. Tu décideras seule.

Il ajouta avec un sourire :

— Ne dépasse évidemment pas la dose.

Загрузка...