CHAPITRE III

En quelques instants, Marjorie imagina un plan qui lui permettrait de situer l’inconnu dans les niveaux supérieurs. En hâte, elle prépara un sandwich énorme à la viande froide, plaça du fromage, des fruits dans un sac de plastique ainsi qu’une bouteille de bon vin. Le clandestin trouverait aisément un tire-bouchon dans l’appartement où il se cachait. Elle venait juste d’achever lorsque le téléphone vibra.

— Il est midi un quart, lui dit la voix toujours lointaine.

— Donnez-moi jusqu’à la demie pour déposer votre repas dans l’ascenseur.

— Qui vous parle d’ascenseur ? répondit l’inconnu.

Elle en eut le souffle coupé et la gorge sèche. L’angoisse d’être percée à jour ?

— Vous allez monter de deux niveaux, déposer le sac dans le placard des compteurs du 442. Puis vous redescendrez rapidement et irez faire un tour vers le port, jusqu’à la capitainerie.

— Vous vous méfiez, fit-elle, cachant mal sa déception.

— On n’est jamais trop prudent.

Plus tard, elle s’immobilisa devant leur voilier, le Rêverie qui se balançait régulièrement dans le clapot. Le vent mollissait de plus en plus. Elle se retourna, regarda l’énorme pyramide d’habitation, les terrasses. Face à ces centaines d’appartements, que pouvait-elle faire pour situer l’inconnu ?

— Hé ! madame Brun !

Assis à l’abri de la capitainerie, Marco la saluait joyeusement. Le garçon travaillait sur les bateaux de plaisance, les entretenait, les surveillait. Il vivait à bord d’un gros cabin-cruiser très confortable et disposant d’un chauffage électrique.

— Ça va faire une belle journée, vous savez… Demain, vous pourrez aller tirer quelques bords.

— Vous croyez ?

En s’approchant, elle vit qu’il mangeait des moules crues avec des tartines de pain beurrées.

— Vous en voulez ?

Il lui en ouvrit quelques-unes, lui tendit une tranche de pain avec une épaisse couche de beurre.

— Vous direz au docteur que j’ai vérifié le diesel pas plus tard que ce matin. Il tourne rond et les batteries ont la pleine charge.

— Le plein est fait ?

— Ouais, au fuel domestique. Faut en profiter tant qu’il n’y a pas de contrôle, mais c’est râpé pour cet été.

Soudain, elle réalisa que des gens comme Marco, Maryse et quelques autres, travaillaient pour les propriétaires de la station balnéaire mais n’y habitaient pas. Il n’y avait que des gens aisés dans les appartements, avec le même niveau de vie, ce qui ne facilitait pas une quelconque prise de conscience. On pouvait se sentir protégé des problèmes qui agitaient le pays, mais l’était-on vraiment ? Il suffisait qu’un évadé de prison, un criminel, de surcroît, se cache dans l’un de ces monuments de luxe pour que tout soit remis en question.

— Vous savez que Lombard, le prof, il a couché dans son bateau, cette nuit ? Je l’ai aperçu de bonne heure qui passait la tête hors de la cabine pour regarder autour de lui comme s’il craignait d’être vu. Puis il a filé en vitesse, avec son chien !

— Pour rentrer chez lui ?

— J’en sais rien. Il s’est dirigé vers votre immeuble et puis je l’ai perdu des yeux.

Il haussa les épaules.

— Ce que je vous en dis, hein ? Dans le fond, ça ne nous regarde pas.

— Vous avez raison, Marco.

Elle rentra chez elle, prépara une sorte de salade niçoise qu’elle emporta sur la terrasse.

Ensuite, elle se fit bronzer au soleil, sombra dans une somnolence que le téléphone déchira brutalement.

— J’en ai assez !

À la septième sonnerie, elle comprit que l’homme n’abandonnerait pas et pensa que ses voisins allaient finir par trouver bizarre ce téléphone qui ne cessait de sonner. Énervée, elle alla décrocher, faillit crier avec colère lorsqu’elle reconnut la voix de la vieille Mme Breknov qui habitait trois niveaux au-dessus.

— Chère petite madame Brun, dit l’ancienne actrice avec l’accent d’Elvire Popesco, je me trouve si navrée de vous déranger de la sorte…

— Aucune importance, madame Breknov… Vous avez besoin de quelque chose ?

