Le docteur Alexis Brun arriva à Montpellier vers 9 h 10, ce samedi matin. Il eut beaucoup de peine à trouver une place de stationnement pour sa Peugeot 604. Il faisait très beau et sur l’autoroute du bord de mer, il avait croisé de nombreuses voitures de gens en route vers Palavas, Carnon, La Grande-Motte ou le Grau-du-Roi.
Il fut étonné de ne trouver personne dans le petit hall du siège du S.R.P.J., hésita, toussa, puis demanda s’il y avait quelqu’un. Le commissaire Feraud, qu’il connaissait vaguement, ouvrit une porte sur sa gauche et l’invita à entrer.
— Je suis seul. Les autres sont en week-end ou sur une affaire. Nous serons tranquilles.
— J’ai apporté le dossier de Hondry Jean, à tout hasard, dit Alexis. Le double, car l’original a été remis au juge d’instruction. Vous êtes chargé de l’arrêter de nouveau ?
— Je ne suis pas le seul. Les brigades de recherches sont sur sa piste également. Vous savez que l’instruction n’est pas close ?
— Je l’ignorais.
— Le juge a demandé un supplément d’enquête peu avant l’évasion de Hondry, ce qui est une coïncidence, mais nous avons l’habitude.
Alexis s’assit en face du commissaire principal. Feraud était un homme de forte corpulence, au crâne chauve et portant des lunettes à monture épaisse. On ne pouvait oublier sa bouche aux lèvres de jouisseur ni ses narines larges alors que son nez était court et gras.
— Le juge ne vous a pas transmis son dossier médical ?
— Si, bien sûr, mais je voulais vous entendre parler, plus simplement que vous n’en avez peut-être l’habitude, de cet homme. Dans votre intime conviction, est-il coupable ?
En souriant, Alexis lui fit remarquer qu’il n’était pas l’un des jurés des assises chargés de décider du sort de Hondry.
— Mais je le crois coupable. Avec une tendance très nette à se vanter de son crime.
— Vous avez décelé rapidement cette tendance ?
Alexis sortit son paquet de cigarettes, le tendit au commissaire qui refusa.
— Ce n’était pas très difficile. Le juge lui-même a dû s’en rendre compte.
— Ça fait la troisième fois que Hondry se vante d’avoir agressé et assassiné une jeune fille.
— Tiens, je l’ignorais, fit le docteur Brun.
— Il ne vous en avait rien dit ?
— Je l’aurais indiqué sur mon rapport.
— Pourtant, il s’est confié aux deux autres experts en psychiatrie qui, comme vous, l’ont examiné.
— C’est fort possible, dit Alexis. Les réactions de nos patients ne sont jamais exactement les mêmes. Il est possible que ce garçon ait voulu me duper.
— Comment cela ?
— En cachant ces deux autres affaires, il pensait donner plus de crédibilité à la dernière. Les deux autres fois, il n’était pas coupable ?
— Non. Il a même été condamné pour outrages à magistrat, à Lille, voici cinq ans. Il s’accusait du même type d’agression au moment où l’on venait d’arrêter le véritable coupable. La deuxième fois, dans la région parisienne, il est tombé sur des gendarmes qui, tout de suite, ont flairé la supercherie. Ils ne l’ont pas chargé et le juge l’a envoyé, avec son accord, dans un hôpital psychiatrique.
— Mais dans l’affaire de la jeune Monique Rieux, il y a des preuves flagrantes contre lui.
Feraud hocha la tête.
— C’est exact. Nous étions fermement convaincus qu’il l’avait tuée. La fille lui avait griffé le poignet gauche. On retrouvait son groupe sanguin dans les débris sous les ongles de la victime et des traces sur son bras. Il connaissait admirablement l’endroit sauvage dans les garrigues où le corps avait été abandonné. À la reconstitution, il n’avait commis que des erreurs minimes.
— Et ni le juge ni vous-même n’êtes plus aussi formels ?
