PREMIÈRE PARTIE

1

À la limite du Bois Noir, Christophe s'arrêta. Sans se retourner, le corps incliné et le cou tendu en avant, il fit un geste rapide de sa main ouverte. Les deux autres s'étaient déjà immobilisés à quelques pas derrière lui. Retenant leur souffle, ils écoutaient, sans quitter des yeux sa silhouette qui se détachait sur le ciel encore clair.

Le chemin des Froids était là, tout de suite après les derniers baliveaux. Se haussant sur la pointe des pieds, Robert aperçut la ligne sombre des murgers qui bordent le clos des Bouvier. Il voulut se pencher vers la gauche pour regarder en direction de la maison, mais son pied porta sur une branche morte. Dans le silence, le craquement sembla courir très loin, rejeté de tronc en tronc, escaladant la colline jusqu'au fond du bois.

- Tu es marteau! souffla Serge.

Christophe s'était retourné. Il se rapprocha sans bruit.

- C'est une branche, murmura Robert.

- Faut faire gaffe, mon vieux, expliqua Christophe; quand tout est calme comme ce soir, les bruits portent loin.

Il s'était assis sur ses talons, au pied d'un hêtre. Serge et Robert s'accroupirent à côté de lui. Ils demeurèrent ainsi un long moment à écouter la nuit, à regarder dans la direction du verger où l'ombre sortait de la terre, noyant le coteau et gagnant peu à peu le bas du ciel.

Dans toute la vallée, la vie du jour s'était endormie et celle de la nuit s'éveillait lentement. Pour l'instant, seul le bourdonnement des trois cascades de l'Orgeole montait jusque-là. Arrivant entre les arbres, il semblait un murmure du bois; comme une plainte étouffée.

Sur l'autre versant, les terres cultivées et les prés jaunis gardaient encore un reste de jour, une vague rousseur qui flottait par places entre les touffes noires des genêts. La route se dessinait à peine.

À mi-hauteur entre le grand tournant et les bois du sommet, la lampe s'alluma dans la cour de la ferme Ferry. Tout autour, la nuit s'épaissit, et l'autre versant fut bientôt aussi sombre que le Bois Noir et les terres du bas-fond.

- Je crois qu'on devrait y aller, murmura Serge.

Christophe se leva, fouilla l'ombre du regard en direction du chemin, puis, se penchant vers eux, il expliqua:

- On va ramper jusqu'au chemin. Là, on remontera un peu. Une fois au tournant, on peut voir la baraque. Si la lucarne de l'écurie est éclairée, c'est le moment d'y aller. Tant qu'ils seront en train de traire, on est tranquille.

- Tu es bien certain qu'ils vont traire tous les deux? demanda Robert.

- Tu me prends pour qui? Quand je me renseigne, moi, c'est du travail sérieux!

- Et le chien?

Serge intervint. Sans trop hausser le ton, mais hargneux malgré tout, il lança:

- Si tu mouilles, on ne t'oblige pas à nous suivre!

Plus calme, Christophe ajouta:

- D'ailleurs, leur chien est toujours attaché, tu le sais aussi bien que nous. Le tout, c'est qu'il ne gueule pas.

Il se mit à avancer sur les mains et les genoux, s'arrêtant à chaque instant. Serge le suivait, puis Robert.

Arrivés au bord du talus, ils firent une pause plus longue. Le chemin était à deux mètres à peine en contrebas. Malgré l'ombre des pierrailles coiffées de murgers, Robert distinguait nettement les deux lignes noires des ornières qui se perdaient sur la gauche, à l'endroit où la roche affleure.

- Vous allez regarder comment je m'y prends, murmura Christophe, et tâchez de ne pas faire trop de boucan, à présent, on n'est pas loin. Et surtout, passez bien au même endroit que moi.

Une racine sortait du sol juste au sommet du talus. Christophe l'avait empoignée d'une main et s'était allongé sur la crête. À présent, il se laissait glisser lentement, les pieds contre l'herbe, courbant puis redressant insensiblement son corps large et épais. Il y eut un froissement à peine perceptible, un peu de terre sèche coula entre des ronces et ce fut tout.

Christophe se trouvait à présent suspendu au-dessus du chemin. Il parut hésiter quelques secondes puis, un pied appuyé contre la paroi et l'autre rejeté en arrière, il lâcha prise. La racine vibra comme un ressort. Robert ne perçut même pas le bruit des chaussures heurtant le sol. Déjà, Christophe s'était accroupi et demeurait immobile. Un peu de terre détachée de la racine continuait à couler entre les feuilles sèches avec un grignotis d'insecte.

Christophe leva la main.

- À toi, Serge!

