CHAPITRE XIII

Un air presque brûlant pénétrait dans le living par les portes-fenêtres largement ouvertes. La mer scintillait comme en plein été et Marjorie avait coupé le chauffage très tôt. Lorsque Maryse s’était présentée pour prendre son travail, elle l’avait renvoyée en lui promettant de lui régler quand même ses heures.

Le commissaire Feraud était arrivé vers 10 heures du matin. Il n’avait pas exigé que le docteur Brun soit présent, mais Alexis avait dit qu’il reviendrait le plus rapidement possible. Toutes sortes de véhicules s’étaient rangés en bas de la pyramide et des gendarmes, des gardes mobiles et des policiers en civil fouillaient chaque appartement. Chaque fois qu’un niveau avait été visité, un inspecteur venait en prévenir le commissaire principal.

— Nous avons la preuve que Mme Breknov a été volontairement poussée dans le dos, lui annonça le policier presque tout de suite. Elle portait un habit de théâtre assez étroit et pour éviter d’être irritée avait talqué l’intérieur du vêtement à hauteur des épaules. De plus, elle transpirait au moment de son accident… Frayeur ? Énervement ? Ou encore cet habit trop ajusté ? On a relevé nettement sur son épaule gauche l’empreinte d’une main d’homme lorsqu’on l’a dénudée à la morgue. De plus, au cours de sa chute, elle aurait dû rebondir de marche en marche, laissant des traces de sang ou de matière cervicale. Or, il semble qu’elle ait en quelque sorte plané jusqu’à ce que sa tête éclate contre le bac de plantes vertes.

Muette, s’efforçant de ne pas céder à l’impact atroce des images que Feraud évoquait, elle l’écoutait avec attention.

— Personne ne l’a entendue crier. Les gens du niveau inférieur regardaient un film assez bruyant à la télévision. Ils ont l’habitude de monter le son car le mari est sourd comme un pot. Saviez-vous qu’elle était décidée à assister à ce bal masqué ?

Marjorie secoua la tête.

— Il semble qu’elle se soit décidée tardivement car elle a téléphoné aux organisateurs qui l’ont assurée de la gratuité de l’entrée pour elle.

Dans sa poche, il prit une petite boîte en plastique, l’ouvrit délicatement.

— On a retrouvé du verre au départ de l’escalier… Des traces de vin et des miettes de pain… Le vin semble être un bon cru… Bourgogne certainement.

Elle ne réagissait pas. Les policiers découvriraient bien d’autres choses. Le concierge se souviendrait des Rafaël et de leur indignation de la semaine précédente. On les interrogerait à Toulouse et ils parleraient du carton de provisions sur lequel figurait son adresse. Il enveloppait un envoi de livres club vendus par correspondance. Mais toutes ces découvertes ne prouveraient pas son début de complicité et, le matin même, avec Alexis, ils avaient mis au point les réponses qu’elle devrait donner pour éviter d’être inculpée pour assistance à malfaiteur.

— Mais s’ils arrêtent Hondry, il m’accusera, dit Marjorie.

— Si tu nies, on pensera qu’il ment… Ce ne sera pas la première fois qu’il sera pris en flagrant délit de mensonge.

Feraud fit quelques pas, plaça la petite boîte sous son nez.

— Voici ces éclats de verre. L’homme portait certainement une bouteille et du pain qu’il a laissés choir. Nous faisons faire une enquête dans tous les commerces ouverts l’hiver dans la station. Passe encore pour la bouteille, mais le pain était normal. Pas de pain sous cellophane qui se conserve des semaines. Au besoin, nous ferons une analyse comparative avec les pains que l’on trouve en vente dans le coin.

Elle prit son paquet de cigarettes, en alluma une très lentement, regarda le port et la mer.

Bientôt, le plein midi à la torpeur déjà estivale.

— Vous m’avez dit que Mme Breknov avait retrouvé des cendres de cigare dans son corridor ?

— C’est exact… Et, le soir où elle avait surpris une silhouette, elle avait respiré une odeur de fumée de tabac.