— D’abord, il y avait cette histoire de voiture qui ne correspondait pas tellement. Hondry prétend qu’on a volé la Simca Chrysler avec laquelle il aurait pris la jeune fille. Mais nous en doutons de plus en plus et nous pensons qu’il la cache quelque part. Cet homme a agi comme s’il cherchait à se faire condamner à tout prix.
— Seulement, il s’est évadé.
— Oui, il s’est évadé, fit le commissaire Feraud d’une voix lente.
Alexis tirait nerveusement sur sa cigarette. Il pensait que le policier allait lui reprocher de ne pas avoir percé complètement à jour le personnage. Mais il n’était pas le seul expert psychiatre commis.
Feraud prit plusieurs feuilles dans une chemise et parut les parcourir rapidement. Alexis put se rendre compte qu’il s’agissait de procès-verbaux d’interrogatoires.
— La centrale de Nîmes a eu un curieux effet sur le personnage, si j’en crois les déclarations de ses codétenus. Le régime y est très sévère et Hondry s’est trouvé en butte à l’hostilité des prisonniers et des gardiens. Lui qui croyait se pavaner, recueillir l’admiration des autres et jouir de cette popularité douteuse, il a vite déchanté. On a dû l’enfermer avec deux garçons calmes et sans hostilité, deux marginaux tolérants et qui l’ont écouté. Il leur a affirmé qu’il n’avait pas tué cette fille, qu’il avait eu un moment de folie et qu’il regrettait. C’est d’ailleurs ce qu’il comptait dire à son avocat lorsqu’il s’est évadé.
— Vous parlez de marginaux alors qu’il a fui avec deux authentiques truands.
Feraud eut l’air de balayer l’objection de sa main.
— Nouvelle coïncidence. Il se rendait à l’instruction avec ces deux-là lorsqu’il a été mêlé, à son insu, à l’agression des gardiens. Peut-être s’est-il affolé et a décidé de profiter de cette chance. Mais je ne serais pas surpris qu’on le retrouve rapidement. Du moins, nous l’espérons.
Il ôta ses lunettes, les essuya avec un Kleenex tout en regardant Alexis Brun.
— Oui, nous l’espérons. Ce n’est certainement pas un homme très dangereux, mais sait-on jamais. Nous ne voudrions pas qu’il essaye de s’en prendre à vous.
Croyant avoir mal entendu, Alexis secoua la tête.
— Je ne comprends pas.
— En présence de ces deux hippies, Hondry vous accusait de l’avoir en quelque sorte forcé à avouer.
— Moi ? Mais c’était déjà fait.
— Après que vous l’ayez examiné, il a renouvelé ses aveux devant le juge avec plus de concision.
— Mais c’est absurde… Je me suis contenté de l’examiner, de lui faire subir les tests habituels…
— Combien de fois l’avez-vous rencontré ?
— Trois fois, je crois.
— Quatre, rectifia le commissaire Feraud. Hondry prétend que vous parliez beaucoup de cette affaire de viol et d’assassinat. Plus longuement que du reste. D’après ses deux témoins, vous l’aidiez à bâtir une histoire cohérente l’obligeant à se souvenir de détails…
— Je n’ai jamais obligé un malade. Je les laisse parler le plus possible, en général.
— Lisiez-vous les journaux ? Je veux dire les articles qui paraissaient sur cette affaire au moment de vos expertises ?
— Je les parcourais plutôt.
Feraud remit ses lunettes sur son nez, se pencha vers ses procès-verbaux.
— À votre insu, ne pensez-vous pas lui avoir fourni de quoi consolider ses aveux ?
— Jamais de la vie !
— Vous êtes d’accord avec vos confrères pour décrire Hondry comme un homme intelligent mais roublard, dissimulé.
— J’ai quand même une certaine habitude de mon métier et je rencontre beaucoup de simulateurs dans l’exercice de ma profession sans être jamais tombé dans leur machination. Mais pourquoi pensez-vous que je sois menacé ?
— Il peut chercher à se venger de vous.
— Allons donc ! J’ai la conscience tranquille et je n’ai pas cherché à lui nuire.
