10

L'après-midi, Robert et son patron commencèrent à creuser la tranchée qui devait aller d'un puits situé derrière le jardin jusqu'à la maison. La terre était dure, et ils rencontraient de nombreuses roches qu'il fallait détacher en feuilles épaisses, à coups de pic et de barres à mine. Le vent avait parfois de brusques sursauts, et lorsqu'ils jetaient la terre sur le pré, la poussière leur volait dans les yeux. Le patron jurait, crachait et Robert se frottait les paupières sans rien dire.

Dans le milieu de l'après-midi, le propriétaire de la villa vint leur apporter un litre de vin. Le patron sauta hors de la tranchée.

- Allons, petit, dit-il, pose ta pioche une minute et viens trinquer.

Robert sortit à son tour. L'homme était un Lyonnais qui avait acheté cette villa pour y passer l'été. Il était grand et sec et pouvait avoir une cinquantaine d'années. Il dévisagea Robert, lui versa du vin et dit au patron:

- Vous avez un bon ouvrier. Tout à l'heure, je vous regardais de la fenêtre, il a l'air de mettre, comme on dit, du cœur à l'ouvrage.

Le patron sourit.

- C'est un bon petit gars, dit-il. Je n'ai pas à m'en plaindre, il est seulement parfois un peu dans la lune. Par exemple, cet après-midi, je ne sais pas si c'est l'effet du vent du sud, mais ma foi, il me crèverait!

L'homme s'était mis à rire.

- On prétend, dit-il, que le vent du sud excite les fous, mais ce garçon a pourtant l'air bien d'aplomb!

Le patron et Robert riaient aussi. L'homme leur offrit des cigarettes. Le patron ouvrit la sienne pour la rouler dans une autre feuille en s'excusant:

- J'aime mieux ce papier, et puis, autrement, ça se fume tout seul.

- Surtout avec un vent pareil, dit l'homme.

Le vent soufflait tellement que le patron dut descendre dans la tranchée pour allumer son briquet. Ensuite, il leur donna du feu avec sa cigarette.

Ils burent encore une fois en parlant de la canalisation, puis l'homme leur laissa le reste du litre et s'éloigna.

Pendant qu'ils parlaient, Robert s'était mis à fixer Malataverne. Tout le Bois Noir remuait. Le vent apportait jusqu'ici son grondement sourd. Dans le val, autour de la ferme et des ruines, les arbres isolés s'agitaient, tout semblait pris d'une même folie.

Robert regardait. Il regardait sans voir vraiment, et il ne savait plus très bien si le tumulte montait du val ou s'il était au fond de lui.

Par moments, il lui semblait que le temps s'arrêtait; que l'après-midi ne finirait jamais et qu'il allait, toute sa vie, piocher et pelleter dans ce pré, avec ce même vent pour lui souffler au visage une haleine chargée de poussière. Puis tout de suite après, il avait le sentiment que le temps passait vite, que le soir allait venir d'un coup et le surprendre, l'obliger à quitter cette tranchée où il se sentait bien. Alors, il y avait en lui comme une vague; comme une onde de force qui l'envahissait, l'obligeant à frapper plus fort sur la roche où son pic sonnait, d'où jaillissaient des étincelles.

Quand il avait détaché un gros bloc, il le saisissait, s'arc-boutait contre la paroi dont les saillants lui labouraient le dos, et le soulevait jusqu'au bord pour le faire basculer sur le pré.

- Va pas t'esquinter, disait le patron, si c'est lourd, appelle-moi.

Mais Robert continuait, buté, rageur, comme accroché à l'effort. Le patron haussait les épaules, s'arrêtait le temps de rallumer son mégot et grommelait:

- Va toujours, va toujours, petit. On verra si demain tu seras aussi frais! Faut se méfier. On n'est pas comme ceux qui font du terrassement tous les jours, nous autres. Demain, tu vas ramer toute la journée!

Demain. Demain... Mâchant ce mot, Robert serrait plus fort le manche de son outil. Plusieurs fois, il sentit sa gorge se contracter. Quelque chose se nouait dans sa poitrine et il se retenait pour ne pas se retourner et crier qu'il ne voulait pas s'en aller, qu'il coucherait là, dans la tranchée, qu'il y resterait tant que... Il ne savait pas jusqu'à quand.

