15

Sur toute la longueur de l'impasse, il ne restait qu'une seule fenêtre éclairée. À l'extrémité, la lumière de la grand-rue allait et venait selon le vent, déplaçant les ombres des maisons.

Robert marcha vite jusqu'à la place. Il n'y avait plus de lumière dans l'épicerie des Girard et il continua de monter la grand-rue. Arrivé devant la maison de son patron, il s'approcha de la barrière. La verrière de l'atelier reflétait la lampe de la cuisine qui éclairait aussi les graviers de la cour. Il ouvrit sans bruit la grille et, sur la pointe des pieds, marcha le long du mur. Avant de tourner l'angle, il écouta un moment. Le poste de radio fonctionnait. Des gens parlaient, de temps à autre; ce qu'ils disaient était couvert par des rires et des applaudissements.

Robert avança jusqu'au bord de la fenêtre et se pencha. La patronne était assise entre la table et la cuisinière. Elle tricotait, les pieds posés sur un barreau d'une chaise où se trouvait sa pelote de laine qu'elle faisait rouler en tirant sur le fil.

Se penchant un peu plus, Robert examina le reste de la pièce. Le patron devait être couché.

Robert voyait la patronne de trois quarts. Elle souriait parfois sans cesser son travail. Il la trouva très belle. Quand elle tirait sa laine, son avant-bras appuyait sous son sein qui remontait un peu. Sa robe relevée découvrait ses genoux. Elle leva la tête. Robert se recula.

Il regarda la porte. Il suffirait de frapper, de dire: "C'est moi, Robert". D'ouvrir et d'expliquer tout très vite, sans la laisser parler. Il hésita encore, puis il pensa qu'elle ne ferait certainement rien sans le patron. S'avançant à nouveau, il constata que la porte de la chambre était entrouverte. Alors, il s'étonna d'être venu ici. Il regarda la patronne encore quelques instants puis, voyant que le carillon indiquait neuf heures vingt, toujours longeant le mur et marchant sur la pointe des pieds, il regagna la grand-rue.

Il n'y avait personne. Les lampes continuaient de se balancer. Celle qui était un peu plus haut grinçait. Autre chose faisait un bruit de ferraille sur un toit, du même côté.

Robert regarda vers le bas. Un camion passait sur la route en direction de Montbrison. Il le suivit un instant par la pensée. Il était devant l'hôtel, devant le garage; à présent, il devait se trouver à hauteur de la gendarmerie...

Une bourrasque plus forte que les autres secoua la grille et siffla dans les fils électriques. Robert frissonna, lança encore un regard vers le fond de la cour et se mit à courir en direction de Duerne.

À l'embranchement de la vieille route, il eut un instant d'hésitation, ralentit, puis repartit en se répétant la phrase de Gilberte: "De nuit, il vaut mieux prendre la route du haut". Et, tout en poursuivant sa course, tout en répétant cette phrase, il se représentait la route du bas. Il la devinait, en dessous de lui, de plus en plus éloignée à mesure qu'il montait; il ralentissait parfois, courait un moment sur le talus en scrutant la nuit. Lorsqu'un coup de vent déchirait les nuages, un coin de ciel pâlissait, des étoiles apparaissaient, laissant couler une clarté qui piquait un reflet rapide, tout au fond de l'ombre. C'était le ruisseau; la vieille route serpentait à quelques enjambées.

Cette course pénible, en pleine montée, lui faisait du bien. Il s'occupait de son souffle, s'efforçait de garder une foulée régulière, ne pensait presque plus. La nuit était trop bruyante, trop agitée de vent pour être inquiétante. Chaque fois que la route s'enfonçait vers la gauche en épousant le mouvement d'une combe, le bruit s'éloignait, devenait un roulement confus; puis, quand elle repartait en direction de la vallée, le tumulte reprenait. Chaque buisson, chaque arbre, chaque rocher sifflait ou grognait. De l'autre côté, sur le versant du Bois Noir, du coteau des Froids aux derniers contreforts de Sainte-Luce, la montagne entière grondait.

Robert ne s'arrêta qu'au pied du chemin des Ferry. Là, il attendit quelques minutes en reprenant son souffle. Il calcula qu'il n'avait certainement pas mis plus d'une demi-heure pour monter. Depuis le dernier tournant, il avait vu de la lumière dans la cour, mais elle s'était éteinte aussitôt. À présent, seules les branches les plus basses du tilleul étaient éclairées. Sans doute le volet n'était pas encore mis à la porte-fenêtre de la cuisine. Il allait se décider malgré tout à descendre dans le pré où peut-être Gilberte l'attendait encore, lorsque la lampe se ralluma. Le tilleul s'agitait; ses feuilles luisaient, éclairées par-dessous, et c'était par instants comme un grand vol d'étincelles.

