CHAPITRE IX

À force d’espérer que la nouvelle semaine serait complètement débarrassée, purgée de toute atmosphère maléfique, elle finissait par y croire lorsque le midi de ce lundi arriva. Elle avait vu les Rafaël repartir vers leur société de contentieux de Toulouse. Alexis lui avait paru tout à fait calme lorsque à son tour il avait pris la route de son hôpital. Elle avait bien essayé de savoir avec qui il avait discuté durant une bonne heure à bord du bateau, mais il avait répondu vaguement qu’il s’agissait d’un fonctionnaire de la ville qui désirait visiter un « Arpège » dans l’intention d’en acquérir un. En définitive, elle ne s’était pas rendue à L’Escale pour l’apéritif mais Alexis lui avait téléphoné.

— J’ai retenu une table au Ponant, dit-il. Une table pour deux, rassure-toi.

Il était seul au bar lorsqu’elle le rejoignit.

Vicky et Michel n’avaient pas daigné paraître.

— Ils doivent cuver, lui avait dit Alexis avec toujours cette espèce de mépris qui caractérisait désormais ses réflexions sur leur petit groupe d’amis. Je n’ai vu qu’Arturo qui a bu de l’eau de Vichy. Pauline Bosson est passée avec sa horde mais sans tourner la tête. Cela m’apprendra à lui offrir à bouffer, à cette grosse toupie. Et du champagne, de surcroît.

Après le déjeuner assez médiocre mais qui étrangement avait paru satisfaire Alexis, il s’était rendu à une réunion du club nautique qui ne pouvait se tenir qu’un dimanche pour réunir le maximum de membres. Elle était rentrée chez eux, l’avait attendu jusqu’à la nuit. Elle était certaine qu’il la fuyait, ou du moins n’avait pas envie de parler sérieusement avec elle. Aussi elle se le tint pour dit et ne fit aucune tentative pour forcer son opposition.

L’abandon du carton de conserves chez les Rafaël lui paraissait de très bon augure. L’inconnu avait fini par comprendre qu’il allait un peu trop loin avec elle, qu’il risquait de la cabrer et de la conduire à la gendarmerie avec son intransigeance. Elle espérait qu’il avait quitté la pyramide dans la nuit de samedi à dimanche. L’arrivée impromptue des Rafaël avait dû l’inquiéter. Comment avait-il pu la pressentir ? Elle l’ignorerait certainement toute sa vie.

Elle venait de manger un pamplemousse lorsque le téléphone sonna. Voulant conjurer le sort, elle se refusait à admettre que ce fût l’inconnu et décrocha sans inquiétude.

— Ma chère petite amie ?

C’était Sonia Breknov, roucoulante et fondante comme du miel.

— Avez-vous passé un bon week-end ?

— Excellent.

— Quel dommage, ce vent. Il soufflait fort, cette nuit, et m’a empêchée de fermer l’œil.

Marjorie crut que dans son insomnie la brave femme avait entendu quelque chose, mais non.

— Mais je me suis rattrapée ce matin. Et c’est en me levant que je me suis soudain souvenue de quelque chose de très important.

Elle prononçait « trrrès imporrrtant » mais Marjorie n’avait même pas envie de sourire.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle sèchement.

Fine mouche, la Breknov comprit qu’elle ne devait pas se montrer trop brutale et redoubla de douceur.

— Vous savez que je ne suis qu’une vieille bête trop âgée… Mais que voulez-vous, on ne se change pas… Et puis, je m’intéresse trop à toutes ces histoires, ces faits divers, quoi… Mais si vous montiez boire une tasse de thé ou de café ?

Marjorie hésita. Elle n’avait pas du tout envie de basculer de nouveau dans le doute et l’angoisse mais il ne servait à rien de ne pas affronter carrément la réalité.

— J’arrive.

Que ce soit café ou thé, le samovar remplissait son office de fournisseur d’eau bouillante, car chez Sonia Breknov seule les poudres instantanées procuraient ces breuvages. Et depuis peu, elle achetait même de la tisane sous cette forme. Marjorie avait horreur du café soluble aussi prit-elle son thé malgré une envie refoulée de bon Arabica corsé.

— Il fait très beau, n’est-ce pas ? Décidément, les gens n’ont pas de chance avec les week-ends… Hier matin, j’ai cru que votre mari allait sortir avec votre bateau quand je l’ai vu monter à bord avec ce monsieur… Un ami à vous ?

— Une personne qui désirait visiter notre voilier.

— Vous n’avez pas l’intention de le vendre ?

Elle tournait vraiment autour du pot et Marjorie commençait de s’impatienter.

— Vous me disiez que vous vous êtes souvenue d’une certaine chose ?

Sonia Breknov la regarda comme si elle ne comprenait pas à quoi elle pouvait bien faire allusion. Simple jeu de comédienne. Elle se frappa le front théâtralement.

