QUATRIÈME PARTIE

17

Ils avaient hésité entre le raccourci et la route, mais, à cause de la nuit, peut-être un peu aussi par crainte de passer trop près de Malataverne, ils avaient pris la route.

Avec la descente, ils avaient pu courir tout le long et, lorsqu'ils arrivèrent aux premières maisons, ils se remirent au pas.

- C'est la première fois qu'on vient ici tous les deux, dit Gilberte.

- Oui.

- Ça fait drôle, surtout de voir personne... Être comme ça, que nous deux, dans cette rue vide.

Au moment de s'engager dans le Chemin-Neuf, elle s'arrêta, posa la main sur le bras de Robert et demanda:

- Et ton patron? Pourquoi tu ne lui demanderais pas, à lui, de t'aider?

- J'y ai pensé cet après-midi, mais je n'ai pas osé.

- Pourquoi?

- Je n'ai pas osé.

- Mais enfin, pourquoi? Tu n'as pas peur de lui?

- Des fois, il gueule, quand je fais une connerie... Alors pour ça... Surtout que les Bouvier, c'est des clients.

- Il t'attraperait sûrement, mais peut-être qu'il ferait quelque chose. Je ne sais pas, moi, mais ça vaut le coup, tout de même.

- De toute façon, à présent, il est couché.

- Peut-être pas.

- Si. C'est sûr.

Robert se tut. Il n'avait pas dit à Gilberte qu'il était allé regarder par la fenêtre, avant de monter la retrouver. Il ne parlait jamais de sa patronne à Gilberte.

Ils s'étaient remis à marcher, s'éloignant de la grand-rue dont la lumière venait encore par moments jusqu'à eux.

- Et ta patronne, demanda Gilberte, tu crois qu'elle n'aurait pas fait quelque chose? Elle est gentille. Tout le monde à Sainte-Luce dit qu'elle est très gentille, cette femme. Tout le monde dit que ce sont des braves gens, tes patrons.

- Non, non, dit Robert, c'est pas possible.

À présent, il faisait noir, il faisait plus froid aussi et le vent apportait quelques gouttes de pluie.

- S'il se met à pleuvoir, on sera jolis, dit Gilberte.

- Non, ça souffle trop.

Ils furent bientôt en vue de la villa des Dupuy.

- Il y a de la lumière, dit Robert.

- Et il y a aussi des voitures devant.

Une carrosserie brillait sous la fenêtre. Une autre en face. Plus loin, deux voitures avaient leurs feux de position allumés. Ils avaient ralenti le pas. Ils s'arrêtèrent avant la zone de lumière. Le vent leur apportait des bouffées de musique. Ils repartirent en rasant la murette bordant une villa en construction de l'autre côté du chemin. La lumière ne venait pas jusque-là. Ils se glissèrent entre la voiture et la murette.

Dans la pièce, une silhouette passa tout près de la fenêtre et ils se baissèrent tous les deux derrière la voiture. Puis Robert se releva en disant:

- De toute façon, ils ne peuvent pas nous voir, il fait trop noir ici et eux sont dans la lumière.

Il ne pleuvait plus mais le pare-brise de la voiture était couvert de gouttes. Il n'était pas éclairé directement par la fenêtre, pourtant les gouttes brillaient. Robert le regarda longtemps. Il trouvait ces gouttes d'eau très jolies et n'avait plus envie de regarder la fenêtre.

- Je ne vois pas Serge, dit Gilberte. Mais il est peut-être dans une autre partie de la pièce.

Robert grimpa sur la murette.

- Monte, dit-il, on voit mieux.

Il lui tendit la main et l'aida à monter.

- Je vois sa mère, dit Gilberte.

- Où?

- Celle qui est à droite, sur cette espèce de divan, avec une autre femme et un homme qui tourne le dos.

- Cet homme, il me semble que je le connais.

- On ne voit pas sa figure.

L'homme tourna légèrement la tête et Robert reconnut son profil.

