13

À présent, la rue était vide. Le vent s'y engouffrait, s'arrêtait, hésitait à un angle de ruelle puis repartait. Les lampes se balançaient sans cesse et Robert marchait en regardant son ombre qui s'allongeait et se raccourcissait, se déformait, se multipliait, disparaissait pour reparaître aussitôt.

Il marchait.

Il n'irait pas avec les autres. Il était libéré de tout. Il n'avait plus qu'à rentrer. Se coucher, attendre.

Il marchait, mais il ne parvenait plus à penser vraiment.

Son pas sonnait en lui. Chaque rafale le prenait, l'étreignait, sifflait à travers lui.

Arrivé à l'entrée de l'impasse, il s'arrêta, regarda en direction de la place où la lumière aussi dansait sur le sol, puis, toujours du même pas, il s'enfonça dans l'ombre de l'impasse. Çà et là, une fenêtre plaquait sur la façade opposée un rectangle de lumière où se dessinait la croix d'ombre des traverses.

Robert entra sans bruit. Le vélo était là et, du pied de l'escalier, il entendit son père ronfler. Il monta, son briquet à la main, et s'arrêta devant la première porte. Elle était entrouverte. Il la poussa et fit un pas dans la chambre en élevant son briquet à bout de bras. La flamme se coucha, vacilla en agitant sur le mur des lueurs et des ombres floues, puis elle éclaira davantage.

Le père Paillot était couché, sur son lit, le bras gauche replié au-dessus de sa tête, le droit étendu en travers, la main pendante comme au bout d'un poignet cassé. Robert fit encore un demi-pas. Son père était habillé. Il n'avait quitté qu'un brodequin. Il n'avait pas de chaussette, mais son pied était enveloppé d'une bande de tissu kaki d'où ses orteils sortaient. Son pied encore chaussé avait laissé des traces de poussière grise sur la couverture marron.

Dans la pièce, il faisait chaud. Les odeurs mêlées de vin, de crasse et de transpiration donnaient envie de vomir. Des mouches tourbillonnaient. L'une d'elles vint autour de la flamme du briquet, fit deux tours, frôla le visage de Robert puis s'éloigna vers le lit.

Robert s'approcha encore. La flamme diminuait. Sa lueur laissait les angles de la pièce dans l'ombre.

Le père ronflait toujours. Quand Robert approcha son briquet, il vit que la mouche s'était posée sur son visage. Elle alla d'un bord à l'autre du front, sauta sur le nez, puis s'approcha de la bouche entrouverte. La lèvre du père tressaillit. La mouche s'envola pour se reposer aussitôt sur le menton mal rasé. Le père eut un ronflement plus rauque, sa tête se balança de droite à gauche et sa main se souleva pour retomber aussitôt. Robert regarda encore cette main ouverte, ces doigts légèrement pliés, larges, épais, encore sales. La flamme du briquet baissait de plus en plus, elle eut un sursaut qui éclaira mieux, faisant apparaître dans la main du père le sillon des crevasses, puis elle s'éteignit. La mèche ne fut plus qu'un point rouge que Robert écrasa du pouce.

Il soupira et s'éloigna lentement, les mains en avant, dans l'obscurité.

Une fois dans sa chambre, il ferma la porte et alluma. L'ampoule nue qui pendait au bout d'un fil, contre le mur à la tête du lit, jetait partout une lumière crue. Il fit des yeux le tour de la pièce. Son regard se posait sur chaque objet, mais rien ne venait vraiment jusqu'à lui. Il s'assit sur son lit.

Dehors, le vent sifflait. Les rafales se fendaient à l'angle du toit. Sous la poussée des plus violentes, la lucarne vibrait.

Robert ne se décidait pas à se coucher. Le regard rivé à un nœud du plancher, il s'engourdissait peu à peu.

À présent, tout lui semblait vague, lointain. La voix de Christophe résonnait encore, mais les mots ne signifiaient plus rien. Il revoyait la pénombre du garage; les reflets de la lampe d'angle dans la verrière, le regard de Christophe, la rue encore avec son ombre déformée et multiple...

Un temps: rien. Le plancher avec ce nœud énorme du bois où un clou s'est plié, un clou qui brille.

Et puis, soudain, Robert se dresse. Quelque chose se serre en lui... Quelque chose comme tantôt quand il regardait vers le val, comme ce soir après le passage des gendarmes.