— C’est vrai ! Je crois que je perds un peu la boule…

Durant trois secondes, elle espéra un démenti vigoureux mais Marjorie n’inclinait pas à la flagornerie en un tel moment.

— Je ne cesse de penser à toutes ces affreuses affaires… Mais c’est surtout ce Jean Hondry qui me passionne… Quel abominable personnage, n’est-ce pas ? J’espère que si on le retrouve on lui coupera la tête… Et quand je dis la tête, c’est autre chose qu’il faudrait lui couper.

Elle sourit avec la plus parfaite innocence tandis que Marjorie regardait la mer.

— Bref, j’ai conservé tous les journaux, les magazines, les hebdomadaires… Je sais bien que ces derniers recherchent le scandaleux avant tout, mais tout n’est pas faux, c’est seulement la manière de grossir les détails les plus infimes… Ils avaient beaucoup parlé de cette pauvre jeune fille si studieuse, si tranquille et qui donnait toute satisfaction à ses parents. Monique Rieux était une enfant douée qui voulait devenir professeur de je ne sais plus quoi… Et cet Hondry qui se vantait presque de son crime. Un détraqué… Ou bien il jouait la comédie… Certains journaux affirmaient que pour échapper au châtiment suprême, il se ferait passer pour fou et que les psychiatres lui sauveraient peut-être la vie.

Marjorie, qui ne prêtait plus guère attention à ce que disait la vieille actrice, aurait presque laissé passer cette dernière phrase si une impression de froid ne s’était glissée en elle.

— Excusez-moi. Vous avez dit une chose qui m’a frappée.

— Je vous parlais. Monique Rieux ? Jean Hondry ? Non, je disais que les psychiatres allaient lui sauver sa tête… Et voyez comme la coïncidence est grande, j’ai lu quelque part que trois psychiatres l’avaient examiné dans sa prison… Et je me souviens très bien que votre mari, M. Brun, était l’un de ces trois psychiatres…

Pourquoi n’y avait-elle pas songé elle-même ? Alexis ne lui parlait jamais de ce qu’il faisait mais ce n’était pas une excuse suffisante. Elle n’y avait pas pensé parce que quelque chose en elle l’avait retenue, avait voilé cette relation entre l’inconnu et son mari.

— Alexis est expert auprès des tribunaux depuis plusieurs années, dit-elle machinalement, sans même faire attention à ses propres paroles. Il rencontre beaucoup de détenus. Ces derniers sont automatiquement soumis à ce genre d’examen.

— Croyez-vous que ce soit automatique, s’indigna la vieille dame. Alors, on va faire passer pour fous tous les criminels et ils s’en tireront avec quelques années d’asile… Je ne suis pas d’accord, pas du tout… Ah ! elle est belle, la justice !…

Marjorie n’avait même pas envie de lui prouver qu’elle avait tort de parler ainsi, qu’elle ressemblait à ces gens qui crient à mort devant les grilles des assises.

— Toutes ces coïncidences m’effrayent, chuchotait la vieille actrice. Je n’aime pas ça, pas ça du tout… Trois prisonniers s’évadent et j’aperçois un inconnu dans ce couloir. Vous allez me dire que dans ma solitude, l’imagination devient galopante… Inflationniste, comme je l’ai lu quelque part. Oui, oui, oui… On disait de quelqu’un qu’il avait une imagination inflationniste, vous vous rendez compte ?

Puis elle cessa de parler et jeta un regard aigu à sa visiteuse, lui trouva un drôle de visage.

— Pardonnez-moi, ma chère petite, si je vous effraye, mais avouez que tout cela est bien étrange.

— Que serait-il venu faire ici ? demanda Marjorie.

— Peut-être se venger de votre mari… En s’attaquant à vous, murmura la vieille femme en épiant sournoisement l’effet de ses paroles sur sa voisine.

— Ce serait stupide de se venger d’un médecin…

— Pourquoi pas, fit Sonia Breknov. Je suis certaine que votre mari n’est pas tellement porté sur l’indulgence avec ce genre d’hommes… Je ne le connais que très peu mais il ne doit pas céder facilement à la sentimentalité. Ce dont je le félicite, d’ailleurs. Les gens deviennent trop indulgents. Tenez, les parents qui laissent tout faire à leurs enfants… Et les professeurs ? Ah ! ils sont jolis, les professeurs !… Maintenant, on fume du haschisch dans les lycées, on se drogue, on revendique la libération sexuelle, la pilule…

Le regard de Marjorie la cloua net. Pourtant, la jeune femme pensait à tout autre chose, mais la vieille actrice crut qu’elle la désapprouvait et même faisait en quelque sorte allusion à son propre passé sachant combien il avait été tumultueux.