Serge à son tour s'allongea, empoigna la racine et se laissa aller. Il était moins grand et bien plus mince, mais ses sandales raclèrent le talus d'où une pierre se détacha. Elle roula jusque dans l'ornière où le pied de Christophe l'arrêta. Christophe s'approcha et, empoignant les jambes de Serge, il souffla:

- Lâche tout.

Il le déposa sur le sol en disant:

- Reste derrière les ronciers, et bouge pas.

Il revint se placer au milieu du chemin, en face de l'endroit où se trouvait Robert.

- Lève-toi, dit-il.

Robert obéit.

- Tu ne vois rien, du côté de la maison?

Robert scruta l'ombre vers la droite. La nuit s'était encore épaissie. Devant lui, passé le verger dont les derniers arbres se confondaient avec le pré, la masse des monts de Duerne se découpait toujours sur le ciel, mais les bois ne se distinguaient plus des terres et des pâtures. Seule, la tache à peine plus claire de l'ancienne carrière permettait de situer l'endroit où commence la plantée des pins. Très loin, dans le prolongement du coteau, trois lumières tremblotaient. Sur le versant opposé, la cour des Ferry était toujours éclairée, comme une fenêtre ouverte au flanc de la terre, délimitée par les murs, la maison et le portail.

- Alors, demanda Christophe, tu vois quelque chose?

Robert regarda de nouveau sur la droite, vers le repli de terrain qui lui cachait la ferme Bouvier.

- Non, dit-il, je ne vois rien.

- Eh bien, saute!

- Tu es fou.

- Saute, je te dis, carrément sur moi, et t'occupe pas du reste.

Robert hésitait. Il se pencha en avant. Christophe avait ouvert les bras.

- Alors quoi, ça vient?

Robert se pencha un peu plus, fléchit les genoux et tendit ses mains en direction des épaules de son camarade.

Il n'y eut aucun choc et Christophe le déposa près de Serge.

- Vous n'êtes pas encore mûrs pour opérer en douce, tous les deux. Heureusement que vous êtes de vraies plumes.

- Moi, précisa Robert, je fais tout de même soixante-trois kilos.

- C'est rien ça. Mais Serge ne doit pas peser plus de cinquante.

Serge ne dit rien. Seul, Christophe était resté debout et regardait par-dessus les broussailles.

Sans se lever, Robert se retourna. Derrière eux, c'était tout de suite l'ombre lourde du bois qui pesait sur le chemin.

- Alors, demanda Serge, on se décide?

- Allez, ordonna Christophe; suivez-moi, et surtout, restez baissés.

Ils se mirent à avancer le long de la haie de broussailles, courbés en deux, s'arrêtant tous les dix pas pour écouter. La plainte du ruisseau montait toujours du fond du val, mais elle n'était plus le seul bruit de la nuit. Sur leur droite, la forêt vivait, animée de frôlements, de battements d'ailes et de cris d'oiseaux. Dans le verger, les grillons et les courtilières s'appelaient.

Au virage, la haie s'ouvrait, remplacée sur quelques mètres par quatre fils de fer barbelés. Christophe resta un instant debout sans bouger; puis, se retournant, il fit signe aux autres d'approcher.

- Vous voyez, dit-il, c'est bien ce que je prévoyais. Il n'y a que l'écurie d'éclairée, donc ils y sont bien tous les deux.

À une trentaine de mètres en contrebas, une lucarne carrée aux vitres sales trouait la nuit. En regardant bien, on devinait la maison à demi cachée par les arbres.

- Qu'est-ce qu'on fait, demanda Serge, on enjambe ou on passe dessous?

Christophe eut un ricanement.

- Ce serait fin. Admettons que le vieux nous courate, on sera propre, avec une barrière à sauter! Non, mon vieux, faut toujours prévoir le coup dur.

- Tu veux ouvrir?

- Je vais me gêner, tiens!

Christophe avait déjà empoigné le piquet mobile retenu à un pieu fixe par deux fils de fer. Serge s'approcha.

- Laisse-moi faire, dit Christophe, à deux on ferait du bruit, j'aime mieux opérer tout seul. Seulement, ça vous empêche pas de me regarder faire et de prendre du feu.

Déjà, il avait enlevé l'attache du haut, tirant bien sur les fils pour empêcher les vibrations, il souleva, dégagea de sa gâche le bas du piquet, puis coucha la barrière sur le pré en la maintenant toujours tendue.

- Si on est obligé de se barrer un peu vite, vous penserez bien qu'elle est là. Faudra passer au large pour ne pas vous empêtrer dedans.

Ils firent quelques pas dans le pré, s'arrêtèrent encore puis marchèrent plus vite, d'une seule traite jusqu'aux premiers arbres.

- Dis donc, demanda Serge, si on n'a pas le temps de la refermer en partant, cette barrière, tu parles d'un travail demain matin!