- C'est le docteur Jaillet, dit-il. D'ailleurs, la DS qui est là-bas, ça doit être la sienne.

Ils continuèrent d'observer en silence. Les gens étaient assis et parlaient. Parfois, quelqu'un se levait, marchait, disparaissait et revenait. Une femme apporta un plateau. Les autres prenaient quelque chose sur le plateau et mangeaient.

- Ça doit être des gâteaux, dit Robert.

- Ou bien des toasts.

- Qu'est-ce que c'est?

- C'est ce qu'on mange comme ça dans les réceptions.

- Tu en as mangé?

- Non, mais je l'ai lu dans un journal.

- Moi, je crois que ce sont plutôt des gâteaux.

Ensuite, une autre femme apporta un plateau chargé de verres.

- C'est la tante de Serge, dit Robert. Je la connais, je l'ai vue avec lui, un jour. Elle a une voiture, et c'est elle qui conduit. Je crois que c'est une décapotable qu'elle a.

Gilberte ne dit rien. Elle continuait de regarder. Robert se tourna vers elle. À peine éclairé, son visage se découpait pourtant sur la nuit. Elle souriait. Le vent soulevait ses cheveux et elle devait, par moments, tourner un peu la tête pour rejeter en arrière une mèche qui venait lui battre la bouche.

- C'est rudement beau, chez eux, murmura-t-elle.

- Oui, et ils ont la télévision.

- Tu l'as déjà vue?

- Non, mais je sais qu'ils l'ont.

- Ça, c'est bien, la télévision!

- Serge dit que c'est casse-pieds et toujours pareil.

Gilberte se tourna vers lui.

- Alors, qu'est-ce qu'on fait? Où est Serge?

- Je ne sais pas. S'il était avec eux, on l'aurait vu. Il est sûrement dans sa chambre.

- Faudrait en être sûr.

Robert sauta du mur et Gilberte le suivit. Ils passèrent par le terrain vague en suivant le chemin que Serge avait emprunté la veille.

Sur l'autre façade de la maison, aucune fenêtre n'était éclairée. Quand ils ne furent plus qu'à quelques pas, Robert lança le coup de sifflet de ralliement. Ils attendirent.

- On dirait que sa fenêtre est ouverte, dit Robert.

- Oui, il y a une fenêtre ouverte en bas. Tu es sûr que c'est la sienne?

- Oui.

Ils attendirent encore. Robert n'osait plus siffler. Enfin, il avança sans bruit.

- Je vais lancer un caillou dans sa chambre, tiens-toi prête, s'il vient quelqu'un d'autre, on se sauve.

Ils entendirent le caillou rouler sur le plancher. Rien ne bougea.

- Tout de même, s'il était là, il aurait entendu.

- Essaie encore.

Robert changea de place et lança un autre caillou qui ne fit aucun bruit.

- Il est peut-être tombé sur le lit, dit Gilberte.

- Sûrement, oui. Alors s'il est couché, ça devrait le réveiller.

- Qu'est-ce qu'on fait?

- J'en essaie encore un, et si ça bouge pas, c'est qu'il est parti.

- Et si tu essayais plutôt de grimper, je te ferais la courte échelle.

- Tu es folle, suffirait qu'on me voie pour qu'on dise que je viens voler.

- C'est pourtant ton copain, Serge.

- Mais ses parents... Non, non, j'aime mieux encore balancer un gadin.

Quand le caillou arriva, il y eut un bruit de verre brisé.

- Viens vite, dit Robert. Viens! Je crois qu'il y a des dégâts.

Il empoigna la main de Gilberte et l'entraîna. Elle trébucha deux fois et il la retint. Sur le chemin, ils s'arrêtèrent, attendirent avant de passer devant la maison, puis, comme rien ne bougeait, ils se mirent en route.

Une fois éloignés, Gilberte demanda:

- Alors, qu'est-ce qu'on fait, maintenant?

