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L'air vif les avait saisis au sortir de la cave et c'est en pressant le pas qu'ils se dirigèrent vers la grand-rue.

Les lampes étaient éteintes mais la lune venait de se lever. Elle éclairait tout le bas du ciel dessinant les contours des monts noirs de Duerne qui fermaient la vallée comme un coin de nuit enfoncé entre les coteaux plus proches.

- La lune ne nous gênera pas? demanda Robert.

- Non, au contraire, on aura un peu de lumière, c'est préférable.

- Tu appelles ça "un peu"? Qu'est-ce qu'il te faut!

Robert montrait du doigt les pavés où leur ombre s'étirait devant eux, aussi nette que tout à l'heure, quand une lampe de la rue éclairait leur dos.

- Ici, bien sûr, expliqua Christophe, on est éclairé directement. Mais là-bas, c'est différent. Tu sais, même en plein été, tout ce coin de Malataverne n'a guère de soleil que trois ou quatre heures par jour. C'est vraiment enterré. Comme dit mon père: "Là-bas, c'est quasiment sous la montagne". Et à présent, on est en septembre, faut pas l'oublier. J'ai vérifié, ne t'inquiète pas, la ferme de la vieille sera dans l'ombre jusqu'à passé une heure du matin.

- Évidemment, à cette heure-là, on sera loin.

- J'espère bien, oui; seulement, on aura tout de même profité de la lune. Sans être en pleine lumière, on y verra assez pour travailler à la porte facilement. Ça vaut toujours mieux que de prendre une lampe électrique.

La tête encore lourde, mais ragaillardi par la fraîcheur et la marche rapide, Robert se sentait mieux que dans la cave. Quelque chose flottait en lui qui rendait agréable chacun de ses mouvements. Il avait parfois l'impression de marcher sur un tapis épais et souple.

- Alors tu penses qu'il faudra attendre trois mois! Ça va nous mener à décembre, quoi!

- Oui, approuva Christophe. Mettons encore qu'on attende fin janvier, pour être plus sûr, ce ne serait pas un malheur parce que, tu sais, quand les routes sont mauvaises, c'est pas là qu'on peut vraiment profiter d'une moto.

- À ton avis, combien il peut y avoir en tout, dans ce portefeuille?

- Je ne sais pas, mais d'après Serge, ça fait un sacré paquet!

Ils arrivaient en vue de la place du Marché. Christophe frappa soudain sur l'épaule de Robert; il se pencha vers lui, et, d'une voix qui tremblait un peu, se retenant de crier, il dit:

- Tu réalises, petite tête! Tu te rends compte, un coup de veine pareil! Chacun une pétoche et peut-être bien du rabiot pour se payer une bonne nouba pour arroser le coup! Quand je pense qu'il y a des types qui vont risquer le bagne pour faucher dix sacs à un chauffeur de taxi par exemple!... Le bagne, ou bien des fois de prendre une balle dans la peau.

- Ça, pour les balles dans la peau, nous, on ne risque rien, avec la vieille, seulement, le reste...

Christophe s'énerva un peu.

- Le reste non plus, je te l'ai expliqué, quoi!... et puis, ne t'en fais pas. En cas de pépin, Serge a seize ans, toi quinze, c'est pas la peine de chercher, c'est moi qui endosserais tout.

Il posa encore sa main sur la nuque de Robert, et, le secouant un peu, il ajouta:

- Allez, bonne nuit, vieux. Et surtout tâche d'être à l'heure demain. Et si on se rencontre dans la journée: "Bonjour, comment ça va?" C'est tout, hein! Tu as bien compris. C'est pas la peine de chercher à se revoir inutilement.

- Oui, c'est entendu.

Christophe tendit la main, mais Robert demanda encore:

- Pour vendre les fromages, tu crois qu'il ne faudrait pas attendre...

- Attendre quoi, qu'ils puissent aller là-bas tout seuls?

Christophe se mit à rire. Robert attendit un instant puis reprit:

- Si le vieux porte plainte, les cognes vont chercher...

Le rire de Christophe l'interrompit:

- Non mais sans blague, tu te fous de moi! Tu vois les cognes faire une enquête dans tout le canton pour ça? Et puis tu sais, hein, entre nous, je ne vois rien qui ressemble à un fromage autant qu'un autre fromage!

Le vin devait commencer de faire son effet. Christophe riait sans arrêt.

- Te marre pas comme ça, dit Robert, on va nous entendre.

- C'est toi qui me fais marrer... Allons, va te coucher, ça ne te vaut rien de boire un canon, tu vois du képi bleu partout.

Robert n'insista pas. Ils se serrèrent la main et Christophe traversa la place en direction du magasin aux volets clos. Robert le regarda s'éloigner puis s'engagea dans l'impasse.

