— Depuis midi, j’essaye en vain de le joindre, madame Brun. Il avait donné des ordres à sa secrétaire pour qu’elle réponde qu’il avait des rendez-vous en ville, mais elle a fini par reconnaître que c’était faux. Permettez que je referme la porte.
Dans le couloir, deux hommes qui l’avaient accompagné faisaient déjà les cent pas.
— Mais mon mari est libre…
— Non, madame, il n’est plus libre de ses faits et gestes… Nous avons des témoins, madame Brun, qui ont vu Monique Rieux dans la 604 de votre mari à plusieurs reprises. Nous avons une empreinte de pneu trouvée sur le lieu du crime, un pneu de 604…
Elle ne perdait pas espoir.
— Voyons, monsieur le commissaire, c’est absurde… Cette fille rencontrait mon mari sur le conseil de son professeur… Michel Lombard… Elle désirait devenir psychothérapeute.
— Nous le savions, madame… Mais leurs rencontres ont bientôt pris un tour plus intime… Sans que cette jeune fille devienne sa maîtresse… Mais elle était très amoureuse, avait des scrupules… Curieusement, elle avait demandé conseil à un courrier du cœur… On peut être surdoué et garder un côté midinette… La réponse avait paru dans l’hebdomadaire, après sa mort. Par hasard, sa mère l’a découverte avec un résumé de la lettre de Monique, ses initiales et le nom de son village. C’était hier au soir. Par télex, nous avons reçu de la direction de ce journal à Paris, le fac-similé de la lettre. Monique Rieux parle d’un homme de trente-sept ans, psychiatre, marié…, dit qu’elle voudrait avoir le courage de rompre mais affirme qu’elle ne lui a pas encore cédé. Toujours des mots de romans-photos, émouvants quand même. Nous voulons interroger votre mari à ce sujet.
— Mais le soleil est couché…
— Interroger, madame, pas arrêter s’il refuse de nous suivre.
— Mon mari n’est pas encore rentré… Mais je n’y crois pas… Pourquoi ne recherchez-vous pas plutôt ce Hondry qui se moque bien de vous et court depuis son évasion.
— Mais c’est fait, madame, nous l’avons retrouvé.
Comme si elle manquait d’air, elle ouvrit plusieurs fois la bouche.
— Non ! cria-t-elle, il n’a pas fait ça, il m’avait promis !…
C’était de Hondry qu’elle parlait. Feraud crut qu’elle désignait son mari.
— Si, madame, il l’a fait. Nous avons retrouvé le cadavre de Hondry dans un ancien marais, pas très loin de la station balnéaire. Apparemment mort depuis huit jours. On l’avait assommé et étranglé. L’imbécile a dû vouloir rencontrer votre mari, le guetter dans la nuit sur le parking de cet immeuble… Il avait compris, malgré ses troubles mentaux, qu’il avait été habilement suggestionné… J’ai dit imbécile mais, en fait, il était assez intelligent pour…
Dans un hurlement de bête blessée à mort, Marjorie se rua vers la cuisine, ouvrit le placard. Avant de la rejoindre, Feraud fit entrer ses hommes.
— Quelque chose d’étrange, leur dit-il rapidement avant de pénétrer dans la cuisine.
Les yeux fous, le visage gris, elle tendait ses deux mains en coupe. Il aperçut des clés avec des étiquettes en plastique portant des noms et des numéros.
— Tiens, comment avez-vous celle du 310 ? remarqua-t-il.
— Le 361… Où est le 361… ?
Sans chercher à avoir des détails qu’elle n’aurait pu lui fournir, il se rua vers le téléphone, appela le gardien, lui demandant de prendre la clé du 361 et d’attendre la police devant cet appartement.
— Eh ! restez ici ! cria un de ses officiers de police judiciaire.
— Vous auriez dû la surveiller ! hurla Feraud.
— Elle paraissait prostrée…
Marjorie avait escaladé les deux niveaux qui la séparait du 361, frappait de ses poings à la porte palière.
— Alexis, je t’en prie… Alexis… surtout, ne bois pas… Tu m’entends ?
Le concierge arrivait, puis les trois policiers. Les deux inspecteurs durent l’arracher à la porte, la ceinturer de leurs bras. Au fond du couloir, une porte s’entrouvrait et les têtes de deux personnes âgées apparaissaient.
— Une chance qu’avec ces serrures on ne puisse enfiler la clé de l’intérieur, disait le gardien sans s’affoler.
Feraud entra dans le hall, pénétra dans le living… Alexis Brun paraissait dormir dans un fauteuil. Sur une table basse en verre devant lui, une bouteille de scotch, un verre vide. Il manquait au moins le tiers d’alcool.