- C'est foutu... Ils sont partis... On ne peut plus rien faire.

Robert parlait vite. Sa voix recommençait à vibrer.

- Faut prévenir les gendarmes, dit Gilberte.

- Les gendarmes, tu es folle! Ils nous arrêteraient.

- Tu n'es pas obligé de parler des Bouvier. Ni même de donner des noms. Tu dis que tu as vu des inconnus qui tournaient autour de la maison de la vieille, que tu crois qu'ils préparaient un coup, et qu'il faut surveiller la maison. Ça suffira. Ils iront, et quand les autres verront qu'il y a des gendarmes, ils n'oseront pas s'y frotter.

- Non, je ne peux pas. Ils me poseront des questions. Mon père dit que les gendarmes finissent toujours par vous faire parler quand ils veulent. Non, non, je ne peux pas.

La petite s'arrêta. Robert fit encore deux pas puis revint vers elle et demanda:

- Qu'est-ce que tu as?

- Tu aimes mieux que la mère Vintard soit tuée?

- Mais enfin, tu sais bien que je ne peux pas aller raconter des histoires pareilles à des cognes, quoi! On serait tous dans le coup.

- Si tu racontes tout, oui, mais pas si tu te contentes de les avertir.

- Mais tu les connais pas, je te dis; si tu avais vu la tête de Ferdinand Magnin quand il est sorti de leurs pattes, après son interrogatoire!

- C'était différent, ils l'accusaient d'avoir volé des voitures.

- Et c'était pas vrai. On l'a su après.

Il y eut un silence et il dit encore:

- Et pourtant, qu'est-ce qu'ils lui ont passé! Bon Dieu, si tu avais vu sa tête!

Ils se turent un moment puis Gilberte demanda:

- Tu as peur, hein?

Il répondit sans hésiter:

- De tomber dans leurs pattes, oui!

La petite eut un haussement d'épaules en disant:

- C'est bon, si tu préfères que la mère Vintard soit tuée!

Elle avait dit cela sans élever le ton, mais sa voix était changée. Robert demeura surpris, sans un mot à répondre, avec simplement cette idée que Gilberte allait peut-être se fâcher et partir. Alors, de nouveau il eut peur. La nuit lui parut plus noire, plus froide et surtout plus vide.

- Gilberte, je ne sais plus, moi... Je ne sais plus ce qu'il faut faire. Mais je ne peux tout de même pas les faire coincer? On ne fait pas coincer des copains!

- Des copains!... Des copains...

Elle répétait le mot comme si elle l'eût entendu pour la première fois. Puis, après un temps de réflexion, elle demanda:

- Et s'ils volent la vieille? S'ils arrivent à la voler sans qu'elle se réveille. Si les gendarmes n'arrivent pas à les prendre, est-ce que ce sera toujours tes copains?

Robert baissa la tête. Elle attendit un peu puis s'approcha de lui à le frôler.

- Réponds-moi, dit-elle, est-ce que tu continuerais de les voir?

- Bien sûr, dit-il, ils auront volé... Mais moi... moi je ne suis pas avec eux.

Cette fois, elle se fâcha. Elle ne criait pas, à cause des maisons proches, mais elle parlait à mots hachés et très durs.

- Ils auront volé, et tu le sauras. Et tu ne diras rien. Et moi aussi, je saurai... Et tu m'obligeras peut-être à me taire aussi... Et si on m'interroge, tu m'obligeras à mentir... Et si mon père parle de ça, je serai obligée de me cacher, ou de faire comme toi, à midi, quand je t'ai parlé de la génisse des Bouvier!

- Mais la vieille, elle n'en fait rien, de cet argent...

Gilberte l'interrompit. Cette fois, elle ne put se retenir de crier.

- Alors, c'est une raison! C'est peut-être ce qu'ils t'ont dit pour t'entraîner avec eux. Et toi, tu as marché. Tu voudrais que je te donne raison...

