CHAPITRE VII

Elle se réveilla parfaitement lucide et en excellente forme. N’eût été cette inquiétude continue de savoir cet inconnu tapi dans l’immensité de l’immeuble, elle aurait apprécié la nouvelle journée qui s’annonçait belle, avec autant de joie qu’autrefois. Alexis dormait d’un sommeil très lourd. Dans la nuit, il avait beaucoup transpiré, s’était débarrassé des couvertures. Craignant qu’il ne prît froid, elle l’avait recouvert et il avait balbutié des sortes d’injures.

Rapidement, elle s’habilla, bien décidée à aller acheter des croissants. C’était nécessaire à l’harmonie de son dimanche et elle ne voulait rien changer à ses habitudes malgré les menaces sournoises qui la guettaient.

En revenant de chez le boulanger, elle reconnut la silhouette sèche qui se trouvait à cent mètres d’elle. Il n’y avait que Mme Rafaël pour avoir cette allure-là et ce strict deux-pièces pantalon-veste de couleur bleu clair. Elle hâta le pas, espérant la rattraper avant qu’elle ne pénètre dans l’ascenseur. Mme Rafaël et son mari habitaient Toulouse et venaient deux ou trois fois dans l’hiver mais généralement vers Pâques et la Pentecôte. Lui était à la tête d’une maison de contentieux et elle l’aidait. C’étaient des gens courtois, cultivés, mais très soucieux de préserver leur intimité. Les Rafaël leur confiaient habituellement leur clé pour ouvrir les fenêtres et vérifier si l’entretien était bien effectué. Marjorie avait un peu d’inquiétude car depuis quinze jours elle n’avait pas pénétré dans leur appartement, mais en principe tout devait être en ordre.

Dans le hall d’entrée, elle eut quand même un doute et préféra se renseigner auprès du concierge. L’ancien militaire, sergent prétendait Sonia Breknov et non adjudant, lui confirma que M. et Mme Rafaël étaient là depuis la veille.

— Ils sont arrivés vers 20 heures, fit le concierge.

Elle lui trouva une expression bizarre.

— Ils n’ont pas d’ennuis ?

— D’ennuis ? C’est selon, dit l’homme. Excusez-moi, il faut que je rentre, maintenant.

C’était vraiment un drôle de type. Il faudrait qu’elle lui parle de Sonia Breknov. Il n’avait pas le droit de la traiter comme il le faisait. Mais comment lui faire une observation sans préciser que la vieille actrice n’avait pas des visions ?

C’était avouer qu’elle-même savait quelque chose sur la présence d’un inconnu dans l’immeuble.

Alexis dormait toujours. Elle prépara du café très fort pour elle-même, y versa un peu de lait et mangea ses croissants avec appétit. Si Alexis le désirait, elle lui porterait son plateau quand il s’éveillerait et peut-être pourrait-elle provoquer ses confidences. La veille, elle s’en souvenait fort bien, elle avait essayé de lui poser des questions, mais il n’avait pas paru comprendre de quoi elle voulait parler car, évidemment, elle avait dû prendre des précautions.

Son déjeuner terminé, et comme Alexis dormait toujours, elle décida d’appeler les Rafaël chez eux. Ce fut lui qui décrocha et plus que jamais il lui parut d’un laconisme désespérant. Elle le connaissait assez bien pour ne pas s’en formaliser, mais ce matin-là elle trouva qu’il exagérait et que son attitude frisait même la froideur.

— Puis-je parler à Mme Rafaël ?

— Un instant, je vais voir.

Elle patienta près d’une minute. Fallait-il autant de temps pour que Mme Rafaël vienne au bout du fil ? Elle comprit que quelque chose clochait quelque part et imagina le couple en train de discuter sur l’opportunité d’accéder à sa demande.

M. Rafaël parla enfin :

— Je suis désolé, mais mon épouse ne peut pour l’instant…

Son épouse. Il fallait s’appeler Rafaël pour s’exprimer ainsi. Et pourquoi « son épouse » n’avait-elle pas le temps de venir à l’appareil ? Marjorie, qui estimait n’avoir rien à se reprocher, fut prise d’un besoin de clarifier la situation.

— Veuillez m’excuser, monsieur Rafaël, mais je me dois d’insister. Sinon, j’en conclurai que vous avez quelque chose à me reprocher. Et je ne crois pas avoir mérité un tel traitement.