— C’est l’appartement des Kerboren, expliquait le gardien, je me demande comment il a pu trouver à boire… Ce sont des végétariens et des buveurs d’eau.
Les inspecteurs entraient avec Marjorie mais Feraud leur fit signe. Ils restèrent dans le hall, la firent asseoir sur une banquette ancienne.
— J’appelle une ambulance, on pourra peut-être le sauver…
Il découvrit alors la gaze épaisse maintenue sur le micro du téléphone par du sparadrap. Il l’ôta avec précaution, appela l’ambulance des pompiers, prévint le centre anti-poison, retourna dans le hall.
— Cette bouteille, madame Brun, que contenait-elle ?
D’une voix sourde, elle lui donna un nom de médicament.
— D’où vient cette bouteille ?
— C’était Hondry qui me téléphonait depuis huit jours, dit-elle avec un calme inquiétant. Il ne cessait de m’importuner, me réclamait de la nourriture que la plupart du temps il ne mangeait même pas. Ce soir, il est revenu. C’est Hondry, n’est-ce pas ? Vous vous êtes trompé ? Le cadavre du marais est celui d’un inconnu ?
Il fut sur le point de répondre, ferma les yeux deux secondes.
— Oui, c’est Hondry, il est revenu… J’en avais assez…
— Il vous menaçait ?
— Pas ce soir… Mais il ne voulait pas aider Alexis… Il l’accusait d’avoir tué cette fille…
— Mme Breknov ?
— Nous n’en avons pas parlé… Il a demandé à réfléchir une heure ou deux… Mais je devais lui envoyer une bouteille de scotch par l’ascenseur.
— Elle est dingue ou quoi ? demanda le gardien.
Un inspecteur lui fit signe de sortir.
— Et vous avez empoisonné cette bouteille ?
— Pourquoi essayait-il de nous nuire ? Pourquoi se cachait-il ou faisait-il semblant ? Il n’était pas toujours dans l’immeuble. On peut appeler de l’extérieur en laissant croire que l’on est dans la pyramide… Pourquoi Alexis aurait-il agi ainsi, n’est-ce pas ?
Le moment dangereux. Elle refaisait surface dans la réalité, comprendrait.
— Comme lorsqu’il s’est déguisé en forçat évadé et qu’il a essayé de me violer et de m’étrangler sous ce déguisement… Parce qu’il lui était impossible de m’avouer ce qu’il avait fait ? Parce qu’il était bloqué ? Hondry devait l’obséder et il a pensé que ce serait plus facile de me faire comprendre son drame en se faisant passer pour lui… Il avait certainement peur que je me dérobe, que je le rejette… Il ne pouvait deviner l’amour que je lui portais… Tant d’amour qu’il a suspecté jusqu’au bout…
— Transportez-la chez elle, appelez Mme Lombard, enfin des amis qui la veilleront. Une infirmière… Il ne faut pas qu’elle reste ici.
Une fois seul, il retourna dans le living, essaya de trouver le pouls du docteur Brun, défit la chemise pour surprendre le battement du cœur. Il prit une glace qu’il plaça devant le nez et les lèvres du psychiatre mais aucune buée ne la ternit.
Un inspecteur le rejoignit.
— Si j’ai bien compris, il lui faisait croire qu’il était Hondry et se cachait dans l’immeuble ?
Feraud sortit le morceau de gaze de sa poche.
— Il maquillait sa voix, dit-il.
— Une astuce pour gagner du temps, cacher la mort de Hondry ? Mais jamais elle n’a parlé de ces coups de fil qu’il lui donnait en se faisant passer pour Hondry.
— Un refus de son subconscient, peut-être, qui avait identifié son mari. Le docteur Brun aurait certainement souhaité qu’elle m’en parle…
— Mais cette bouteille empoisonnée ?
— Elle voulait aider son mari en supprimant Hondry et en supprimant également Alexis Brun… inconsciemment… Lui n’osait pas détruire leur bonheur en avouant franchement son crime, elle cherchait à l’aider par n’importe quel moyen… Mais jamais elle ne s’avouera qu’elle a voulu le libérer par la mort… C’est d’ailleurs préférable, car elle pourrait en perdre la raison.
— La chaîne de baptême, souffla l’inspecteur, il l’avait prise sur le corps de Hondry ? Il pensait donc déjà à cette comédie, avait tout combiné ?
— Peut-être, dit le commissaire. Il ne pourra jamais nous expliquer sa propre folie.
Le klaxon deux tons de l’ambulance des pompiers approchait.