- Tu ne penses pas qu'on va se fatiguer à la fermer, non!

- Je donnerais cher pour voir la gueule du père Bouvier demain matin, quand il ira récupérer ses bêtes aux cinq cents diables!

- Vous croyez vraiment qu'ils les sortent pour la nuit? demanda Robert.

- Bien sûr, ils les remettent au pré aussitôt qu'ils ont fini de traire.

Robert réfléchit un instant puis dit encore:

- Et si une bête avait un accident?

Les deux autres haussèrent les épaules.

- Tu parles, ce qu'on s'en fout, nous autres!

Christophe se tut soudain. Un craquement s'était produit dans les branches, sur leur gauche.

- Il y a quelqu'un, souffla Serge.

- Tais-toi!

Un long moment ils écoutèrent. Robert n'entendait plus que le battement de son sang à ses tempes. Le craquement recommença plus proche, puis il y eut des coups sourds frappés contre terre. Serge et Robert s'étaient accroupis, seul Christophe était debout, le corps collé à un tronc de pommier. Se retournant, il revint près d'eux en ricanant:

- Ce qu'on est cons! C'est une vache qui bouffe des branches de pommier.

Robert respira. La nuit autour d'eux se remit à vivre.

- Mais alors, si les bêtes sont sorties, c'est qu'ils ont fini de traire? demanda Serge.

Il y eut un silence. Ils essayaient de se dévisager, mais la nuit était trop sombre. Enfin Christophe murmura:

- C'est pas possible. Ça doit être une bête qui est restée là je ne sais pas pourquoi.

- C'est bizarre, dit Serge; on ferait peut-être bien de se méfier.

- Quoi, lança Christophe, tu ne vas pas te dégonfler?

L'autre se reprit.

- Moi, me dégonfler? Tu es fou!

Christophe se remit à marcher en direction de la ferme.

- Allez, dit-il, faut plus traîner. Et à présent, bouclez-la. Plus un mot, on est trop près du chien.

Arrivés à une dizaine de pas de la maison, ils obliquèrent à gauche pour rester sous le couvert des pommiers dont les lignes filaient droit vers le fond du val. Bientôt, la fenêtre de l'écurie disparut à leur vue. Ils avancèrent encore jusqu'à dépasser la maison. Là, s'arrêtant un instant, ils écoutèrent. Rien ne bougeait. À présent qu'ils n'entendaient plus la forêt, toute la vie de la nuit tenait dans le bourdonnement de l'Orgeole un peu plus proche et dans le chant des insectes. Le ciel était tout étoilé, mais sa clarté s'arrêtait, au faîte des collines.

Robert se retourna. Il n'y avait plus de lumière dans la cour des Ferry et il ne parvint pas à situer exactement la ferme. Au sud, l'avancée des bois cachait à présent les monts de Duerne et, de ce côté aussi, les lumières avaient disparu. Dans toute la vallée, c'était vraiment la nuit.

Christophe avait déboutonné son blouson et tiré un sac vide qu'il déroulait. Il l'ouvrit et le tendit à Robert.

Ils n'avaient pas à échanger un seul mot. Christophe leur avait tout expliqué avant de monter. Ils se remirent en marche, toujours dans le même ordre.

Parvenus dans la cour, ils durent avancer avec plus de précautions à cause des cailloux. Enfin, sous le hangar, ils s'arrêtèrent.

- Toi, ici, souffla Christophe.

Il poussa Robert à un endroit qu'il avait dû repérer très exactement. Robert ne voyait rien. Il savait que les plateaux se trouvaient accrochés sous les poutres, il essayait de regarder au-dessus de lui, mais partout c'était l'ombre parfaitement opaque. Devant lui, Christophe et Serge devaient se préparer. Il les devinait à un frôlement, au bruit de leur souffle. Un soupir contenu de Christophe lui apprit que Serge venait de se hisser sur ses épaules.

- Lève le sac, dit Christophe.

- C'est fait.

Robert tenait déjà devant lui, de ses deux mains levées, le grand sac largement ouvert. Il y eut bientôt un grincement léger, et Robert sentit le sac s'alourdir sous le poids des fromages secs que Serge lançait par paquets.

- Deux pas à droite, murmura Christophe.

Robert obéit. De nouveau le sac s'alourdit. Puis il fallut avancer encore dans cette nuit où rien n'était visible que le bord du toit où s'arrêtait le ciel. Robert se laissait conduire comme un aveugle par Christophe qui lui avait empoigné le bras et marchait sans hésiter, portant toujours Serge sur ses épaules. Ils s'arrêtèrent. Robert leva le sac et attendit. Il y eut encore un bruit de crochet remué, la targette qui fermait la porte du plateau grillagé claqua plus sec et ce fut soudain comme un grand réveil de toute cette ombre, de tout ce silence qui pesait sur eux. Des battements d'ailes d'abord, puis des piaulements éraillés, une fuite avec des chocs contre les tuiles et, dans le fond de la remise, la chute de quelque gamelle.