L’année dernière, la vieille dame avait fait une mauvaise chute, s’était cassé le col du fémur. Marjorie s’était occupée d’elle, l’avait fait admettre dans une clinique, lui avait rendu visite tous les deux jours, lui apportant des pâtes de coing dont elle se gavait à longueur de journée, avait soigné ses poissons rouges et ses serins durant des semaines. Ensuite, il avait fallu la placer en maison de rééducation, mais depuis, elle n’était plus aussi alerte.

— Je voudrais vous voir, chuchota la vieille dame qui faisait mystère de tout. Pouvez-vous monter un instant ?

— Mais bien sûr, j’arrive.

Tout en gravissant les escaliers, elle pensa qu’il s’agissait certainement de lui proposer un costume pour le bal masqué. La vieille dame possédait des malles pleines de robes extraordinaires. L’an dernier, Marjorie avait obtenu un succès flatteur en impératrice rouge style Marlène Dietrich, avec bottes, tunique à double rangs de brandebourgs et toque de fausse hermine superbe. Elle passerait un bon moment à fouiller dans les trésors vestimentaires de l’actrice à la retraite. Sonia Breknov n’avait jamais atteint une grande notoriété, jouant souvent dans des tournées minables. Deux ou trois fois, elle avait figuré dans des spectacles parisiens. Personne ne savait quels étaient ses revenus.

Marjorie se sentit observée dans le judas optique puis la porte s’entrouvrit pour une ultime vérification.

— Un petit moment, très chère amie.

Le temps de refermer et de dégager l’arrêt de porte et Marjorie put entrer dans l’appartement. Ce dernier se trouvant en angle de la pyramide, il avait fallu un gros effort d’imagination pour le meubler. Sonia Breknov avait opté pour la multiplicité des divans et des coussins, des tables basses. Mais depuis la fracture de son col du fémur, elle ne s’asseyait plus que dans un fauteuil d’osier. Les serins accueillirent la jeune femme de quelques trilles.

— Ils vous reconnaissent, les bijoux chéris.

Quatre-vingt-six ans et un visage encore lisse, plâtré de fond de teint bien sûr, les yeux lourds de mascara mais vivants et alertes.

— Je suis si contente de vous voir… Vous êtes la personne que j’aime le plus dans ce terrible endroit.

Elle roulait exagérément les « r ». Elle avait failli être la doublure d’Elvire Popesco, s’était entraînée durant des semaines à imiter son accent et n’avait plus jamais essayé de s’en défaire. Sur une table basse, le samovar laissait parfois échapper un petit nuage de vapeur.

— Ma chère amie, ce qui m’arrive est terrible, vous savez… Terrible… Mais comme j’ai peur que l’on ne me prenne pour une vieille folle, j’ai voulu vous demander conseil…

Sonia Breknov n’utilisait que du thé soluble, ce qui était plus facile avec le samovar. Marjorie éprouvait une joie enfantine à tourner le petit robinet d’eau bouillante.

— Mon petit, il y a un homme qui se cache dans cette trop grande construction.

Comme elle avait tourné vers la vieille dame une tête surprise, elle oublia le robinet, reçut l’eau brûlante sur les doigts, poussa un cri, lâcha la tasse de fine porcelaine qui se brisa sur la table en laque. Elle eut quand même le réflexe de refermer le petit robinet de cuivre.

— Je suis désolée…

— C’est à moi de l’être… Je n’aurais pas dû vous dire cette chose aussi brutalement… Je suis impardonnable.

Marjorie, qui connaissait les lieux, alla passer ses doigts sous l’eau froide du robinet de la cuisine, rapporta une éponge, une pelle et une balayette, remit rapidement de l’ordre en faisant disparaître les traces de sa maladresse.

— Comme vous êtes sensible, murmura Sonia Breknov. Mais je ne voulais pas vous effrayer.

— Je suis un peu nerveuse, en ce moment, dit Marjorie.

Elle apporta une tasse de thé à la vieille actrice, en prit une également.

— Donnez-nous la vodka, nous en avons besoin, et dans le thé c’est excellent.

D’une main encore ferme, Sonia s’en versa une bonne rasade, en servit également une ration généreuse à Marjorie.

— Je vais être pompette, déclara celle-ci.

— La vodka n’a jamais fait de mal à personne.

— Vous disiez qu’un homme se cache dans l’immeuble ?

— Je l’ai vu deux fois… Grâce à mon judas…

— Vous ne confondez pas avec un voisin ?

