CHAPITRE X

Lorsqu’elle décida de sortir, vers 16 heures, non qu’elle en éprouvait grande envie mais par souci de défier le sort, elle se prépara avec lenteur. Et ce qu’elle attendait de tous ses nerfs se produisit. Le téléphone sonna.

— Est-ce que le docteur Brun est chez lui ? demanda une voix grave qu’elle ne reconnaissait pas.

C’était très rare qu’on appelle Alexis à son appartement. Elle précisa que son mari devait se trouver à l’hôpital, sans en être absolument certaine, car elle ignorait tout de son emploi du temps.

— Je n’ai pu le toucher là-bas, à son service, dit l’homme. Je suis le commissaire Feraud du S.R.P.J. de Montpellier. Si jamais je n’arrive pas à le joindre avant son retour, pouvez-vous lui demander de m’appeler ?

— Il lui arrive de rentrer tard.

— Aucune importance. Je suis dans l’annuaire.

— S’agit-il de l’affaire Hondry ?

À peine venait-elle de poser cette question qu’elle regrettait atrocement cette curiosité. À l’autre bout du fil, le commissaire Feraud marqua d’ailleurs un temps de silence.

— Votre mari vous en a-t-il parlé ?

— Non…, bredouilla-t-elle. Absolument pas… Il n’a pas à me faire des confidences sur des cas couverts par le secret professionnel… Mais comme ce… Hondry s’est évadé et que mon mari a fait une expertise médicale… Les journaux ont également précisé que vous étiez chargé de cette affaire et je viens de faire une analogie peut-être hâtive.

— Pas du tout, madame Brun… Je vois que vous vous tenez au courant de l’actualité criminelle…

— Uniquement parce que mon mari s’y trouve mêlé professionnellement.

— Cela vous inquiéterait-il, madame Brun ?

Qu’avait-il soupçonné dans le ton de sa voix qui lui permette de se montrer aussi direct ? Elle se raidit, essaya de contrôler son émotion.

— N’est-ce pas normal ?

— Pensez-vous que votre mari ait quelque chose à redouter de Hondry ?

— Que pourrait lui reprocher ce dernier ? Mon mari n’a fait que son travail d’expert psychiatre. Je n’ai jamais pensé qu’il puisse s’attirer la moindre animosité.

— Si vous avez suivi toute l’affaire, madame Brun, pensez-vous que la victime, Monique Rieux, a commis une imprudence en faisant de l’auto-stop ?

— Je ne me permettrais pas de juger…

— Oh ! ne vous formalisez pas. Je pose souvent cette question à mon entourage. Si l’une de vos filles usait occasionnellement de ce mode de transport, quelle serait votre réaction ?

— Nous n’avons pas d’enfants, monsieur le commissaire.

— J’oubliais. Veuillez m’excuser. Je voulais annoncer à votre mari que Jouillet vient d’être arrêté dans un petit hôtel de Marseille où il se cachait. Seul Hondry court encore, mais pas pour longtemps, je l’espère. Les journaux annonceront demain cette arrestation, mais d’ici là je vous demande, madame, de ne pas en parler. Sauf à votre mari, car je sais que cette information l’intéressera. Je vous prie de m’excuser. Mes hommages, madame.

Lorsqu’elle se rendit compte que le policier n’avait pas raccroché et qu’elle-même tardait à le faire, elle posa avec douceur le combiné sur son support. Pourquoi ne l’avait-elle pas fait tout de suite ? Et le commissaire, qu’espérait-il ?

Elle faillit oublier qu’elle se préparait à sortir lorsqu’il avait appelé, réalisa qu’elle n’en avait jamais eu la moindre envie. Pourquoi cet appel au domicile qui laissait entendre que la police cherchait à joindre Alexis le plus rapidement possible ? Et dans quelle intention sinon celle de le mettre en garde contre Hondry ? Pourquoi avait-elle laissé passer l’occasion de lui faire part de ses propres inquiétudes ? Quelle compréhension attendre de ce policier inconnu même si sa voix était celle d’un homme tranquille ?