— Comment en était-elle arrivée à soupçonner la présence de Hondry ?… Pourquoi était-elle fixée sur ce nom ?

Marjorie lui parla du goût de la vieille actrice pour le fait divers, des journaux quotidiens, hebdomadaires et des revues spécialisées dans le sensationnel qu’elle achetait.

— Ce qui l’avait frappée c’est que mon mari, expert psychiatre, habite précisément cet immeuble. Elle croyait pouvoir affirmer qu’Alexis… mon mari, avait dû se montrer très sévère avec Hondry… Elle le jugeait sur les apparences, estimait que c’était un homme d’ordre et de savoir, incapable d’indulgence coupable.

Elle marqua un léger arrêt. Un voilier tirait des bords dans le port et elle reconnut la manière hardie de Marco de s’approcher ainsi des autres bateaux, à les frôler, avant de changer d’amures. Alexis ne lui avait pas expliqué pourquoi il avait payé le jeune garçon pour qu’il endosse le déguisement de pharaon. Son intention première était-elle de gagner à tout prix les huit jours aux Baléares ?

— Elle faisait donc son enquête, intervint patiemment Feraud.

— C’était une vieille femme qui se laissait impressionner par ce flot de fausses informations sur la criminalité, la drogue, les jeunes, l’indulgence de la justice, la liberté sexuelle… Bref, elle couvait une peur latente. Oui, c’est cela. La peur était chez elle à l’état endémique comme la peste dans certains pays.

— Mais cette fois, elle avait de bonnes raisons d’avoir peur, fit-il remarquer.

— Je n’avais aucune raison de la croire… Je voulais la rassurer, essayer de lui représenter le monde extérieur sous un jour moins effrayant qu’elle ne l’imaginait. Ce n’était pas très facile.

De nouveau, son regard fuyait vers le voilier barré par Marco. Un neuf mètres. Personne n’était capable de manœuvrer aussi finement parmi les résidents d’hiver. Bientôt, il atteindrait la passe et se projetterait en pleine mer sous un joli vent régulier. Feraud se déplaça pour suivre la direction de ses yeux et parut rester en admiration devant les évolutions du ketch.

— Un ami ?

— Marco… Il travaille pour le club… Un très bon barreur.

— Je vois…

Les mains dans les poches, il se retourna vers elle.

— Mme Breknov ne se faisait aucune fausse idée sur la sévérité de votre mari… Un journal qui parle surtout de crimes a vanté le sens des responsabilités du docteur Brun… Sans citer son nom, mais en affirmant qu’un jeune psychiatre avait seul osé affirmer que Hondry jouissait de toutes ses facultés mentales et que son crime ne méritait aucune excuse. J’ai lu cet article. Il m’avait même agacé, peut-être indigné… Les deux autres experts passaient pour des polichinelles ou des traîtres. Personnellement, je n’ai jamais pensé que Hondry puisse être le vrai coupable… Votre vieille amie a dû lire cet article.

Frissonnante malgré la chaleur, elle aurait voulu repousser ce jugement sur son mari. Elle n’aurait jamais épousé un expert judiciaire. Tout le monde se trompait dans cette histoire.

— Vous parlait-elle aussi de la victime, Monique Rieux ?

On sonna et Feraud alla ouvrir la porte. Toujours le même inspecteur vint faire son rapport.

— Continuez.

Il referma la porte, fronça les sourcils. Elle vint à son secours.

— Elle avait lu que Monique Rieux était une jeune fille parfaite à tous les points de vue. Elle classait les gens en bons et en méchants. Les bons ne pouvaient qu’être parfaits. Une jeune fille bien sous tous rapports, studieuse, issue d’une famille modeste mais honnête, ne songeant qu’à son travail et à ses parents.

— Vous semblez agacée.

— Cela ne peut correspondre à la réalité.

— Certainement pas. C’est tout ?

— Il s’agissait d’une étudiante ?

— En psychologie, oui, dit-il en la regardant.

Que voulait-il insinuer ? Psychologue ? Puis elle comprit. Dans les hôpitaux psychiatriques, on trouvait des psychothérapeutes. Pensait-il que cette jeune fille ait pu connaître Alexis ? Que ce dernier se serait montré féroce envers Hondry à cause d’elle ?