Mais il ne criait pas. Il ne pouvait pas crier. Il cognait plus fort sur la roche ou dans la terre sèche, et le malaise se dissipait. Tout semblait s'éloigner de lui, et l'idée même d'avoir voulu crier lui paraissait ridicule. Sa gorge se serrait de nouveau mais c'était à cause d'une terrible envie de rire qui lui venait en imaginant la tête du patron s'il s'était mis ainsi à crier qu'il voulait partir tout de suite ou rester ici pour y passer la nuit à piocher.

Alors, il travaillait longtemps en luttant contre son envie de se redresser pour regarder du côté de Malataverne. Sans sortir de la tranchée, il pouvait juste voir le toit de la ferme et la masse sombre des arbres entourant les ruines. De la cheminée, un peu de fumée sortait par bouffées. Alors, il revoyait la vieille. Il la voyait sur la route, grosse comme une fourmi, avec son ombre trapue sur le sol lumineux; il la voyait dans sa cour, avec ses bêtes; puis, malgré lui, il imaginait la cuisine et la chambre de la vieille avec le pot de grès et les ustensiles.

Il n'était jamais entré dans la ferme, et il avait du mal à se représenter les lieux. Chaque fois que sa pensée revenait là, c'était pour les voir différents.

Il s'énervait. Ses coups de pioche portaient à faux sur le roc et le patron levait la tête.

- Fais attention, criait-il. Va moins vite mais cherche les failles. Si tu tapes à pleine roche, tu casseras ton outil et tu n'arriveras à rien!

Robert se redressait. S'imposait une minute d'immobilité sans regarder vers le bas. Il cherchait à flanc de côte un point où fixer ses yeux et il demeurait ainsi, respirant profondément. S'appliquant à dominer sa fièvre.

Une ampoule s'était formée dans sa main droite. Il appuyait dessus avec son pouce en fermant le poing. Il appuyait lentement, savourant la douleur qui augmentait. Il fermait les yeux, et appuyait encore de toute sa force avant d'ouvrir brusquement la main. Alors, la douleur s'élargissait, filait jusqu'au bout des doigts un peu gourds et finissait par disparaître.

Il attendait encore quelques instants et reprenait le travail.

Sa tête bourdonnait, la ferme de la mère Vintard réapparaissait, où il entrait, imaginant l'emplacement des meubles, l'aspect des murs... Et toujours, à un moment donné, tout s'éloignait. Un peu comme s'il se fut enfui de la maison.

De temps à autre, il s'arrêtait de piocher pour ramasser et lancer sur le pré une sauterelle ou un grillon tombé dans la tranchée.

Il lui arriva aussi de regarder du côté des Bouvier. Là-haut, rien ne vivait que les arbres et les vaches qui se trouvaient assez loin de la ferme, dans un enclos où une source sortait de terre entre deux châtaigniers. En dessous, une longue traînée de joncs s'élargissait pour se perdre dans le pré.

Le regard de Robert revenait sur la ferme, s'y fixait un moment, puis il baissait les yeux. Il se représentait alors le fermier, avec sa grande moustache, son visage tanné et ridé, son œil gauche à moitié fermé. Il se trouvait debout dans sa luzerne devant le cadavre gonflé de sa génisse.

D'ici, Robert pouvait voir, au bord du chemin des Froids, à peine plus haut que la ferme, un carré vert foncé en bordure du bois. Ce devait être ça, la luzerne. Il y revint quelquefois, mais, toujours, c'était la maison de la vieille qui finissait par s'imposer à lui.

À six heures et demie, quand le patron ordonna la fin du travail, il faisait grand jour. Pourtant, le ciel, de plus en plus sombre, semblait s'être rapproché des montagnes et, dans le bas-fond, un début de nuit coulait du Bois Noir vers les bords de l'Orgeole. Par endroits, des branchages soulevés par le vent laissaient filer un éclair gris, puis l'ombre se refermait.

Ils couchèrent les pelles dans la tranchée et portèrent dans la boutasse les manches de pioche que le vent avait desséchés. L'eau montait. La murette tenait bon.

- Allez, dit le patron, en route.

Robert empoigna le timon de la remorque vide et descendit le raidillon.

Sur la route, ils marchèrent d'un bon pas. Ils croisèrent plusieurs voitures qui montaient vers Duerne. Puis, comme ils sortaient d'un virage, deux cyclistes les dépassèrent qu'ils n'avaient pas entendus venir. Au passage, l'un d'eux cria:

- Bonsoir, Fernand!

- Adieu, Georges! cria le patron.

Robert eut un sursaut. Les deux cyclistes étaient des gendarmes. Son visage était devenu brûlant. Les gendarmes avaient disparu depuis longtemps que son cœur battait encore comme après une longue course.

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