Non, jamais, elle ne pourrait avoir le courage d’avouer son début de complicité avec Hondry qui se cachait dans l’immensité de l’immeuble-pyramide, dans ce mausolée pour vivants. Faire le détail des paroles échangées, des provisions fournies. Comment expliquer qu’elle eût choisi d’attendre une occasion pour libérer sa conscience ? Qui aurait pu l’admettre avec indulgence ? Ses amis de L’Escale ? Pauline Bosson qui estimait qu’on ne faisait jamais en vain appel à son bon cœur ? Michel Lombard qui faisait mine d’être nerveusement déprimé parce qu’elle ne répondait pas à ses soupirs amoureux ? Arturo Marino qui voulait projeter sur une toile les sentiments nobles qu’il croyait découvrir en expressions fugitives sur son visage ? Personne ne pouvait expliquer son attitude dès le premier coup de fil anonyme, pas même elle.

Hondry appela alors que la nuit était déjà en place depuis une heure et que les lumières du port se reflétaient dans l’eau huileuse.

— Me revoilà, dit-il. Avouez que j’ai été fair-play en n’appelant pas durant quarante-huit heures.

— Comment avez-vous vécu ? murmura-t-elle en songeant au carton laissé chez les Rafaël.

— Je suis parti en voyage… Un petit voyage en pleine lumière… Un voyage dans la réalité…

— Pourquoi avez-vous abandonné ce carton de provisions chez des gens qui sont venus passer le week-end et l’ont découvert ?

— Ils ont failli me surprendre. Mais j’ai eu une intuition qui m’a permis de filer à temps. Malheureusement, j’ai dû abandonner le carton et, me méfiant des réactions, j’ai préféré quitter l’immeuble.

Il mentait. Elle était certaine qu’il mentait. L’obliger à le ravitailler, c’était la rendre complice alors qu’il n’avait certainement pas besoin de la nourriture qu’elle lui faisait parvenir. Il avait dû découvrir des réserves dans les divers appartements qu’il pouvait visiter. Elle ignorait comment il s’y introduisait.

— Mais, pour ce soir, je compte sur vous… Faites-moi parvenir un steak. Je me charge de le faire cuire.

— Et si l’odeur se répand dans les couloirs ? demanda-t-elle ironique.

— Comment ! Un immeuble aussi luxueux ne peut absolument pas sentir la friture ni le graillon, voyons. Les hottes aspirantes semblent très bien fonctionner.

Elle en doutait. Certains soirs d’été, l’odeur de poisson grillé envahissait les parties communes.

— Voulez-vous aussi des cigarettes ?

— J’ai tout ce qu’il me faut… Une bouteille de vin, du bourgogne de préférence. Mais, à la rigueur, un beaujolais de l’année…

Marjorie respira à fond et posa la question qui la hantait :

— Que nous voulez-vous, monsieur Hondry ?

Elle crut qu’il n’avait pas entendu ou qu’il avait raccroché.

— M’entendez-vous ?

— Qui vous dit que je suis Hondry ?

— Qui seriez-vous donc ?

— Peut-être un malade soigné par votre mari… Un malade qui lui reprocherait certaines méthodes… Je ne suis pas forcément un homme accusé de crime.

— Vous avez violé et tué une jeune fille qui n’était pas suspecte de chercher l’aventure.

— Qu’en savez-vous ? hurla-t-il. Que pouvez-vous dire d’une fille que vous ne connaissez pas ?

— Vous venez d’avouer, murmura-t-elle, la gorge contractée.

— Laissez-moi achever ! Que savez-vous également de votre mari ? De cet homme qui rentre le soir dans votre foyer avec le visage serein du bon docteur et du bon mari ? Un homme sur lequel vous vous appuyez sans réserve, un homme que vous jugez solide, sain d’esprit et de corps, et dont vous ne doutez jamais.

Dont elle n’avait jamais douté jusqu’à ce fameux repas à Aigues-Mortes. Mais depuis cette surprenante soirée, elle n’avait plus découvert la moindre raison de s’inquiéter.

— Un homme qui pendant dix heures vous est complètement inconnu. Il peut alors se révéler tout autre, torturer mentalement et physiquement les gens qui lui sont confiés.

— Croyez-vous qu’il pourrait donner le change depuis si longtemps ? répliqua-t-elle fiévreuse.