Elle se tut soudain. Un volet s'ouvrait à la maison la plus proche.

- Qu'est-ce que c'est? lança une voix d'homme.

Ils se sauvèrent en courant. Et derrière eux la voix cria:

- Attendez un peu, bande de voyous, que je descende!

Un chien s'était mis à aboyer sur la gauche, dans une autre rue. Il y eut bientôt quatre ou cinq chiens qui se répondirent et un autre volet claqua.

- Allons dans le lavoir, lança Robert sans s'arrêter.

Ils prirent le sentier qui contourne le monument et se cachèrent sous le lavoir. Accroupis côte à côte derrière le grand bac de ciment, ils retenaient leur souffle. Les chiens aboyèrent encore longtemps puis, un à un, ils se turent. Le vent balançait toujours les lampes et la lueur de la plus proche venait parfois jusqu'au fond du lavoir. Le mur s'éclairait un instant, et ils pouvaient se voir dans un reflet.

- On a eu de la chance, dit Gilberte.

- Tu n'aurais pas dû crier comme ça.

- C'est ta faute, aussi. Tu te rends compte, ce que tu ferais! Mais tu sais qu'on est aussi coupable quand on sait et qu'on ne dit rien.

- On n'est pas coupable si les gendarmes ne nous trouvent pas.

- Tu ne comprends pas ce que je veux dire. Tu n'as pas le droit de te taire si tu sais que d'autres ont volé.

- Je ne peux tout de même pas les moucharder!

- C'est pourtant mieux que de laisser tuer une femme, non?

- C'est une vacherie.

- C'est peut-être une vacherie, mais les laisser faire et se taire après, c'est un péché.

Elle se tut, puis reprit en lui pinçant le bras.

- C'est un péché mortel. Tu entends?... Un péché mortel.

Robert ne dit rien. L'eau coulait dans le bassin et, quand le vent était très fort, le bruit changeait et de petites gouttes venaient jusqu'à eux.

Soudain, Gilberte posa sa main sur celle de Robert.

- Ça y est, dit-elle. J'ai trouvé.

- Quoi? Dis. Dis vite!

- Ce qu'il faut, c'est quelqu'un qui les empêche de faire ça et qui ne dise rien aux gendarmes. Quelqu'un qui ne les fasse pas punir. Quelqu'un qui soit capable de les arrêter et de leur expliquer qu'ils sont fous, mais sans les faire mettre en prison et surtout sans que tu sois embêté, toi.

- Alors?

- M. le Curé.

Il y eut un silence, puis Robert dit:

- Le curé?... Le curé?

- Oui, oui, tu vas aller le trouver, tu lui expliqueras. Il a une moto, tu sais bien. Vous irez tous les deux à Malataverne et, quand les autres viendront, il leur parlera. Ils l'écouteront.

Robert ne répondit pas. Gilberte s'était levée. Elle le tira par la main. Il se leva aussi mais n'avança pas.

- Allons, viens, dit-elle, faut pas attendre.

- Non. Je ne peux pas. Tu me vois aller trouver le curé, moi qui n'ai pas remis les pieds à l'église depuis que ma mère est morte?

- Mais tu es fou, voyons. C'est pas pour ça qu'il refusera de t'écouter.

- Non, non, deux ou trois fois, il a voulu me parler, j'ai toujours réussi à me débiner. Mais je sais bien qu'il m'en veut.

- Moi, je suis sûre qu'il t'écoutera.

- Non, c'est impossible.

- Mais enfin, pourquoi?

- Je crois bien que les autres m'en voudraient autant de les donner au curé qu'aux gendarmes.

- Ça alors, c'est un peu fort! Qu'est-ce qu'ils risquent? Se faire disputer un bon coup, peut-être prendre une paire de calottes, pas plus.

Elle attendit quelques instants puis, comme il ne répondait pas, elle reprit:

- D'ailleurs, ils le connaissent, je le sais. Ils vont à la messe, eux!

