TROISIÈME PARTIE
12
Le jour finissait. À l'ouest, au ras des montagnes, les nuages se teintaient de rouge. Les lampes de la rue étaient déjà allumées.
Le vent soufflait toujours et Robert demeura un moment le dos contre le mur de la maison. Il se sentait sans force et seul. Le visage de la patronne était devant lui. Il entendit plusieurs fois son prénom: "Josiane... Josiane".
Un coup de vent très fort s'engouffra dans la rue et Robert frissonna. Il se retourna pour regarder encore la cour de l'autre côté de la grille que le vent secouait. Il suffirait d'ouvrir. D'entrer. De marcher jusqu'à la porte de la cuisine...
Soudain, Robert haussa les épaules, repoussa le mur derrière lui de ses deux mains et s'élança sur le trottoir.
Sur un seuil, un homme et une femme bavardaient. À chaque pas qu'il faisait, Robert sentait un grand choc qui se répercutait jusque dans sa tête. La cuisine était là, devant lui, tiède et claire, et la patronne était assise à côté de lui.
Il se voyait ainsi. Et pourtant, il s'éloignait en courant de cette maison avec le sentiment qu'il ne pourrait jamais plus y revenir. Depuis qu'il avait fermé la porte de cette pièce, il ressentait quelque chose d'indéfinissable, quelque chose qui le suivait et qui lui faisait peur.
Devant lui, une voiture déboucha d'une ruelle et s'éloigna en direction de la grand-route.
À l'angle de la place, Robert s'arrêta. Il y avait de la lumière dans l'épicerie des Girard. Il traversa, longea la façade jusqu'au bord de la vitrine. L'étalage extérieur était rentré et encombrait le milieu du magasin. Robert se pencha. Le père de Christophe était assis derrière la caisse, que dépassait sa tête inclinée en avant. Il devait compter sa recette de la journée. Robert se recula et poussa doucement la porte du couloir. Il y avait de la lumière à la cuisine mais la moto n'était pas là.
Il modula pourtant le coup de sifflet de ralliement, doucement d'abord; attendit, puis recommença plus fort. Il alla sur la pointe des pieds jusqu'à la porte vitrée et regarda par-dessus les rideaux. Il n'y avait personne dans la pièce. Sur la cuisinière électrique, une cafetière laissait filer un jet de vapeur. Robert se retourna, revint sur le trottoir et, après avoir longtemps hésité, il entra dans le magasin.
Le père Girard leva la tête.
- Bonsoir, monsieur, dit Robert.
- Bonsoir. Qu'est-ce qu'il te faut?
Robert fit des yeux le tour des rayons où s'alignaient les boîtes de conserve, les paquets de lessive et les bouteilles; il fit un pas en avant, regarda l'homme et demanda:
- J'aurais voulu voir Christophe.
L'épicier s'était remis à compter ses billets. Il acheva une liasse qu'il épingla, puis il dit:
- Il est allé faire un saut jusqu'à l'Arbresle avec la moto. Il avait un colis à porter pour un camarade.
Robert pensa aux fromages. L'homme s'était accoudé à la table qui se trouvait derrière son comptoir. Il restait la tête baissée pour regarder Robert par-dessus ses lunettes. Son crâne, chauve sur le devant, brillait autant que la matière plastique blanche qui recouvrait le comptoir.
- Si tu veux l'attendre, poursuivit-il, je ne pense pas qu'il tarde bien... Il devait déjà y aller ce matin, seulement, avec le marché, on a eu beaucoup à faire.
Robert ne répondit pas. Il demeurait planté au milieu du magasin, les mains pendantes, le regard rivé au point le plus brillant du crâne de l'épicier.
- En tout cas, reprit l'homme après un temps, si c'est pour sortir, je ne crois pas qu'il sorte ce soir; ça l'embêtait déjà bien d'avoir cette course à faire parce qu'il est fatigué et il veut se coucher tôt. Seulement, tu sais comme il est, lui, il ne sait jamais refuser un service. Et au fond, il a raison, le commerce, c'est ça!
Sur ces derniers mots, il s'était mis à rire. Il se leva et s'avança jusqu'au banc où se trouvaient les cagettes de fruits. Il était large comme Christophe, mais bien plus gros; et les lacets de son tablier bleu semblaient soutenir son ventre. Il choisit une grappe de raisin qu'il tendit à Robert.
- Tiens, ça t'occupera en attendant.
Robert remercia et se mit à manger le raisin. L'épicier ôta ses lunettes qu'il posa sur la caisse et revint vers Robert. Il souriait. Les deux mains à demi enfoncées dans la poche de son tablier, il avait l'air de soutenir son ventre. Il parlait doucement, toujours en souriant.
- On a eu une rude journée, aujourd'hui. Il y a des jours comme ça, on ne sait plus où donner de la tête.
Robert l'écoutait à peine. Comme chez son patron, il se sentait de nouveau pris par l'envie de rester là, de ne plus voir personne d'autre que ce gros homme qu'il trouvait gentil. Avec lui, rien de mauvais ne pouvait survenir. Il pensait aussi à la cuisine avec la cafetière qui soufflait sa vapeur blanche.