— Je remarque que vous concluez à sa responsabilité pleine et entière.
— Ce n’est qu’honnêteté de ma part.
— Vos confrères sont plus nuancés.
Alexis Brun faillit hausser les épaules, se retint. Il aurait pu répondre à ce commissaire vraiment trop désagréable à son égard que les deux autres psychiatres n’osaient jamais se prononcer clairement. L’un, à cause de ses opinions politiques se montrait d’un laxisme trop fréquent et trop dangereux, l’autre, plus âgé et à la retraite, ne voyait dans ces expertises que l’occasion de renouer avec le métier et de se faire un peu d’argent. Mais il préféra se taire plutôt que de paraître trop sûr de lui et de ses méthodes.
À travers ses verres épais, Feraud l’observait comme s’il pouvait lire sur son visage.
— C’est tout à fait leur droit d’être plus nuancés, répondit finalement Alexis.
— Vous les jugez trop indulgents ?
— Dans notre métier, il n’y a que des faits. C’est du moins ce que je crois depuis que je travaille comme médecin psychiatre.
— Pourtant, les maladies mentales déroutent encore bien des spécialistes… Vous ne pouvez jamais être sûr de vous.
— Si j’avais su que Hondry avait déjà avoué sans en être l’auteur deux autres crimes, je me serais montré aussi prudent que mes confrères. Mais je pense que, connaissant ma réputation, Hondry a joué un jeu plus subtil. Il est regrettable que l’on ne m’ait pas tenu au courant de ces deux précédentes tentatives.
— Vous le croyez toujours coupable ?
— Absolument.
Il écrasa son mégot, reprit une autre cigarette qu’il alluma d’un geste nerveux.
— Vous connaissez la fable : « À force de crier au loup… » Mais dans ce cas, Hondry est certainement un loup qui a fini par tuer. Parce que ses deux histoires précédentes avaient dû agir sur son psychisme.
Il tira quelques bouffées de sa cigarette, expliqua avec une passion contenue :
— Deux fois, il avait échoué. On le prenait pour un pauvre type à la cervelle dérangée. On l’avait même inculpé pour outrage à magistrat. Il a fini par faire une sorte de fixation. Puisqu’on ne voulait pas le croire, eh bien, il commettrait exactement le crime dont, par deux fois, il s’était vanté. Et cette fois, il est allé jusqu’au bout. Mais qu’une fois dans cette centrale il ait été effrayé par les réactions des autres détenus et des gardiens, voilà ce qu’il n’avait pas prévu. Il voulait tirer gloire et renommée de son crime et que constatait-il ? Un nouvel échec. Pire, même en prison il n’était pas à l’abri de sévices, et peut-être même que son cerveau fragile a redouté un lynchage pouvant se terminer par une mort peu agréable.
— Ce qui explique son évasion en quelque sorte ?
— D’abord passif, il a réalisé sa chance… Pour moi, c’est la preuve qu’il n’espérait pas convaincre le juge d’instruction de son innocence.
Avec une intense satisfaction, il découvrit une expression d’admiration sur le visage assez peu ouvert du commissaire Feraud.
— Vous êtes terriblement convaincant, s’écria le policier. Et je vous demanderai de rédiger un rapport sur ce que vous venez de m’expliquer aussi simplement et avec une telle force de persuasion.
La joie de Brun s’altéra. Il comprit que le commissaire gardait malgré tout bien des réticences.
— Ce n’est qu’une explication, dit-il revenant à beaucoup plus d’humilité.
— Elle est séduisante.
— Mais je suppose que seuls les faits prouveront si j’ai raison ?
— Oui… Les faits, les preuves… Nos fastidieuses recherches…
— Vous pensez retrouver rapidement Hondry ?
— J’ai bon espoir.
Alexis Brun hocha la tête, parut réfléchir.
— Il commettra une imprudence. Il n’a pas d’argent, ne sait où aller.
— Ses deux compagnons l’aideront peut-être ?
