18

Ils allaient vite. Gilberte passait au ras des murs. Elle tenait toujours la main de Robert qui marchait tout près d'elle. Il se retournait souvent. Il fouillait du regard l'ombre des porches et des ruelles et levait les yeux vers les fenêtres éclairées. La rue était vide. Tout était vide, mais ce vide était inquiétant.

Robert avait retrouvé l'impression ressentie dans sa chambre, elle ne le quittait plus. Par moments, ce n'était pas seulement une sensation vague. Quelqu'un était là. Il en était certain. Quelqu'un qui le suivait, épiait ses gestes... quelqu'un qui savait peut-être ce qu'il pensait.

Il faillit s'arrêter. Obliger Gilberte à se retourner et à courir. Sans le vouloir vraiment, il avait ralenti. La petite le tira.

- Viens. Te retourne pas tout le temps comme ça, tu vois bien qu'il n'y a personne.

Ils marchèrent plus vite. Puis ce fut elle qui ralentit. Ils étaient devant la maison du plombier.

- Tu vois, dit Gilberte, il y a encore de la lumière chez tes patrons.

Les vitres de l'atelier reflétaient toujours la fenêtre de la cuisine. Robert se remit à marcher, entraînant Gilberte.

- Allons, viens, dit-il. C'est la patronne. Je suis sûr qu'il est couché, lui. J'en suis sûr. Viens vite, ça ne servirait à rien d'entrer.

Ils repartirent. La lune était levée mais elle n'apparaissait que rarement entre deux nuages. Pourtant le ciel était plus clair, avec de grands sillons blancs tourmentés.

Arrivée sur la place, Gilberte regarda le clocher.

- Il est presque onze heures et quart.

Devant l'escalier de l'église, ils étaient dans l'ombre. Robert s'arrêta.

- Va falloir faire vite, dit-il. Vaudrait mieux que ce soit toi qui lui expliques.

- Non, fit-elle.

Elle avait frappé le sol du pied. Robert hésita et, pourtant, il demanda encore:

- Et s'il est couché?

- Il se lèvera. Il se lève bien pour porter l'extrême-onction.

- Et si on allait les deux?

Elle frappa de nouveau sur le sol et sa voix monta.

- Non, non et non. C'est toi qui iras. C'est toi qui iras. C'est décidé, il n'y a plus à discuter!

Elle lui avait lâché la main pour lui pincer le bras. Il se laissa entraîner en murmurant simplement:

- Je pourrai jamais, je pourrai pas... Je sens que je pourrai jamais.

- Tu pourras. Je me cacherai au fond de la ruelle quand vous sortirez et j'attendrai que vous soyez partis pour m'en aller.

- Mais c'est vrai, tu ne peux pas remonter toute seule! Tu vois bien que c'est impossible.

- Et alors, qu'est-ce que tu crois? Tu te figures que j'aurai peur? Ne t'inquiète pas pour moi.

Il baissa la tête.

Ils arrivaient de l'autre côté de la place.

- C'est tout bouclé chez Christophe, remarqua Gilberte.

- Oui, c'est tout bouclé.

Robert ne pensait plus, il ne sentait plus, il était une machine qui avançait parce que Gilberte la conduisait.

Ils s'arrêtèrent devant le mur de la cure. La porte était entrouverte. Gilberte le poussa.

- C'est encore éclairé. On a de la chance, dit-elle.

- Viens avec moi... Viens, Gilberte!

Elle le bouscula vers l'intérieur et sonna.

- Allez, va, je reste là.

Elle tira la porte et Robert se trouva seul dans la cour. La clochette tinta encore. Le fil de fer vibrait contre le crépi du mur. Sur les quatre marches de l'escalier de pierre, les persiennes traçaient des rais de lumière jaune.

Robert n'avait pas bougé. Son regard était rivé aux persiennes de la porte-fenêtre. Le temps passait. Des heures... Toute la nuit peut-être.

Robert sursauta. Une ombre s'agitait derrière les vitres. La porte s'entrouvrit.

- Qu'est-ce que c'est? Il y a bien quelqu'un?

C'était la voix de la vieille bonne. Derrière Robert, il y eut un frôlement contre la porte de la rue.

- Allez, vas-y, souffla Gilberte, vas-y!

- C'est moi!

Robert ne reconnut pas le son de sa propre voix. Dans les arbres, à gauche, il y eut un envol d'oiseaux.

- Qu'est-ce que vous voulez?