— Oh ! il est habile, subtil… Avez-vous entendu parler des électrochocs, par exemple ?

— Mon mari répugne à pratiquer cette méthode…

— Vous manquez d’informations, madame Brun… Il est des cas où il estime que l’électrochoc est nécessaire, comme d’autres traitements que je ne vous décrirai pas… Et les psychodrames, madame Brun ? Ceux qui transforment les malades en pauvres pantins en proie à leurs démons ?

— Si vous le haïssez, qu’attendez-vous ?

Nouveau silence. Non, pas exactement ; à l’autre bout du fil, elle entendait un bruit régulier. L’homme claquait légèrement des doigts, comme s’il marquait le tempo d’un air de danse. Mais ce n’était pas exactement ça. À bien écouter, on aurait pu également dire qu’il tapotait régulièrement sur une table avec une brosse à habits.

— J’attends, madame Brun, j’attends tout simplement. Au fait, n’oubliez pas le pain, tout à l’heure. Vous utiliserez l’ascenseur à 20 heures, juste pour déposer mon repas. C’est tout ce que je vous demande.

— Si vous n’étiez qu’un malade maltraité, vous n’auriez pas la patience de peaufiner votre vengeance. Vous êtes Hondry. Vous avez déjà tué et peut-être voulez-vous commettre un autre crime ?

— Vous êtes d’une imprudence absurde, madame Brun. Vous me provoquez comme si vous souhaitiez que je commette vraiment un meurtre. Cherchez-vous à vous débarrasser de votre mari ?

Avec répugnance, elle écarta le combiné, comme s’il dégorgeait un flot de vomissures. Seul un dément pouvait lui prêter de telles intentions. Se rendant compte qu’elle s’était éloignée, il hurlait dans l’appareil et elle pouvait entendre :

— Qu’est-ce qui vous déplaît tant, madame Brun ? Qu’est-ce qui vous soulève le cœur ? Si vous n’aviez pas ce désir secret d’en finir avec votre mari, m’auriez-vous protégé depuis près d’une semaine ? Allons, ne jouez pas les innocentes…

Il ne servirait à rien de raccrocher, car il rappellerait sur-le-champ.

— Je vais préparer votre repas, fit-elle aussi sèchement qu’elle le put.

— Très bien, madame Brun, très très bien… Soignez bien votre cher ami inconnu, celui qui peut vous apporter une délivrance que vous souhaitez sans peut-être l’avoir jamais soupçonnée.

— Je vous avais dit de quitter cet immeuble pour ne jamais revenir.

— C’est seulement maintenant que vous vous en souvenez ? Dans le fond de vous-même, n’avez-vous pas souhaité que je revienne ? Ma disparition définitive n’aurait rien éclairci, bien au contraire. Vous seriez restée seule et pour la vie entière avec tout un lot de questions sans réponse. De quoi vous torturer interminablement.

— Que reprochez-vous à Alexis ?… À mon mari… Sa sévérité, si vous êtes Hondry ? Sa recherche de l’efficacité si vous avez été son malade ? Ayez le courage de répondre.

— Plus tard, madame Brun, plus tard… Mais, pour l’instant, songez à mon steak, mon pain, mon vin… Et si, par hasard, vous aviez un peu de fromage, je serais le plus heureux des hommes.

Comment faisait-il pour avoir cette voix lointaine et pourtant présente ? Il passait des menaces à des bagatelles comme de lui demander du fromage.

— Faites vite, je meurs de faim !

— Vous serez repris, Hondry, comme l’ont été Merkes et Jouillet.

La voix lointaine s’éleva, se cassa, reprit sur un ton neutre :

— Comment le savez-vous ?

— On vient de l’annoncer.

Elle prépara un paquet anonyme, alla le déposer dans l’ascenseur qu’il lui avait indiqué. Mais, au dernier moment, sans même réfléchir, elle pénétra dans la cage. À l’instant même où elle réalisait sa folie, l’appareil s’éleva. Les jambes fauchées par sa hardiesse, elle s’appuya contre le fond. Si l’homme la découvrait, il risquait de la tuer. Elle aurait voulu arrêter cette montée mais, programmé, l’ascenseur obéirait d’abord à l’inconnu avant de devenir libre.