— Vous devez dire qu’en vieillissant on devient plus intransigeant… Que voulez-vous, le monde actuel m’épouvante et c’est la raison pour laquelle je me cloître chez moi. Avant, il y avait des drogués, des gens aux amours coupables, mais c’était toujours dans un milieu en marge. Les artistes, en général… Nous avions une excuse. Notre métier était difficile, fatigant, nous avions conscience qu’on nous rejetait de la société… Oui, bien sûr, je n’ai pas été un modèle de vertu, mais tout de même…

— L’un des évadés a été repris ?

— Oui, c’était dans le journal d’hier… Et il se refuse à dire ce que sont devenus les deux autres. Il prétend qu’ils se sont séparés tout de suite pour ne pas attirer l’attention. Je suis certaine qu’il ment.

— Vous êtes certaine que Hondry a bien subi un examen psychiatrique ?

— Je chercherai les journaux, je vous en apporterai la preuve… Et ça n’a pas dû marcher car il devait comparaître devant les assises de printemps. Les deux autres médecins n’avaient pas apparemment convaincu la justice de sa folie.

— Pourquoi dites-vous les deux autres médecins comme si mon mari s’était montré plus sévère qu’eux ?

— Mais, ma chère petite…

Puis elle se vexa quelque peu.

— On dirait que ça ne vous fait pas plaisir.

— C’est exact, ça ne me fait pas plaisir. Je ne peux imaginer mon mari favorisant le rôle de la justice. Je suis certaine qu’il a été très objectif envers ce criminel… Pourquoi souhaitez-vous qu’il ait en quelque sorte truqué son diagnostic ? Pourquoi voulez-vous qu’il soit dur, inhumain ?

— Mais, très chère amie…

Sonia Breknov s’affolait, ne reconnaissait pas sa douce voisine.

— Voulez-vous que je vous dise, madame Breknov ?…

Elle allait l’accuser de désirer que les gens soient aussi méchants qu’elle, aussi peu généreux. Elle allait lui crier qu’elle était un monstre d’égoïsme qui ne s’intéressait qu’à ses pauvres souvenirs, magnifiés par l’épreuve du temps mais vides de talent et d’humanité. Des haillons tape-à-l’œil comme les fripes qu’elle conservait amoureusement dans ses malles. Puis elle se souvint que la veille elle s’était montrée cinglante avec les Rafaël. Que lui arrivait-il qui la rendait aussi agressive ? Pourquoi, dans ce cas, s’étonner qu’Alexis, le samedi soir, ait eu lui aussi sa crise de cruauté ?

Le vieux visage paraissait s’être vidé de son sang. Les lèvres fripées sous la couche épaisse de rouge à lèvres tremblaient un peu, et le dentier aux dents éclatantes tombait de la gencive supérieure dans une bouche que la stupeur et aussi la crainte d’être insultée asséchaient de sa salive.

Marjorie soupira, essaya de sourire mais sut qu’elle ne pourrait être naturelle.

— Rien, rien du tout… Maintenant, il faut que je m’en aille.

Elle se leva et fit quelques pas vers les serins. Engourdis par le soleil, ils se taisaient.

— Vous ne voulez pas une autre tasse de thé ?

— Je dois rentrer…

En se dirigeant vers la porte, elle éprouva du remords à la laisser ainsi.

— Il n’y a personne dans cet immeuble, madame Breknov, et certainement pas ce Jean Hondry… Ce n’est que dans les romans qu’on peut trouver des situations pareilles. Oui, je sais que vous avez, à plusieurs reprises, aperçu quelqu’un, mais ce pouvait être n’importe qui. Soit un familier de l’immeuble, soit un curieux. Vous ne risquez rien, absolument rien. Vous fermez votre porte à double tour, vous ne commettez aucune imprudence. Je suppose que vous ne gardez aucune valeur chez vous ?

La vieille actrice secoua la tête, incapable de prononcer un mot. Tout le monde savait qu’elle n’avait pas de gros revenus. L’achat de cet appartement avait englouti toutes ses économies.

— Tranquillisez-vous…

Sonia Breknov racla sa gorge, soupira :

— Ce n’est pas pour moi que j’ai peur… Mais pour vous si ce Hondry rôde dans les couloirs.

— Je ne risque rien, madame Breknov, répondit-elle, faisant mine de la croire en sachant bien que la vieille femme se souciait fort peu des autres.

— Vous devriez quand même en parler à votre mari.

— Oui, bien sûr, mais vous verrez que demain on apprendra son arrestation. Peut-être à l’autre bout de la France. Vous pensez bien qu’il ne serait pas resté bêtement dans la région où des tas de personnes peuvent le reconnaître à tout moment.

Néanmoins, elle se hâta dans les couloirs et les escaliers, finit par courir pour arriver au plus vite chez elle. Haletante, elle referma sa porte, appuya son front contre. Une journée qui commençait si bien, une journée dont elle attendait la sérénité.

Elle alla fermer la porte-fenêtre de la terrasse trouvant l’air frais, s’assit à côté du téléphone. Dans l’état des choses, il était normal que l’inconnu l’appelle. Au point qu’elle serait déçue, angoissée, s’il ne le faisait pas.

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