Là, il faisait plus sombre. La lune atteignait seulement le haut de quelques façades du côté gauche. Des vitres luisaient comme de l'étain, mais aucune fenêtre n'était éclairée.

Un chat jaillit d'un couloir et, en deux bonds, traversa la chaussée pour se couler sous un portail. Robert, qui avait sursauté, s'arrêta pour le regarder s'étirer, le ventre au sol, les reins cambrés et les pattes de derrière arc-boutées puis allongées dans la poussière.

Robert repartit. Le bruit de ses pas le précédait, courant devant lui, renvoyé de façade en façade. Il ralentit et se mit à marcher au ras des murs sur la terre moins dure.

Il atteignit bientôt l'une des dernières maisons, sortit sa clef et monta lentement l'escalier de pierre, la main sur la rampe de fer glacée. Il ouvrit la porte en la soulevant un peu pour empêcher les gonds de grincer et, dès qu'elle fut refermée, il s'immobilisa pour écouter. Enfin, après quelques instants, il alluma son briquet. Il éleva la main, regarda au fond du couloir dont la tapisserie sale se boursouflait. Le vélo de son père était là. À l'endroit du mur où portait le guidon, le plâtre apparaissait.

Robert éteignit son briquet pour se déchausser, puis, une fois nu-pieds, il le ralluma et avança lentement jusqu'au bas de l'escalier intérieur. Il écouta encore et monta en évitant la quatrième et la septième marche dont le bois craquait.

Depuis le palier, il perçut la respiration régulière de son père. Il évita encore certaines lames du plancher et entra enfin dans sa chambre. Il alla s'asseoir sur son lit, éteignit son briquet et se déshabilla.

Par la lucarne, la lune éclairait un pan de mur et un triangle de plancher où s'allongeait l'ombre portée de la crémaillère.

Une fois couché, Robert resta longtemps à regarder cette tache de lumière. Chaque détail du mur apparaissait: là, une lézarde minuscule du plâtre courait comme un sentier tordu, plus loin, un fil de la Vierge poussiéreux s'accrochait à des grains de badigeon. Sur les autres murs, la pénombre effaçait les détails mais Robert devinait chaque objet. Un piton où pendaient des ficelles et une lanière de cuir; le crucifix avec son rameau de buis qui avait glissé sous son bras gauche; en dessous, une caisse posée sur un tabouret et servant d'étagère où s'entassaient des journaux de cinéma et les livres du cours d'apprentissage. Robert passa très vite sur la vieille machine à coudre que son père avait montée là après la mort de sa mère parce que le marchand de ferraille refusait d'en donner plus de cent cinquante francs.

Robert ne pensait à rien. Il ne dormait pas, ses yeux restaient grands ouverts et son regard continuait de faire le tour de la chambre sans jamais s'arrêter. Ici, rien ne vivait, rien que son regard qui passait sur les objets.

Sur l'autre mur, il y avait la photo de sa mère dans un petit cadre de bois doré, et, simplement tenus par des punaises, les portraits de trois coureurs cyclistes découpés dans des magazines.

Robert était toujours habité par cette espèce de tiédeur qui venait du vin. C'était très agréable. Parfois, ce qu'il regardait se déformait, s'éloignait et une autre image paraissait. Il vit ainsi Gilberte étendue à côté de lui, dans le pré où il avait pu, l'autre soir, lui dégrafer son corsage. Puis ce fut une route dont les arbres défilaient très vite avec un bruit de soufflet saccadé qui lui battait les oreilles comme une rafale de gifles.

Après un long moment, comme le sommeil ne venait toujours pas, Robert se souleva et s'assit dans son lit, les épaules et la nuque appuyées contre le mur. La tiédeur du vin s'atténua un peu. Fixant la vitre de la lucarne, il essaya d'imaginer le val de l'Orgeole tel qu'il pouvait être à minuit. La lune devait baigner entièrement les coteaux orientés au sud et une bonne partie du bas-fond. Peut-être en certains points, le ruisseau était-il éclairé. Mais de toute façon, à hauteur de Malataverne, toutes les terres de la rive gauche devaient rester à l'ombre de la montagne; cette ombre dense, humide et silencieuse qui semble couler du sous-bois et baigner les prés jusqu'au bord de l'eau.

Déjà en été, quand le soleil écrase le reste de la terre, tout ce canton des Froids, qui porte si bien son nom, paraît sombre. On dirait qu'il a une vie à soi, enfermée dans ses bois épais, collée à la terre de ses prés où l'herbe est toujours drue, où les sources résistent aux pires sécheresses.