Trois niveaux au-dessus, l’appareil s’immobilisa et les portes s’ouvrirent. Elle se précipita au-dehors, courut jusqu’à l’escalier qu’elle descendit en hâte. Une nouvelle fois, elle s’enferma chez elle, sur le point d’éclater en sanglots.

Lorsqu’une clé s’engagea dans la serrure, elle faillit hurler de terreur, mais Alexis entrait et la regardait avec stupéfaction.

— Que fais-tu là ? On dirait que tu as vu un monstre…

— Ce n’est rien… J’ai été surprise…

Elle l’embrassa, alla attendre au salon qu’il se soit changé, lui prépara un scotch. Et, pour une fois, lorsqu’il la rejoignit, elle enfreignit la consigne de silence.

— Le commissaire Feraud désire que tu le rappelles. À son domicile, s’il le faut.

Alexis prit le verre, en but presque la moitié, soupira et lui sourit.

— Excellent. Cela me fait énormément de bien après la journée que j’ai passée.

— Tu l’appelles avant de manger ?

— Ah ! ce commissaire ? Il commence à m’ennuyer sérieusement.

— Il s’agit d’un de tes malades ?

Alexis s’approcha du téléphone, haussa les épaules.

— C’est trop bête de se croire obligé d’obéir parce qu’il s’agit d’un flic. Je préfère dîner d’abord. Il me cherche noise au sujet d’un rapport d’expertise concernant un assassin… L’affaire Hondry… Tu n’as pas lu ça dans les journaux ?

— Voilà pourquoi il m’a demandé de te faire part de l’arrestation de Jouillet… Ils étaient trois à s’évader de centrale. Merkes, Jouillet et Hondry.

— Exactement, dit Alexis.

— Que te reproche-t-il au sujet de ce rapport d’expertise ?

— D’avoir en quelque sorte enfoncé davantage Hondry… Maintenant, ils se demandent s’il ne s’agit pas d’un simulateur… Il aurait la manie de se dénoncer pour des crimes que d’autres ont commis… Mais moi, je n’en démords pas. En mon âme et conscience, Hondry est bien l’assassin de cette Monique Rieux.

En son âme et conscience… D’où tirait-il cette assurance formelle de juge ? Avait-il suffi de cinq années d’expertises judiciaires pour faire basculer son mari dans le clan des impitoyables ? Il l’avait habituée à plus d’humilité, autrefois. Elle se souvenait de ses doutes, de ses angoisses lorsqu’il lui fallait se prononcer au sujet d’un internement d’office, par exemple.

Alexis dîna tranquillement devant la télé, alluma un petit cigare et n’alla former le numéro du commissaire qu’un verre d’armagnac à la main.

— Bonsoir, commissaire Feraud… Vous désiriez me parler ?

Buvant son alcool ambré à petits coups, il écouta patiemment ce que lui disait le policier. Marjorie aurait aimé prendre l’écouteur pour apprendre ce que le commissaire savait sur Hondry.

— Merkes et Jouillet affirment que Hondry est innocent ?… N’est-ce pas une habitude dans le milieu carcéral que d’essayer de sauver la mise à un compagnon de prison ? demanda Alexis.

La réponse parut l’amuser.

— Je vous l’avais bien dit… Et je ne triomphe pas. Il est impossible pour une jeune fille de dix-sept ans de vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans se permettre la moindre fantaisie. L’image était trop belle, commissaire… Incrédible… Non, bien sûr, cela n’excuse ni le viol ni le meurtre, mais constituera une possibilité de circonstances atténuantes… Donc, si elle avait rendez-vous ce jour-là, elle a très bien pu faire de l’auto-stop pour arriver la première, du moins sans risque de retard. Et la malchance a voulu qu’elle tombe sur Hondry… Je suis certain que vous retrouverez le véhicule qu’il a utilisé.

Très satisfait, il raccrocha, vida son fond d’armagnac, regarda sa femme en secouant la tête.

— Je ne comprends pas qu’il perde son temps à reprendre l’affaire de zéro. Hondry avait avoué et donné des détails précis.

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