Il avait achevé son raisin et tenait la grappe au bout de ses doigts.
- Jette par terre, va, dit l'homme. On balaie le matin, une fois qu'on a sorti l'étalage... Maintenant, si tu ne veux pas l'attendre, je peux lui faire une commission.
Robert respira profondément puis il dit:
- Oh non, je voulais le voir comme ça... C'était juste pour le voir... Je le verrai demain.
- Comme tu veux... C'est comme tu veux.
L'homme suivit Robert jusqu'à la porte et sortit sur le seuil.
- Bonsoir, monsieur, dit Robert. Merci bien.
- Pas de quoi, mon vieux. Bonsoir.
Le vent courait toujours, mais le ciel semblait s'être un peu éclairci. Çà et là, des étoiles apparaissaient pour s'éteindre aussitôt tandis que d'autres s'allumaient plus loin.
Au milieu de la place, Robert se retourna. Le père Girard était debout sur le pas de sa porte.
Robert prit la grand-rue et continua jusqu'à la route de l'Arbresle. Là, il traversa et alla s'asseoir sur la murette qui borde le terrain vague. Au croisement, il n'y avait qu'une seule lampe et la lumière ne venait pas jusqu'à lui. En face, tout le rez-de-chaussée de l'hôtel était éclairé, mais la salle de café paraissait vide. Quelques voitures passèrent, des camions aussi, puis Robert reconnut le moteur d'une moto. Il s'avança de façon à être éclairé par le phare quand la moto prendrait le virage. C'était bien le même ronflement que la moto de Christophe. Quand elle déboucha derrière la maison d'angle, Robert fut ébloui et ne put rien voir. Il fit cependant un geste de la main. La moto passa devant lui, freina et s'arrêta un peu plus loin. Il courut. Tout de suite, à voix basse mais sur un ton de colère, Christophe demanda:
- Qu'est-ce que tu fous là? Tu es cinglé. Tu sais bien ce qu'on a dit hier. Merde alors, avec des mecs comme toi, on n'est jamais sûr de rien!
- Écoute-moi... Il faut que je te dise.
- Quoi? Qu'est-ce qu'il y a?
Le moteur de la moto tournait au ralenti.
- Les gendarmes... commença Robert. Les gendarmes pour hier... Les Bouvier ont porté plainte...
- Qu'est-ce que tu m'emmerdes! Si c'est tout ce que tu as de neuf à m'apprendre, tu repasseras. J'ai entendu rabâcher ça toute la matinée au magasin.
- Et alors?
- Et alors quoi? On t'a demandé quelque chose? Ils sont venus te trouver?
- Non, mais...
- Eh bien! Qu'est-ce que tu réclames? Tiens-toi tranquille, boucle-la, va te coucher jusqu'à onze heures et fais ce que je t'ai dit. Moi, je fonce m'occuper du clébard. Je devrais y être depuis un quart d'heure.
Déjà le moteur tournait plus vite, Christophe débrayait quand Robert lui saisit le bras.
- Non... Faut pas... On ne peut pas... Faut laisser tomber ça... Je te dis qu'on ne peut pas.
Les mots étaient hachés. Sa voix tremblait.
Christophe arrêta son moteur.
- Tu as quelque chose de nouveau?
Robert hésita. Une voiture passa. Il la laissa s'éloigner. Christophe le prit par son revers de veste et le secoua.
- Alors, parle, quoi, si tu sais quelque chose!
- Je t'expliquerai demain... Je ne peux pas te dire ça comme ça... ici... Mais... Mais je suis sûr qu'on ne peut pas.
Christophe le lâcha, descendit et, empoignant le guidon à deux mains, il monta sa moto sur le trottoir et l'appuya contre la murette. Puis, prenant Robert par le bras, il l'entraîna:
- Allez, amène-toi, tu en as trop dit ou pas assez.
Ils enjambèrent la murette et marchèrent jusqu'à un garage qu'ils contournèrent. Là, Christophe se planta devant Robert. Ils étaient à peine éclairés par le reflet de la lampe dans la verrière du garage.
- Alors? demanda Christophe. Vas-y. Je t'écoute.
- On ne peut pas... C'est pas possible.
Christophe s'énerva. Sa voix se fit grinçante.
- Ça fait vingt fois que tu le dis! Explique-toi... La raison?
- Tout le monde va se méfier... Les gendarmes vont surveiller... Les paysans aussi...
- C'est tout?... Si je comprends bien, tu as la pétoche. Rien de plus... Et à cause de ça tu voudrais qu'on laisse tomber? Mais, espèce de con, tu ne comprends donc pas que c'est juste le moment, au contraire! La baraque de la vieille se trouve dans le même coin que les Bouvier, si les cognes surveillent cette nuit, sois tranquille, ce sera sûrement pas dans ce coin-là. Ils ne penseront jamais que des mecs auraient le culot de faire deux coups à un jour d'intervalle dans le même secteur.