La Breknov prit l’air de celles qu’une longue expérience due à un grand âge et à une profession hors du commun ont habituées depuis toujours à toutes les formes de scepticisme.

— Un homme qui se déplace comme un voleur sur la pointe des pieds, un homme jeune alors qu’il n’y a que des vieux dans ces hauteurs ? Vous savez que j’ai encore une excellente vue ?

— Mais son visage, avez-vous pu le découvrir ?

— Non, parce qu’il portait un foulard noué pour le cacher.

Retenant son sourire, Marjorie but une gorgée du mélange corsé contenu dans sa tasse. Mais, peu après, elle se sentit beaucoup mieux et presque euphorique.

— Par deux fois, il a rôdé dans le couloir à l’affût d’un mauvais coup.

— Vous aviez entendu ses pas ?

Étonnant si l’inconnu se déplaçait sur la pointe des pieds ! La vieille dame se pencha vers elle.

— J’ai des pressentiments et je sais quand quelqu’un se promène dans les couloirs voisins. Et puis, il y a mes bijoux chéris. Ils ont une façon particulière de siffler. Comme s’ils se lançaient des signaux.

La jeune femme regarda les deux cages posées sur le sol, non loin de la terrasse. Deux cages superbes en fil doré dont l’une avait près de deux mètres de haut. En tout, il devait y avoir une vingtaine de serins.

— Ils s’agitent beaucoup, également, et je vais alors jeter un coup d’œil à mon judas.

Elle vida sa tasse, se reversa un peu de vodka.

— Vous comprenez que j’ai désiré vous en parler avant de faire quelque chose.

— Mais pourquoi dites-vous que cet homme se cache dans la pyramide ?

— D’abord, je l’ai vu deux fois. Hier et ce matin… Et il se promène en robe de chambre faite de tissu-éponge.

— En robe de chambre ?

— Ou peignoir de bain, si vous préférez, s’impatienta la vieille actrice.

— Je ne vous reprends pas, mais je trouve surprenant…

— Il s’est installé dans un appartement, confortablement, et il n’avait pas de pantalon. Je voyais ses jambes nues dépasser, avec beaucoup de poils…

— Le couloir était éclairé ?

— Non, mais vous savez qu’une ampoule brille à longueur de journée dans les angles.

— Il s’agit peut-être d’un locataire qui est revenu à votre insu ?

— Certainement pas… J’ai téléphoné au concierge et je lui ai fait dire que personne n’était arrivé ces derniers jours. Oh ! très habilement, bien sûr, sans qu’il se doute de quoi que ce soit… Mais vous savez qu’il me prend pour une vieille folle ? Avant la Noël, j’avais vu deux chiens dans le couloir et jamais il ne les a trouvés. Il y a eu aussi ce bruit dans l’appartement voisin, à l’automne. Il est venu et a regardé partout. Qu’il raconte, mais vous savez, je n’ai pas confiance en lui… Il se trouve que je ne peux pas lui donner de grosses étrennes à la fin de l’année et il m’en veut.

Elle haussa les épaules.

— C’est un imbécile suffisant. Il essaye de me vexer en parlant d’actrices plus célèbres que moi, mais je m’en moque. Vous comprenez que je ne peux pas lui demander son aide.

— Mais que comptez-vous faire ?

— Chère petite amie, je vais avoir besoin de vous.

Marjorie frissonna. Elle imaginait déjà que la vieille dame allait lui demander de passer ses journées avec elle.

— Dès que je le verrai, je vous appelle au téléphone… Vous monterez et pourrez le surprendre.

— Mais c’est dangereux, ça ! s’exclama Marjorie.

La Breknov la regarda avec surprise. Soupira. Sans sa mauvaise jambe, elle aurait osé affronter seule cet inconnu.

— Bien sûr, fit-elle un peu pincée. Mais si vous en parliez vous-même au concierge ?

— Mais d’abord, il nous faudrait une certitude, murmura Marjorie que l’histoire du foulard noué autour du visage laissait réticente.

— Il peut quand même se livrer à une fouille des appartements vides ?

— Vous réalisez le temps qu’il lui faudrait ?

— Il n’a qu’à demander de l’aide.

— C’est au moins vingt personnes qu’il faudrait.

— En demandant la collaboration des habitants…, répliqua la vieille dame presque hargneuse.

— Voyons, madame Breknov, ce serait provoquer un début de panique si le concierge faisait cela, et vous le savez bien. Peut-être que l’on a voulu vous faire une mauvaise farce ?