- Pas Serge.

- Si, quelquefois, avec sa grand-mère; et Christophe, lui, je le vois tous les dimanches.

- Si tu savais pourquoi il y va!

Elle se pencha vers lui. Il hésita, puis finit par dire en ricanant:

- C'est à cause de ses parents. Son père dit: "Quand on est dans le commerce, on n'a pas le droit d'avoir ses opinions, faut avoir celles de la majorité".

- Qu'est-ce que tu chantes là?

- C'est la vérité. Même que Christophe dit: "Si mon père était épicier chez les Zoulous, je serais obligé de faire la danse du ventre".

- Vous êtes des imbéciles, lança Gilberte. Moi, je suis sûre que la mère de Christophe est très pieuse!

- Je m'en fous!

Robert s'énervait. Il fit un pas en direction de la rue, regarda vers le bas, puis revint près de Gilberte qui n'avait pas bougé.

- Faut qu'on fasse quelque chose, dit-il. Tout à l'heure, ça sera trop tard.

- Moi, je ne vois que M. le Curé pour t'aider. Si tu ne veux pas, je crois qu'on ne peut rien faire... alors, c'est pas la peine de rester là si on ne fait rien.

Elle ébaucha un mouvement comme pour s'éloigner. Robert la retint et se planta devant elle.

- Non, non, t'en va pas... Me laisse pas tout seul, tu ne peux pas faire ça!

- Alors, décide-toi...

Elle s'interrompit. Une bouffée de vent venait d'apporter le ronronnement d'un moteur. Ils s'éloignèrent de la route et retournèrent s'accroupir derrière le bassin.

La voiture passa. Les phares éclairèrent le mur du fond couvert d'inscriptions à la craie tout autour de la pancarte: "les parents sont responsables des dégâts causés au lavoir par les enfants".

- Et si tu y allais, toi? demanda Robert.

- Moi?

- Ma foi. Tu le connais mieux que moi, puisque tu vas à la messe, le dimanche.

- Mais il faudrait que je lui dise que je te vois. Que je suis sortie avec toi.

- Pas forcément, tu peux bien dire que c'est toi qui as vu des gens tourner autour de la maison à la mère Vintard.

Elle réfléchit quelques instants. Dans la lueur intermittente des lampes balancées par le vent, Robert voyait ses sourcils froncés, son visage penché et ses yeux qui le fixaient, durs, sous son front buté.

- Non, je ne peux pas, dit-elle. Il me demanderait pourquoi je n'en ai pas parlé à mon père. Il voudrait savoir pourquoi je suis seule dehors à cette heure-ci; comment je suis sortie. Non, non, je ne peux pas.

- Tu vois, toi aussi, tu aimes mieux que la vieille soit tuée.

Elle ne dit rien. Elle le regardait toujours de la même manière. Robert s'approcha un peu d'elle puis il dit lentement comme cherchant ses mots:

- Quand elle sera tuée, tu le regretteras.

La petite ne répondit pas et Robert insista:

- Tu le regretteras, et à ce moment-là, le curé saura peut-être tout... Il saura peut-être que tu pouvais l'empêcher... que tu n'as pas voulu aller le trouver, toi qui le connais bien... on sera tous punis. Tous... Et ce sera ta faute.

Une bourrasque gronda autour du lavoir. Un peu de poussière d'eau arriva sur eux et la lueur de la lampe vint deux ou trois fois jusqu'au mur. Robert s'avança encore pour mieux voir Gilberte. Elle pleurait. Des larmes coulaient sur ses joues. Tout son visage était bouleversé. Il lui prit les bras.

- Qu'est-ce que tu as?

Elle baissa la tête.

- Dis-moi, qu'est-ce que tu as? répéta-t-il.