— J’en doute.
C’est alors qu’il jugea le moment idéal pour faire part de ses propres hypothèses.
— Vous m’avez bien dit que ses codétenus le haïssaient ? Pourtant, ce ne sont pas, pour la plupart, des enfants de chœur… Si je me souviens bien de cet article de journal relatant la triple évasion, les deux autres avaient des crimes sur la conscience ?
— Vous avez bien lu, fit Feraud ironique. Merkes a tué trois personnes, peut-être plus. Jouillet a froidement abattu un agent de police et blessé un passant. Mais où voulez-vous en venir ?
— Croyez-vous que la vie d’un être aussi méprisable à leurs yeux que Hondry aura pesé bien lourd ? Pourquoi ne l’auraient-ils pas liquidé en faisant disparaître son corps ?
— Tiens, je n’y avais pas encore songé, fit Feraud.
Difficile de savoir chez cet homme massif et monolithique s’il persiflait ou parlait sérieusement. Alexis Brun choisit de sourire franchement.
— Allons, monsieur le commissaire, je suis certain du contraire.
— Tout est possible, en effet, mais je me demande si dans ce cas nous n’aurions pas retrouvé le corps… Une façon comme une autre pour ces deux truands de se coiffer d’une auréole de justicier. L’opinion publique aurait trouvé le geste assez beau en dépit de la personnalité suspecte de ses auteurs.
— Ainsi, ils auraient pu prendre une sorte d’option favorable sur le sort qui leur est réservé. Car vous les retrouverez et ils passeront devant les assises. Mais les jurés n’oublieront pas que s’ils ont tué pour de l’argent, ils gardaient assez de sens de l’honneur pour trouver effroyable le crime de Hondry.
— Si vous étiez leurs avocats, docteur, vous arracheriez certainement un verdict de clémence.
Malgré son envie de se renfrogner, Alexis resta impassible. Rude adversaire que le commissaire principal. Il préféra changer le sens de cette conversation.
— Mais si Hondry est vivant, vous m’estimez en danger ?
— Je ne voudrais pas vous inquiéter, mais je vous conseille la plus extrême prudence.
— Donc, triompha Alexis, vous croyez Hondry coupable et capable de récidiver !
Mais Feraud n’était pas homme à s’avouer vaincu.
— Je dois envisager toutes les possibilités. Je vous l’ai dit, dans mon métier, les faits seuls comptent. Tant que nous ne retrouverons pas Hondry mort ou vif, j’aurai quelques craintes à votre sujet.
— Je vous remercie de votre mise en garde, dit Alexis. Je suppose que cet entretien est terminé ?
— Il l’est. N’oubliez pas de me faire ce rapport sur ce qu’aurait pu être le revirement de Hondry en Centrale. Je vous ai trouvé tellement convaincant.
— Monsieur le commissaire, je crains que vous ne preniez les psychiatres très au sérieux, dit Alexis très aimable alors qu’il bouillait littéralement de rage.
Pendant un quart d’heure, il roula au volant de sa 604 sans même savoir où il était. Il conduisait comme en état second, stoppant aux feux rouges, passant ses vitesses sans y prêter attention. Il se sentait terriblement fatigué et un violent mal de tête lui cernait les tempes. Il finit par s’arrêter en face d’un bar, commanda un scotch. Jamais il n’avait rencontré un policier aussi roublard. La profession ne faisait rien à l’affaire. Feraud aurait pu être aussi bien juge d’instruction, avocat, homme politique. Et lui, pour couvrir ses erreurs, n’avait trouvé que ce vieux stratagème de contre-attaque. Assez habilement, il avait accablé Hondry un peu plus, émis des hypothèses solides. Il espérait avoir impressionné le commissaire, percé son scepticisme.
Il lui faudrait rédiger ce rapport même si, en le recevant, le commissaire devait en sourire. Par prudence, il en enverrait un exemplaire au juge d’instruction. De toute façon, il en était certain, on ne prouverait pas l’innocence de Hondry et il ne perdrait pas la face.