À mesure qu'il parlait, sa colère tombait. À présent, il expliquait posément. Il donnait simplement des arguments pour réconforter Robert. Peu à peu, tout devenait facile. Quand il eut fini de parler, Robert baissa la tête. Il y eut un long silence, puis Christophe demanda:
- Alors?
Robert releva la tête, le regarda, eut un soupir et un geste d'impuissance en disant:
- Je t'assure, Christophe... Je ne peux pas... Dans quelque temps... On verra...
L'autre eut un geste de colère. Son visage se durcit. Empoignant à nouveau Robert par sa veste, il le secoua en le soulevant presque de terre. Leurs deux visages se frôlèrent. Robert sentait le souffle de Christophe.
- Tu es une lavette... Une petite merde, tu entends! Une vraie petite merde... Tu n'auras jamais rien... Au fond, tu vois, c'est Serge qui a raison, tu finiras sans doute au cul des vaches avec ta gonzesse qui pue la bouse!
Robert serra les poings. Une saveur âcre venait de lui monter à la bouche.
- Tais-toi, souffla-t-il. Ça ne te regarde pas!
L'autre se mit à rire.
- Non mais sans blague! Qu'est-ce que tu crois! Tu sais bien que tu as juste le droit de la boucler! Et c'est toi qui voudrais me faire taire, tu es gonflé, mon petit gars!
Il lui mit son poing sous le nez et appuya un peu sans frapper. Quelques secondes, il parut chercher ses mots puis il dit:
- Bon Dieu, ce qu'on a été cons de te foutre dans le coup! Et dire que c'est moi qui ai voulu. Tu parles si je suis remercié! Serge va se marrer, lui qui m'avait prévenu que tu te dégonflerais.
Robert baissa les yeux. La voix cassée, prêt à pleurer, il dit:
- Je peux pas... Je peux pas... Je t'assure, c'est plus fort que moi... C'est...
Il se tut. Christophe attendit un instant, puis, le secouant, il demanda:
- Alors, vas-y. C'est quoi?
Sans oser le regarder, à voix à peine perceptible, Robert murmura:
- C'est comme... comme si j'étais certain que ça finira mal.
- Mais enfin, puisque tout est prévu...
Christophe se tut, haussa les épaules, lâcha la veste de Robert et lança en laissant retomber ses bras:
- Eh puis merde, tiens! C'est pas la peine de discuter avec une loque pareille. Après tout, si tu veux pas marcher, crève donc dans ta crasse, moi je m'en balance, au fond! Qu'est-ce que j'en ai à faire d'une crêpe comme toi? Rien. Juste des emmerdements. Rien de plus!
Tout en parlant, il avait fait quelques pas vers la droite, comme pour partir, mais, se ravisant soudain, il se retourna, revint se planter tout près de Robert et lança en lui serrant le bras:
- Mais attention, hein? Si tu es capable de te dégonfler avec nous, tu peux en faire autant avec les cognes. Alors, pas d'histoires. Il ne faut pas qu'ils te questionnent, tu entends? Absolument pas.
Il répéta ces derniers mots en martelant les syllabes. Robert hocha la tête. Christophe continua:
- Et pour ne pas être questionné, il faut que tu aies un alibi certain. Quelque chose de sûr.
Il réfléchit, se croisa les bras et demanda:
- Est-ce que ton père est rentré?
- Je pense. Je ne sais pas... Je ne suis pas encore passé chez moi.
- Tu vas y aller... Écoute bien ce que je te dis: tu vas chez toi. Si ton père est rentré, tu discutes avec lui. Tu dis que tu es malade, que tu vas te coucher tout de suite.
- Il est peut-être couché.
- Je m'en balance! Même s'il est couché et saoul comme une bourrique, tu le réveilleras... Tu diras que tu as mal dans le ventre.
- Mais...
- Tais-toi! Tu dis que tu es malade... Tu vas te coucher. À minuit, tu te relèves et tu le réveilles en réclamant un toubib.
- Mais enfin!
- Démerde-toi comme tu veux, il faudra que quelqu'un puisse prouver que tu étais chez toi cette nuit.
Christophe se remit à secouer Robert et ajouta:
- Tu feras ce que je te dis. C'est le seul moyen d'être couvert... Et surtout, surtout fais bien attention. Si jamais tu ouvrais ta gueule, j'aime mieux te dire que ce serait terrible!... Tu m'as compris, oui?
Robert le regarda. Ses yeux étaient durs, sombres, avec un reflet minuscule. Il fit oui de la tête et baissa les paupières.
- C'est bon, dit Christophe, à présent file, et dis-toi bien que si tu nous fais trinquer, d'une façon ou d'une autre, tu trinqueras autant que nous.
Il brandit son poing, tourna les talons et disparut à l'angle du hangar.
Adossé au garage, Robert écouta s'éloigner la moto. Puis lentement, sans lever la tête, il se mit à marcher.