— Une farce ? fit-elle grinçante.

— Tout le monde en fait plus ou moins, dit Marjorie qui se demandait si vraiment elle croyait encore qu’elle-même puisse être la victime d’une plaisanterie douteuse.

— Donnez-moi le journal, là-bas…

Marjorie jeta un coup d’œil à la date, vit qu’il s’agissait de celui de l’avant-veille. Avant même que la vieille dame ne parle, elle sut quel article la préoccupait.

— Regardez, ces trois bandits évadés de la prison de Nîmes… Et si l’un d’eux avait trouvé refuge ici…

— Ce serait imprudent, madame Breknov.

— Maintenant, donnez-moi celui d’aujourd’hui que vous devez trouver dans la cuisine. Je déjeune en le lisant.

C’est à l’intérieur des pages qu’elle trouva ce qu’elle cherchait.

— Tenez, lisez ce qui concerne Hondry… Celui qui a violé et assassiné l’auto-stoppeuse… Vous pouvez lire à haute voix.

En un éclair, Marjorie se vit lectrice attitrée d’une vieille aristocrate russe et s’en amusa.

— Vous avez compris ? Hondry a travaillé dans la marine marchande… Donc, il connaît les bateaux… Et qu’y a-t-il en face de nous dans ce port trop grand ? Toutes sortes de bateaux. Des voiliers, des bateaux à moteur… Il veut en voler un et s’enfuir à l’étranger.

— Mais pourquoi ne le fait-il pas ?

— Parce qu’il lui manque le meilleur.

En même temps, Sonia Breknov frottait son pouce sur son index replié en clignant de l’œil.

— L’argent… Et il va faire un mauvais coup pour s’en procurer. Il doit me surveiller, mais se rend compte que je ne sors presque jamais.

Une femme de ménage venait chaque jour durant deux heures, apportait les commissions de la vieille dame et rangeait son appartement. Mme Breknov ne sortait que lorsque le temps était très beau et faisait quelques pas le long des boutiques qui restaient ouvertes.

— Alors, vous ne voulez pas en parler au concierge ? demanda-t-elle déçue.

— Je voudrais avoir une certitude. Appelez-moi dès que vous surprendrez quelque chose.

— Allez-vous en parler à votre mari ?

Franchement, elle n’en savait rien. Bien entendu, elle pouvait le faire en plaisantant. Mais Alexis risquait de prendre l’affaire très au sérieux et de provoquer un remue-ménage inutile. Marco lui avait dit que Michel Lombard avait passé la nuit à bord de sa vedette, en était sorti au petit matin pour se diriger vers cet immeuble. Il lui fallait parler à Vicky, savoir si son mari était rentré.

— Ne vous inquiétez pas, madame Breknov, et restez enfermée à double tour chez vous… Si l’on sonne, n’ouvrez qu’aux gens que vous connaissez.

— Oui, bien sûr, maugréa la vieille dame peu satisfaite.

Dans l’escalier, Marjorie réalisa qu’elles n’avaient pas du tout parlé chiffons et déguisements. Elle avait trop déçu la vieille artiste pour que celle-ci lui proposât un costume. C’était un peu ennuyeux car elle ne savait comment se procurer le nécessaire.

L’inconnu appela vers 17 heures.

— Votre vin était fameux… Qu’y a-t-il au menu, ce soir ?

— Ne trouvez-vous pas que vous exagérez ? Qu’attendez-vous pour rentrer chez vous ?

Il y eut un long silence et Marjorie crut entendre une respiration rapide.

— Que voulez-vous dire par rentrer chez vous ?

— Vous me comprenez parfaitement.

— Je n’ai plus de chez moi… Vous croyez que quelqu’un accepterait de me recueillir ?

Elle sourit. S’il s’agissait vraiment d’un évadé, ce ne pouvait en aucun cas être Merkes qui adorait sa femme.

— Et je ne voudrais pas compromettre les miens, ajouta-t-il un peu trop tard. N’oubliez pas que je veux des crudités pour ce soir.

C’était trop, elle claqua le téléphone, sortit de chez elle comme les sonneries impératives reprenaient. Elle se rendit directement chez le traiteur qui emballa quelques barquettes en plastique de crudités.

— J’ai de l’excellente poitrine de veau, lui proposa le patron. Je sais que le docteur adore ça.

— Alors, deux tranches.