- Nom de Dieu, grommela Christophe.

Serge venait de sauter.

- Des poules, je crois.

- Tais-toi, dit Christophe.

Le silence revint un instant, mais de nouveau des ailes claquèrent, et une bête poussa un cri aigu. Robert vit son ombre jaillir au ras du toit et éteindre l'espace d'un éclair quelques étoiles. Aussitôt, de l'autre côté du bâtiment, un grognement monta, puis un bruit de chaîne couvert bientôt par des aboiements.

Robert sentit qu'on lui arrachait le sac.

- Donne ça, lança Christophe, et du large, bon Dieu!

En quelques enjambées ils gagnèrent le premier rang des pommiers et filèrent entre les arbres. Ils avaient presque atteint la barrière lorsque Robert se retourna. À côté de la lucarne, une porte venait de s'ouvrir et la silhouette d'une femme se détachait sur la lumière. Une voix aiguë lança:

- Victor! le chien, vite, le chien, c'en est qui se sauvent!

Déjà les trois garçons dévalaient le sentier. Ils fonçaient, attirés par la descente ouverte devant eux, n'entendant plus que le vent de leur course qui sifflait à leurs oreilles.

Près de l'endroit où le sentier s'écarte du bois pour plonger droit sur l'Orgeole, sans s'arrêter, à mots hachés, Christophe expliqua:

- Serge et moi, on fonce par le chemin... On sera à la moto... avant que le chien nous ait rattrapés... Toi, Robert, planque-toi dans le bois... Tu risques rien, on va l'attirer sur nous...

Le talus était moins haut et Robert put sauter facilement. Il fut bientôt vers les premiers arbres, les jambes accrochées aux ronces; puis il s'arrêta et se laissa tomber sur les genoux. Les bras repliés et comprimant sa poitrine, il retenait son souffle pour écouter la galopade des deux autres qui s'éloignaient sur la gauche.

À présent, cinq ou six chiens se répondaient dans cette partie du vallon. Tout près, en dessous du chemin, c'était celui de la mère Vintard qui hurlait à s'étrangler. Robert percevait même les grincements du grillage contre lequel il devait se lancer de toutes ses forces. En face, c'étaient les deux chiennes des Ferry. Les autres se trouvaient plus éloignés, en amont ou en aval. Et puis, du côté de Sainte-Luce, des aboiements lointains montaient aussi qui se confondaient avec l'écho.

À droite de Robert, derrière le rideau d'arbres, approchaient rapidement les coups de gueule furieux de Noireaud et les cris du père Bouvier qui continuait à l'exciter.

- Allez, Noireaud! Chope-les, Noireaud!... Chope-les!

Le chien venait de dépasser l'endroit où se trouvait Robert quand la moto se mit à pétarader. Déjà loin à présent, peut-être de l'autre côté du ruisseau, le chien menait son tapage.

Le père Bouvier avait dû s'arrêter mais il criait toujours:

- Bande de voyous! Bande de salopards! Je vous connais bien!

La moto s'éloignait. Robert entendit le moteur peiner dans le raidillon puis changer de vitesse en atteignant la descente de la grand-route.

- Noireaud! Noireaud!... Viens, mon Noireaud!

Le vieux appela longtemps puis se mit à siffler.

Il devait être près de sa barrière. Il ne viendrait sans doute pas plus bas.

Il y eut un long moment de silence presque total. La vie du bois était en suspens. Seuls, les insectes continuaient leurs stridulations; les cascades chantaient.

Alors Robert s'aperçut qu'il se trouvait seul, et sa première pensée fut pour le chien. En remontant, Noireaud pouvait flairer sa trace, s'enfoncer dans le bois et le découvrir. Il se leva pour s'éloigner, mais il était en plein roncier et ne pouvait ébaucher le moindre mouvement sans faire de bruit.

Il se colla contre un tronc d'arbre et attendit.

Le vieux sifflait et appelait à intervalles réguliers. Les minutes parurent très longues à Robert jusqu'au moment où il entendit l'homme refermer la barrière et regagner sa ferme en parlant à Noireaud. Bientôt la voix de la mère Bouvier lui parvint, une porte claqua et ce fut tout.

Robert avait repris son souffle, mais la sueur perlait à son front. Il l'essuya d'un revers de manche et se mit à écouter.

L'un après l'autre les bruits de la forêt reprirent. Robert attendit encore un peu, puis s'approcha de la lisière du bois. En face, la lumière brillait de nouveau dans la cour des Ferry.

Robert respira longuement, sauta sur le chemin, et se mit à courir en direction du ruisseau.

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