— L’un de ses professeurs était Michel Lombard.

Brusquement, elle se souvenait que le mari de Vicky était effectivement professeur de psychologie… Mais elle ignorait quelle était sa spécialisation exacte.

— Vous connaissez ce professeur ?

— Nous sommes amis… Nous nous rencontrons assez souvent… Assez régulièrement, même, au bar de L’Escale, à l’heure de l’apéritif, le plus souvent le soir.

— Et lui ne vous a jamais parlé de Monique Rieux ?

— Non, jamais.

Elle crut lire dans ses pensées. Le policier devait se demander quelles étaient leurs conversations favorites entre amis, si la frivolité l’emportait sur le sérieux. Il les jugeait, ces gens de l’hiver, confinés dans cette ville faite pour l’été et l’insouciance. Et elle ne trouvait aucun argument pour se défendre et défendre les autres, justifier leur vie particulière.

— Une fois revenus dans cette station balnéaire, les habitants semblent rayer le reste du monde, dit-il.

Marjorie se sentit rougir, baissa les yeux.

— C’est exactement cela, reconnut-elle.

— Peut-être avez-vous raison. Vous-même n’avez jamais pensé à cet Hondry qui se promenait dans cette pyramide vide ?

— Vaguement.

— Vous n’aviez pas peur ?

— Je n’arrive pas à réaliser qu’un homme puisse me vouloir du mal.

Alexis, déguisé en forçat, lui apparut pour lui démontrer quelle menteuse elle faisait.

— Pourtant, Mme Breknov a été assassinée… Donc, cet homme est dangereux. Il ne cherchait pas seulement à se venger de votre mari… En tuant pour la seconde fois, il rend son premier forfait absolument crédible. Il endosse l’assassinat de Monique Rieux.

Exactement ce qu’avait dit, dans la nuit, Alexis avec une satisfaction assez mesquine.

— Et le rapport de votre mari se trouve justifié, corroboré. Cette presse que vous vilipendez va le couvrir de fleurs.

— Insinuez-vous que ce coup de théâtre arrive à point pour mon mari ?

— Non. Je constate seulement.

Le téléphone sonna. Alexis était désolé mais il ne pourrait tenir sa promesse. Il demanda ensuite à parler au commissaire qui lui expliqua que, jusque-là, les fouilles n’avaient rien donné.

Elle était de nouveau assise, songeant à Michel Lombard dont la femme, Vicky, prétendait que ses étudiantes l’affolaient. Était-il tombé amoureux de Monique Rieux ? Non, elle ne pouvait pas se laisser entraîner à des hypothèses aussi répugnantes.

— Avez-vous déjà vu une photographie de Monique Rieux ?

Sans attendre sa réponse, il lui présenta une épreuve au format de carte postale. Une fille brune, au regard grave, mais à la bouche et au nez très sensuels.

— Je reconnais qu’elle avait un côté nymphette sage qui pouvait induire en équivoque. Que pensez-vous de Michel Lombard ?

— C’est un excellent copain, dit-elle aussitôt.

— Un dragueur ?

— Oh ! non… Un rêveur, plutôt.

— Heureux en ménage ?

Marjorie le fixa dans les yeux.

— Je ne répondrai plus sur ce sujet-là.

On sonna à la porte et l’inspecteur parut sur le seuil, tendit quelque chose à Feraud. Marjorie pouvait voir ce qui se passait dans le hall de l’appartement.

— Regardez.

Entre pouce et index, il tenait une chaîne très fine, certainement en or, au bas de laquelle oscillait une médaille.

— J.H. 7-1-47.

Marjorie ne croyait pas à sa chance. Elle avait pensé un moment que les policiers avaient découvert la preuve de sa complicité avec Hondry.

— Elle a été trouvée sous une savonnette. Incrustée dans la pâte. Il a dû la chercher sans penser qu’il avait posé dessus le pain de savon de luxe. Je suppose que cette perte a dû terriblement le tracasser. Dans l’appartement 310.

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