16

Une fois la lumière éteinte, Robert était resté immobile, figé sur le bord du chemin. La nuit courait autour de lui, arrivant de la vallée par larges bouffées tièdes. Dans la cour à peine visible, le gros tilleul grondait.

À présent, c'était la nuit partout, sauf dans le ciel où çà et là clignotaient quelques étoiles.

Robert se retourna. Sur l'autre versant brillait la fenêtre des Bouvier.

Une voiture passa sur la route. Au bruit, Robert reconnut une 2 CV. Il l'entendit peiner longtemps dans les virages, puis le vent couvrit le ronronnement du moteur. Dans la cour, le chiot pleura.

Enfin, sur le jardin, en contrebas, une lueur jaune parut, étirant des ombres maigres de légumes secoués par le vent. Robert empoigna l'échelle et descendit le chemin en s'efforçant de poser les pieds sur des taches d'herbe ou des roches solides. Quand il fut en vue de la fenêtre, il chercha dans la haie une coulée où se faufiler. Il trouva plusieurs passages de poules et engagea la pointe de l'échelle dans le plus large. Il poussa de toute sa force et, lorsque l'échelle fut de l'autre côté, il se glissa lui aussi dans la coulée. Ses vêtements s'accrochaient aux épines, il se griffa la figure et se piqua les mains, mais il parvint à passer. Les bourrasques menaient un tel tapage dans les arbres et les buissons, qu'il n'avait plus à se méfier du bruit.

À plat ventre dans une allée, il attendit. Seule, la chambre de Gilberte et la chambre à lait donnaient sur le jardin. La cuisine et la pièce où couchaient les Ferry donnaient sur la cour.

Gilberte passa deux fois derrière la fenêtre, puis la lumière s'éteignit. Robert mit l'échelle sur son épaule et traversa le jardin. Comme le vent reprenait son souffle, il s'arrêta, l'oreille tendue. En face, le Bois Noir grondait toujours. Enfin, il entendit comme un bruit de cascade qui longeait le coteau. Un premier souffle arriva, le tilleul et la haie s'ébrouèrent, puis ce fut le gros de la rafale et Robert reprit sa marche.

Au pied du mur il attendit, tenant toujours l'échelle. La fenêtre s'ouvrit. Il regarda. Gilberte se penchait, à peine visible dans la nuit. Aussitôt l'échelle dressée, elle descendit, le prit par la main et l'entraîna de l'autre côté du jardin. Là, dans la haie surplombant la route, il y avait un passage assez large et ils n'eurent qu'à se laisser glisser dans le fossé. Ils traversèrent, s'engagèrent de quelques pas dans le sentier et tout de suite Gilberte demanda:

- Alors, qu'est-ce qu'il y a?

Robert expliqua tout. Depuis le vol chez les Bouvier, jusqu'à son entrevue avec Christophe, dans le terrain vague du garage. Et, à mesure qu'il parlait, il se sentait moins oppressé. Gilberte l'écoutait. Quand il s'arrêtait un instant pour chercher un mot, elle disait seulement:

- Ça alors... Mais c'est pas possible... C'est pas possible.

Quand il eut terminé, elle murmura:

- Ça alors... Celui qui m'aurait dit ça!... Celui qui m'aurait dit une chose pareille!

Et ils restèrent quelques minutes sans parler, face à face, essayant de se voir malgré les arbres qui épaississaient encore la nuit.

Quand le vent se calmait, Robert sentait sur son visage le souffle de Gilberte. Il attendait. À présent, il lui semblait que ce n'était plus à lui de décider. Pourtant, quand elle parla, enfin, ce fut pour demander:

- Alors, qu'est-ce qu'il faut faire, hein? Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse?

Robert eut un soupir, leva les bras puis les laissa retomber en disant:

- Faut les empêcher... Faut les empêcher d'y aller.

- Mais comment veux-tu faire? Ils ne nous écouteront pas. Et à eux deux, ils sont bien plus forts que nous. Ils sont fous. On ne peut pas discuter avec des fous. Il faut être fou pour faire des choses pareilles...

À mesure qu'elle parlait, le ton de sa voix montait. Robert pensa qu'elle allait se mettre à pleurer mais elle se reprit. Après un silence, elle demanda:

- Pourquoi tu n'as rien fait dans la journée? Fallait pas attendre si longtemps.

- Je ne pouvais pas. J'ai travaillé.

- Et à midi? À midi, tu ne m'as rien dit! J'ai bien vu que tu avais un air pas comme les autres jours.

Il ne répondit pas. Elle attendit puis reprit:

- Il fallait le dire au père de Christophe.

- Je ne pouvais pas.

- Comment?

- Mais... C'est... Je ne peux pas moucharder un copain.

Elle eut une brève hésitation puis, lui prenant le bras comme Christophe l'avait fait, elle le secoua en disant:

- Mais enfin, tu te rends compte? Tu penses à ce qu'ils vont faire?... Pour une chose aussi grave... Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse, moi, pour les arrêter?

- J'ai pensé que tu trouverais... Peut-être, si tu demandais à ton père.

- À mon père?

- Ma foi.

- Mais tu es fou. Il faudrait que je lui dise qu'on se voit. Que tu es venu... que je suis sortie par la fenêtre... Tu te rends compte, ce que tu me demandes là!

- Je sais bien, mais pour des choses pareilles...

Elle l'interrompit.

- Ah non! Surtout pas ça! J'aimerais mieux qu'on essaie tous les deux. Qu'on tente le coup de leur expliquer ou de les arrêter.

Ils réfléchirent un moment puis Gilberte demanda:

- Est-ce que tu crois qu'ils sont déjà partis?

- Christophe sûrement, oui, à cause du chien à empoisonner, mais Serge est sans doute encore chez lui. On devait se retrouver...

Il s'arrêta. La petite attendit un instant puis elle dit:

- Quand je pense que tu voulais aller avec eux. Mais qu'est-ce que tu avais donc dans la tête, dis? À quoi tu pouvais bien penser pour faire des choses pareilles!

- M'engueule pas, Gilberte... Pas maintenant.

Elle se tut. Le vent secouait les acacias et leur arrachait des poignées de feuilles minuscules que Robert sentait parfois courir sur son visage.

- Alors, dit Gilberte, tu crois qu'on peut encore trouver Serge?

- Faut essayer.

Il fît un pas. La fille le retint.

- Si jamais ma mère entrait dans ma chambre...

- Ça lui arrive, des fois?

- Non, mais on ne sait jamais. Il suffirait d'un coup de déveine.

Il y eut un silence puis, doucement, en s'approchant d'elle, Robert demanda:

- Viens avec moi, Gilberte. Tout seul, je sais pas si je pourrai... Faut que tu viennes.

Elle se retourna vers la maison dont le mur faisait une tache à peine plus claire que le reste de la nuit, puis, sans rien dire, elle se mit en marche.

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