Comme elle rentrait chez elle, elle croisa Pauline Bosson qui marchait si rapidement qu’elle semblait courir.

— Je vais chercher les enfants…

— Vous ne les laissez pas à l’étude ?

— Si, mais j’ai oublié de leur donner un goûter… Mais, dites-moi, qu’a notre amie Vicky ? Elle me paraît très nerveuse. Je l’ai croisée tout à l’heure et elle s’est montrée très désagréable.

— Où était-ce ?

— Du côté du port… Je le contournais car j’aime bien aller de l’autre côté, sur la plage, pour me faire bronzer… Elle descendait de son bateau. Je lui ai demandé si elle et son mari comptaient faire une promenade demain et vous savez ce qu’elle m’a répondu : « C’est fort possible, mais nous partirons seuls, en amoureux ». Je ne demandais rien. Une fois, ils m’ont emmenée avec mes gosses. Dédé a trouvé le moyen de tomber à l’eau, au large… Ce pauvre petit, ce n’est pas sa faute s’il n’a pas de chance, et Roro a renversé une bouteille de pastis sur les coussins des couchettes… J’avais proposé de les faire nettoyer mais ils n’ont pas voulu.

Marjorie put enfin lui échapper, rapporta les provisions chez elle mais ressortit aussitôt, peu désireuse d’entendre le téléphone sonner. Si bien qu’elle fut seule dans le bar de L’Escale. Ringo lui apporta son porto, bavarda avec elle du temps et du futur bal masqué. Il était chargé d’organiser le buffet de la soirée, expliqua qu’il y aurait des beignets, des crêpes et des gaufres, confectionnés par des femmes du pays.

— On boira du rosé, du punch et du champagne. Il y aura du whisky pour les irréductibles, mais pas autre chose.

Lorsqu’elle vit rentrer Michel Lombard dans l’établissement, elle fut effrayée. Le professeur avait un air un peu hagard et les yeux rouges de fatigue. Il se laissa tomber en face d’elle et ne releva la tête que pour commander un scotch à Ringo.

— Un double.

Ils restèrent silencieux jusqu’à ce que le barman revienne. Michel but avidement une longue gorgée, reposa maladroitement le verre. De sa main, instinctivement, Marjorie rétablit son équilibre compromis et frôla au passage les doigts du professeur.

— Quelque chose ne va pas ?

Michel allait répondre lorsque ce fut l’invasion de Pauline et de ses gosses. Jamais Marjorie n’aurait pensé détester autant cette grosse face molle aux yeux bovins et ces quatre petits visages agités de tics invraisemblables. On ne savait jamais s’ils le faisaient exprès ou s’ils étaient réellement convulsés par des mouvements involontaires. Déjà, ils réclamaient des cacahuètes salées, des grenadines. Pauline s’assit et sortit un billet de cent francs de son sac.

— Aujourd’hui, c’est ma tournée, dit-elle. J’ai enfin reçu la pension alimentaire des enfants…

Il n’était plus question de provoquer des confidences, de soulager Michel de ses préoccupations. Puis Vicky arriva et s’assit bien droite, loin de son mari.

— Il a bien été obligé de payer, disait Pauline triomphante. Je savais bien que j’étais dans mon bon droit. Trois mois de retard… Ils finiront pas le mettre en prison s’il persiste dans sa mauvaise volonté.

Marjorie se demandait ce qu’elle faisait là. Il y avait autant de violence sourde chez ces gens-là que dans les paroles de l’inconnu au téléphone. Si elle avait raconté son entrevue avec Sonia Breknov, ils ne l’auraient même pas écoutée… À moins que Michel ne fût cet homme qui jouait les clandestins dans son immeuble.

— Mme Brun, téléphone, votre mari.

Elle fut heureuse de quitter son siège, même si c’était pour apprendre qu’Alexis rentrerait tard. Ce qui était vraiment le cas.

— Ne m’attends pas, dîne… Je ne pense pas être là-bas avant 22 h 30 ou 23 heures.

— Tu auras mangé ? Dans ce cas, j’irai peut-être manger un steak à la Grande Mangeoire.

— Comme tu voudras. À propos, je crois que j’ai découvert un déguisement original pour le bal masqué.

— Ce n’est pas mon cas, soupira-t-elle en pensant à Sonia Breknov.

— Je m’habillerai en pharaon. Pour quelqu’un qui habite une pyramide, c’est tout à fait ce qui convient.

Pourquoi trouva-t-elle cette idée désagréable ?

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