Robert essaya d'imaginer ce que pouvait être, de nuit, cette ruine de Malataverne. Il la voyait mal. Déjà, de jour, elle n'apparaissait qu'à peine, sous un fouillis d'arbustes. Robert voyait mieux la maison de la vieille: presque carrée, trapue, comme écrasée sous son toit incurvé. Est-ce que la lune viendrait jusqu'à la maison? Christophe affirmait que non. De toute façon, la porte s'ouvrait sur la façade donnant à l'ouest, c'est là que Robert se tiendrait, et cette façade serait forcément à l'ombre.

Robert réfléchit encore. Il fixait toujours la lucarne dont le verre épais, frappé de biais par la lumière, prenait des teintes de nacre. Dans l'angle, à l'endroit de la fêlure, un petit arc-en-ciel s'était formé où se détachait une toile d'araignée tendue entre la crémaillère et le châssis rouillé. Certains fils étaient noirs, d'autres luisaient comme les ornements de crèche dans les vitrines de Noël.

De temps à autre, la lucarne s'éloignait. Les détails s'effaçaient, tout devenait flou, pâle comme une grande tache de lumière ouatée de brume. Alors, sur ce fond, se déroulait un documentaire sur la vallée. Le point central demeurait toujours la ferme de la vieille et la ruine de Malataverne. Ce qui variait, c'était seulement l'angle de vue. Une fois on se trouvait tout en haut du bois des Froids, une autre fois, sur les monts d'Aveize, ensuite sur la route de Duerne d'où l'on apercevait seulement le toit de la ferme avec, dans le lointain, tout le panorama de Sainte-Luce et la fuite des coteaux jusqu'aux premiers monts du Forez. Et puis, c'était aussi la dégringolade des friches, et tout le fond de terre étalé comme une carte tel qu'on le découvre, du chemin qui conduit chez les Ferry. De ce point-là, on n'aperçoit que le toit de la ferme et une toute petite bande de la façade ouest, exactement comme si la maison n'était haute que de quelques centimètres.

- De toute façon, cette façade sera dans l'ombre. Et dans l'ombre de la lune, on ne voit rien.

Robert avait presque murmuré cette phrase. La lucarne se rapprocha soudain. Le petit arc-en-ciel avait disparu. À présent, la fêlure de l'angle était une tache grise frangée de vert pâle. Un instant, Robert pensa à Gilberte, puis il essaya d'imaginer les motos.

Trois motos. Celle de Serge et la sienne seraient plus modernes que celle de Christophe. Christophe avait une bonne grosse motocyclette d'épicier, grise, avec un crochet pour la remorque de livraison et un tan-sad. Celle de Robert serait rouge avec une selle longue et collée au réservoir. Un moment, il suivit en pensée la route de Lyon qu'il n'avait faite que trois ou quatre fois par le car. Il entrevit aussi les rues de la ville avec la circulation. Il essaya de se représenter surtout ce qu'il ne connaissait que par les récits de Christophe: des bars, des maisons où se trouvent réunis tous les modèles de billards automatiques et d'appareils à sous. Où l'on rencontre aussi des filles qui ne ressemblent pas à celles des villages.

Là, l'espace d'un éclair, revint l'image de Gilberte que Robert repoussa aussitôt.

Il sentait la fraîcheur du mur gagner tout son dos et il se recoucha. Il ferma les yeux et ce fut cette fois un autre coin de route qui s'imposa à lui.

Il revit ce dimanche de l'été dernier, où, dans l'après-midi, Serge et lui étaient montés à pied jusqu'aux bois d'Yzeron. Là, venant de Lyon où il s'était rendu le matin, Christophe les avait rejoints. Sur sa moto, il avait amené une fille. Une petite blonde, un peu boulotte, très maquillée et qui fumait sans arrêt. Ils avaient bavardé un peu, puis, l'un après l'autre, ils s'étaient enfoncés dans les taillis en compagnie de la fille.

Robert sentait son corps travaillé par le désir. Il respira plusieurs fois de suite très vite. Il lui semblait retrouver dans sa chambre le parfum de cette fille. Il ferma les yeux et essaya de penser à Gilberte. D'elle aussi, il avait envie, le soir, quand elle s'allongeait contre lui dans l'herbe du pré. Elle avait seize ans. Elle ne voulait pas. Elle se fâchait, menaçait de ne plus revenir, et Robert restait tranquille. Gilberte était plus grande, plus âgée d'un an. Quand ils étaient ensemble, c'était toujours elle qui commandait, depuis toujours, depuis l'école maternelle où ils s'étaient rencontrés pour la première fois.

Robert se retourna dans son lit. Il rouvrit les yeux. Cette fois, il ne ressentait plus du tout les effets du vin et le sommeil ne voulait pas venir. Il se retourna encore à plusieurs reprises puis, pour tenter de s'endormir, il se récita une leçon sur les métaux qu'il avait à réviser pour le cours d'apprentissage.

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