Elle termina en souriant, trouvant que c’était bien tapé. M. Rafaël bredouilla, s’excusa, dit qu’il allait en référer à son épouse et que celle-ci ne manquerait pas de la rappeler.

— Très bien, dit Marjorie, je suis chez moi.

Tranquillement, elle raccrocha, croyant pouvoir oublier l’incident, mais un quart d’heure plus tard, elle tournait en rond dans l’attente d’un appel.

— Tant pis, dit-elle.

Un seul niveau à franchir et elle sonna à l’appartement des Rafaël. Ce fut lui qui vint ouvrir. Il portait une veste d’intérieur à col de velours et une sorte de chéchia ou de fez, également en velours noir sur la tête. Chauve à cent pour cent, il ne se montrait jamais tête nue et l’été se baignait avec un chapeau de paille.

— Veuillez excuser mon audace, mais il faut que je voie Mme Rafaël.

Sans attendre son accord, elle entra dans l’appartement. L’épouse pénétra dans le living venant de la terrasse. Marjorie lui sourit mais n’eut droit qu’à une poignée de main sèche. D’ordinaire, c’étaient deux baisers qui claquaient beaucoup plus en l’air que sur ses joues.

— Que se passe-t-il, madame Rafaël, vous avez l’air de me tenir rigueur de quelque chose ?

La maîtresse de maison la regardait fixement. Marjorie trouva que son visage recelait une demi-douzaine de rides supplémentaires qui la vieillissaient de plusieurs années.

— Très bien, venez.

Tout de suite, elle reconnut le carton. Elle y avait fourré des boîtes de conserve, des barquettes contenant diverses crudités, du pain sous cellophane et une bouteille de vin.

— Vous voyez ?

D’un air dégoûté, Mme Rafaël sortait les cassoulets fins, les lentilles aux saucisses, le bœuf aux carottes, une barquette de céleri rave, une autre de macédoine qui avait coulé et qu’elle se hâta de poser sur la table.

— Je ne comprends pas.

— Moi non plus, hélas, fit la vieille dame.

— Vous avez trouvé ça ici ?

— Oui, ici, et sur la table en marbre de la salle à manger…

— Et vous m’accusez ?

— Je ne vous accuse pas, mais lorsque nous vous avons confié la clé, nous étions en droit de penser que vous nous éviteriez de telles découvertes. Nous avons pensé que quelqu’un s’était introduit ici et avons appelé le concierge.

Marjorie avait envie de fermer ses yeux et ses oreilles, de ne plus rien voir ni entendre. Le concierge…

— Lui non plus n’a pu s’expliquer. Il a surveillé l’équipe d’entretien et n’a rien remarqué de tel. Vous comprenez que cet homme tient trop à sa situation pour…

— Je comprends, madame. Moi, je n’ai pas de situation à défendre, seulement ma sincérité… Ou mon honneur qui est beaucoup plus une conception de votre âge.

Haut-le-corps et pincement d’une bouche qui n’en avait guère besoin avec ses lèvres avares.

— Je ne sais ce que signifient ce carton et son contenu.

— Votre adresse figure dessus.

La catastrophe, mais ce n’était pas ce qui préoccupait le plus la jeune femme.

— Un carton, je le jette. Vous les gardez, vous ?

L’insolence les pétrifiait. Ils n’avaient pas l’habitude.

— Avouez que la coïncidence… Vous avez notre clé et ce carton…

— Votre clé, vous allez l’avoir dans quelques instants, madame Rafaël. Ce n’était qu’un témoignage de bon voisinage. De mutuelle confiance. Chez vous, cela se transforme en relations de supérieur à inférieur et cela vous rend méfiante. Je ne crois pas que nous aurons désormais du plaisir à vous rencontrer.

Elle se dirigea vers la porte.

— Mais, madame Brun…

En passant devant cet homme impavide, véritable fossile, elle eut envie de faire tomber sa chéchia en velours d’une chiquenaude.

— Écoutez, madame Brun… Croyez bien que…

Trop tard. Marjorie fuyait. Peu lui importaient ces deux êtres glacés. Une seule question pouvait la torturer. Pourquoi l’inconnu avait-il abandonné ce carton de provisions ? Où se trouvait-il ? Pourquoi choisir un appartement dont eux, les Brun, possédaient les clés ? Sur-le-champ, elle allait vérifier si les autres étaient bien dans son placard de cuisine.

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