On courait dans le chemin. Robert siffla doucement. Gilberte arriva.

- J'allais descendre dans le pré, dit-il.

- Tu parles, il est dix heures passées. Ça fait plus d'un quart d'heure que je suis remontée. Je t'ai attendu. Qu'est-ce que tu as fait?

Elle semblait fâchée.

- Faut que je t'explique. Viens...

- Tu rigoles. Je vais me coucher. Tout est terminé. Je suis sortie pour fermer le portail et détacher les chiens. Tu m'expliqueras demain...

Déjà, elle s'éloignait.

Robert se sentit soudain seul. Vraiment seul. Et il eut peur, vraiment peur.

La nuit était là, tout autour, et Gilberte allait partir. Il se précipita derrière elle, la rattrapa et, l'empoignant par le bras, d'une voix qui sonnait drôlement, il demanda:

- Gilberte... Reste... C'est important. Faut que je t'explique. J'ai besoin de toi.

Elle essaya de se dégager.

- Lâche-moi. Si je reste trop longtemps, mon père va sortir me chercher.

Il s'accrocha davantage. Il avait peur, il tremblait, il n'avait qu'une seule pensée: garder Gilberte avec lui.

- Alors rentre, dit-il. Laisse-les se coucher et reviens.

- C'est pas possible. Ils m'entendraient sortir.

- Et par ta fenêtre, elle est bien de l'autre côté, sur le jardin?

- Oui, mais c'est trop haut.

- Il y a bien une échelle dans la cour?

- Oui, seulement je vais fermer le portail et détacher les chiens.

- Je monte avec toi, tu me donnes l'échelle avant de fermer et j'irai la porter; tu sortiras dès qu'ils seront couchés.

Elle parut réfléchir un instant puis, secouant brusquement son bras, elle parvint à se dégager et se remit à courir en disant:

- Non, non, demain, on se verra demain. Je ne veux pas faire ça, c'est trop dangereux. Et puis c'est très mal.

Robert l'avait encore rattrapée. Cette fois, ils étaient tout près du portail. De l'autre côté du mur, un chien se mit à grogner.

- Bellonne, cria Gilberte, tais-toi!

La bête se tut. Sa chaîne racla le bois de la niche.

- C'est Bellonne, dit Gilberte. Elle a un petit. Elle grogne pour un rien... Lâche-moi.

Robert s'approcha davantage. À présent, il lui tenait les deux bras. La lueur de la lampe arrivait jusqu'à eux. Robert se mit à supplier.

- Ça peut être terrible... Je ne sais plus quoi faire. Faudrait les empêcher... Tout seul... Je suis tout seul.

Un sanglot lui coupa la voix.

- Tu pleures. Tu es fou. Qu'est-ce qu'il y a?

À mots hachés, Robert reprit:

- Christophe et Serge... Serge Dupuy... Ils vont... Ils peuvent tuer quelqu'un si on ne les arrête pas.

Gilberte se mit à rire.

- Tu es fou. Allons, laisse-moi rentrer.

Robert lui serra les bras. Il sentait qu'il devait lui faire mal.

- Non, je ne suis pas fou... Les Bouvier, le vol, la génisse, c'était déjà eux...

- Qu'est-ce que tu dis?

Il hésita, puis, dans un autre sanglot, il lança:

- C'était nous.

Le visage de Gilberte s'était durci. Il y eut un instant de silence avec seulement le vent qui passait entre eux en faisant flotter les cheveux de Gilberte et claquer son tablier.

- Gilberte, me laisse pas... me laisse pas... (Il marqua un temps puis, plus bas, il ajouta:) Me laisse pas, tu es plus grande, toi!

De l'autre côté du mur une porte s'ouvrit.

- Gilberte! Qu'est-ce que tu fais? cria le père Ferry.

La petite hésita. Robert lâcha ses bras. Elle se mit à courir en criant:

- Voilà, j'y vais!...

Robert entendit la porte de la cuisine se refermer au moment où Gilberte arrivait au portail. Robert la regardait. À présent, il était sans force. Il n'avait plus en lui qu'une envie de pleurer. De se laisser tomber là, par terre, et de pleurer.

Gilberte disparut dans la cour. Il l'entendit crier:

- Ma Diane... Ma Bellonne... Oh, le joli petit. Oh, qu'il était joli ce petit!... Oh, le beau petit chienchien!

Les chiennes gémissaient, le chiot pleura et Gilberte parla encore.

Tout cela était dans le vent, dans la nuit, dans le grand tourbillon noir assourdissant. Et puis, du portail il vit sortir le bout d'une échelle. L'échelle glissa sur le talus du chemin et le portail claqua. Quelques pas... Les chaînes contre la niche... Encore une fois la petite parla aux chiennes, courut sur le chemin et tira la porte de la cuisine.

Après quelques secondes, la lampe de la cour s'éteignit.

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