Robert s'avança. Les volets s'ouvraient. La femme parut. Elle portait un manteau noir. En bas, une chemise de nuit blanche dépassait, tombant sur ses pantoufles.

- Qu'est-ce que vous voulez? dit-elle.

- Je voudrais voir M. le Curé.

- Avancez un peu!

Robert monta deux marches et s'arrêta. La vieille eut un mouvement de côté pour laisser passer la lumière. Robert cligna des yeux.

- Ah, c'est toi, le petit Paillot, dit-elle. Qu'est-ce que tu lui veux à M. le Curé?

- Je voudrais qu'il vienne, c'est important.

- C'est pour ton père? Il n'aura pas assez bu, sûrement!

- Non, c'est pas pour ça...

- Eh bien quoi, explique-toi!

- Je ne peux pas. Je ne peux le dire qu'à M. le Curé... C'est... Je ne peux pas... Faudrait qu'il vienne...

La vieille s'avança pour mieux le voir.

- Mais, ma parole, dit-elle, il est saoul aussi, celui-là... Tel père, tel fils... Si c'est pas une honte à cet âge-là! C'est du propre; c'est du joli! Espèce de petit morveux. Veux-tu bien me fiche le camp. Ça n'a pas mis les pieds à l'église depuis des années et ça viendrait réveiller M. le Curé pour des histoires de poivrot. Allez, allez, et file un peu si tu n'as pas envie que je téléphone aux gendarmes!...

Robert descendit les marches, se retourna encore et vit la vieille qui le menaçait de la main avant de refermer ses volets.

Gilberte était toujours derrière la porte. Il demanda:

- Tu as entendu?

- Vieille vipère, ragea-t-elle, les dents serrées. Vieille harpie... Si M. le Curé savait ça!

Robert s'était adossé au mur, il était sans force. Ses jambes tremblaient. Il sentait qu'il ne pourrait plus faire un seul pas.

- Voilà, murmura-t-il. C'est fini... On a tout essayé... C'est fini.

- Viens, dit-elle. Allez, viens, et arrête-toi de dire des âneries.

Il se laissa entraîner vers la place. Arrivés à l'endroit où la lumière commençait, elle se planta devant lui et l'obligea à lever la tête. Robert ne pouvait plus penser, mais il constata pourtant qu'elle avait dans le visage quelque chose de dur, de sévère, qu'il n'avait jamais remarqué. Quelque chose qui la faisait ressembler à sa mère.

- Écoute-moi, dit-elle. Écoute bien. Cette fois, on n'a plus le temps de discuter. Ou tu vas trouver les gendarmes, ou bien on monte à Malataverne tous les deux.

- Hein?... Et qu'est-ce qu'on fera?

- Tu ne penses tout de même pas qu'ils oseraient y aller en voyant qu'on est là?

- Ils se gêneraient.

Elle se pencha pour souffler:

- Tu as peur, hein?... Dis-le que tu as peur. Tu te retournais tout le long du chemin... Tu regardais partout, dans tous les recoins... Tu crois peut-être que je ne t'ai pas vu? Tu avais peur que Christophe soit caché quelque part et qu'il te demande où on allait?... Tu en as peur, hein, de Christophe?

Robert avala sa salive.

- Non... C'est pas ça. Je ne pensais pas à lui.

- À Serge alors? Tu aurais peur de ce gamin?

Robert retrouva un peu de voix pour lancer:

- Non, sûrement pas! C'est un morveux.

- Alors, qu'est-ce que tu as? Allez, dis?

Robert regarda vers la place. Là-bas, de l'autre côté, l'église se détachait en noir sur le ciel où les nuages se déchiraient.

- J'ai rien, dit-il. Rien du tout.

Sa gorge recommençait à lui faire mal et les mots sortaient avec peine.

- Si tu n'avais pas peur, fit Gilberte, on serait déjà à la gendarmerie ou bien en route pour Malataverne.

- Non, j'ai pas peur, répéta-t-il. Seulement, les gendarmes, faut pas y compter. Je suis pas un salaud. Tu ne me feras pas moucharder des copains.

- Alors, tu sais ce qu'il reste à faire?

Ils se regardèrent un instant. Gilberte avait toujours son visage dur. Robert soupira, serra les poings et murmura:

- Allez, faut se dépêcher, à présent. Viens, faut se dépêcher.

Et ils se mirent à courir côte à côte en traversant la place.

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