À présent tout va très vite... tout passe à une cadence folle mais sans heurt, sans mélange.

Robert s'aperçoit qu'il a chaud. Très chaud. Brusquement, comme ça, sans avoir rien fait. Son cœur bat plus vite. Il vient de se lever. Il marche. Près de la porte, il s'arrête. Revient. Regarde autour de lui. Son regard s'attarde sur la vieille machine à coudre. Malgré le capot fermé, malgré les années, il voit tourner la roue luisante, vibrer le pied-de-biche qui pousse le tissu... le tissu où des mains se sont posées. Il détourne les yeux. Il sait qu'il va regarder plus haut, à droite. Il ferme les paupières en levant la tête et, quand il les ouvre, son regard se pose sur le portrait.

Ses poings sont crispés. Il sent ses ongles dans ses paumes. Son pouce appuie sur l'ampoule douloureuse. La douleur monte. Mais cette douleur de sa main n'est plus la seule. Il y en a une autre en lui plus sourde et plus forte à la fois.

Il est resté seulement quelques instants ainsi. Juste le temps d'une grande douleur... Le temps d'une grimace.

Et puis, il est à la porte. Il l'ouvre. Marche vite, sans hésiter, et cherche de la main l'interrupteur dans la chambre du père.

La lumière tombe de la suspension et éclaire le père jusqu'à la ceinture. Tout le haut du corps et la tête sont dans la pénombre verte de l'abat-jour de toile à quatre pointes où pendent de grosses perles rouges et jaunes.

Le père a bougé. Robert hésite. Fait un pas, un autre encore, puis va jusqu'au lit.

- Papa!

Sa voix sonne drôlement.

Le père ne bronche pas.

- Papa! Réveille-toi, papa!

Le père s'arrête de ronfler, grogne et tourne la tête de l'autre côté. Son bras droit est toujours tendu. Robert lui prend le poignet et le secoue.

- Papa... Papa... Faut te lever... Faut que je t'explique. Papa!

Le père ouvre les yeux, replie son bras que Robert vient de lâcher et se soulève sur le coude. Ses sourcils sont froncés, son regard est mouillé, plein d'un étonnement stupide.

- Papa... Faut m'écouter... Écoute-moi!

Le père a un hoquet puis il rote avec un sursaut de tout le corps.

- Quelle heure il est? dit-il.

- Je ne sais pas...

Le père regarde vers la fenêtre.

- Tu t'en vas?

- Non, je rentre... C'est pas tard, papa... Peut-être neuf heures.

- Neuf heures du soir... neuf heures du soir...

Il paraît abasourdi. Son regard va de Robert à la fenêtre fermée. Puis il se laisse retomber sur le lit et ferme les yeux en grognant:

- Éteins-moi cette lampe.

- Papa... écoute-moi.

- Tu m'emmerdes... tu m'emmerdes... je te dis...

Robert se penche et le secoue par l'épaule. Le père essaie de le regarder, mais il a du mal à tenir ses yeux ouverts. Il bredouille encore:

- T'as pas fini... de m'emmerder... espèce de con...

- Papa, faut te lever. Faut que tu viennes avec moi... Ils vont faire des bêtises... C'est important... C'est Christophe... Christophe Girard et Serge Dupuy... Faut venir, papa...

Les yeux du père s'ouvrent le temps qu'il lui faut pour crier:

- Fous-moi la paix avec tes copains, tu entends! Va te coucher et fous-moi la paix!

Sa tête retombe et il grogne encore:

- Tu m'emmerdes. Tout le monde m'emmerde... Bon Dieu ce que j'ai soif!... Ce que je peux avoir soif... Va me chercher un canon...

Le reste de la phrase se perd dans un grognement. Il s'est tourné de l'autre côté, les jambes repliées, la tête en avant.

Robert regarde un instant son dos large que la respiration soulève régulièrement. Le pantalon de velours a un accroc sur la fesse gauche et laisse voir un peu de peau blanche striée de poils noirs. Comme celui qui pend au portemanteau du couloir, il a la couleur de la pierre des carrières.

Lentement, la tête baissée, Robert s'éloigne. Il éteint. Il sort dans le vestibule que la lampe de sa chambre éclaire à demi.

Là, il s'arrête un instant. Quelque chose monte en lui, grandit. Il tente de se défendre, mais un sanglot secoue sa gorge et des larmes coulent sur ses joues.

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