- Elle sera tuée. J'en suis sûre. Quelque chose me dit qu'elle sera tuée... C'est une intuition... Je suis sûre qu'il va arriver un malheur... C'est normal d'ailleurs, Malataverne, c'est le coin du malheur... Les vieux le disent. Du temps des rouliers, il y avait une auberge... Les ruines, c'est l'auberge. Il y a eu des crimes... Il y aurait même des gens enterrés sous les ruines.

- C'est des histoires, tout ça.

- Non, non. Je sens qu'il va y avoir un malheur. Et ce sera notre faute. Et le malheur retombera sur nous... Sur notre maison, sur mes parents aussi. Et tout sera ma faute.

- Tu dis des conneries; ça ne tient pas debout.

Robert parlait avec moins d'assurance. Lui aussi se souvenait des histoires de Malataverne. La maison sous la montagne. La maison des crimes. La maison des Froids... Certains ne savaient plus si on l'appelait ainsi à cause de la fraîcheur du coteau exposé en plein nord ou bien à cause des gens assassinés jadis et que l'on avait, racontait-on, enterrés dans ces bois.

- Écoute, Robert, faut que tu ailles trouver le curé. Il les arrêtera. Il peut, lui.

Elle hésita, se pencha vers lui et, très bas, tout près de son oreille, elle ajouta:

- Lui, c'est un peu le bon Dieu, tu comprends. S'il y a vraiment le malheur sur ce coin-là, ça vient peut-être du Diable... Lui, tu comprends, c'est des choses qu'il peut... enfin, tu comprends.

- Tu sais bien que, moi, je ne crois pas à tout ça.

La voix de Gilberte redevint dure.

- Quand la mère Vintard sera tuée, tu y croiras peut-être.

Robert se retourna. Il lui avait semblé que quelqu'un était là, derrière lui. Le vent soufflait moins. Robert écoutait. La nuit vivait. Il se sentit oppressé, comme tout à l'heure dans sa chambre.

- Robert?

- Quoi?

- Tu as tort de dire que tu ne crois pas à tout ça... Je ne peux pas t'expliquer, mais j'ai peur. Quelque chose me dit que le malheur va venir. Ça ne s'explique pas...

- Justement, c'est de la foutaise.

- Robert!

- Quoi?

- J'ai peur. J'ai peur que ça nous porte malheur pour toujours si on ne fait pas quelque chose pour les arrêter.

- J'aurais pas dû monter te chercher.

Elle ne répondit pas. Elle avait encore des sanglots et il la vit qui s'essuyait les yeux. Ils restèrent un long moment sans prononcer un mot, puis, soudain, d'une voix un peu rauque, elle dit:

- J'y pense d'un coup. Si Serge est parti si tôt, c'est sans doute qu'ils ont décidé de changer l'heure. Ils sont peut-être déjà là-bas.

- Tu crois?

- Je ne sais pas, moi. Je cherche à comprendre. J'ai tellement l'impression qu'il va y avoir un grand malheur. C'est peut-être déjà fait... On ne sait pas.

Elle lui pinçait le bras. Il lui prit la main. Elle le lâcha.

- Alors, dit-il, c'est trop tard...

Elle se remit à parler plus fort et il comprit au son de sa voix qu'elle allait encore pleurer.

- Mais non, on ne sait jamais. Il faut se dépêcher, Robert. Faut se dépêcher... Viens, allez, viens. Viens chez M. le Curé... On peut encore arriver à temps.

Ils s'étaient levés. Ils allèrent jusqu'au trottoir. Le vent grondait, très loin, au fond de la vallée. Ils l'entendirent approcher et, bientôt, il fut dans les platanes de la route. Des feuilles passèrent, luisantes dans la clarté des lampes qui s'agitaient.

Encore une fois, Robert se retourna.

- Qu'est-ce que tu as? demanda Gilberte.

- Je ne sais pas. Il me semblait qu'il y avait quelqu'un.

La petite haussa les épaules.

- C'est le vent, tu vois bien... Allez, viens. Faut plus tarder, à présent.

Elle l'empoigna par la main et l'entraîna.

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