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Robert n'avait pas osé suivre le chemin jusqu'à l'Orgeole. À hauteur des premiers peupliers, il s'était engagé à travers prés pour ne pas longer l'enclos de la mère Vintard. Le chien pouvait se mettre à donner de la voix et réveiller tout le vallon. Il avait donc fait un grand détour vers l'aval et traversé le ruisseau presque au pied du raidillon. Ensuite, remontant par la vieille route qui serpente en suivant le fond du val, il parvint au débouché du sentier qui coupe à travers les friches et grimpe en lacet au flanc du coteau.
Il s'y engagea au pas de course en s'arrêtant de temps à autre pour écouter. Le val s'était rendormi, le bruit des cascades s'éloignait peu à peu et, seule, la friche grillée tout le jour par le soleil crépitait encore comme un feu qui s'éteint.
Lorsqu'il atteignit la grand-route, Robert était à bout de souffle. Il sentait la sueur ruisseler sur son visage et, quand il se penchait en avant, sa chemise lui appliquait sur le dos une gifle glacée.
Il s'arrêta... Silence.
La ferme des Ferry était juste au-dessus de lui. Le gros tilleul de la cour dépassait le mur de clôture et ses branches éclairées par la lampe placée sous l'auvent se détachaient sur le ciel noir.
Rien ne remuait. Robert n'avait pas quitté le talus. Il cherchait à situer exactement le chemin qui monte de la route à la ferme.
En face de lui, le gravier crissa sous un pas qui s'engageait sur le goudron pour venir droit sur lui. Il eut un sursaut mais ne bougea pas.
- Robert?
- Oui, c'est moi.
Gilberte approcha.
- J'allais m'en aller, dit-elle. Ça fait un moment que je devrais être rentrée.
- Je sais, je suis en retard.
- Je pensais que tu n'avais pas pu venir. Je remontais. J'étais déjà au portail quand j'ai entendu le chien des Bouvier. Ensuite, le vieux est sorti et il a crié aussi. Et puis tous les chiens se sont mis à faire la vie; alors je suis restée dehors pour écouter. Je ne sais pas ce qui s'est passé... tu n'as pas entendu?
Robert hésita, avala sa salive puis expliqua:
- Si, j'ai entendu les chiens. Seulement j'étais encore très loin, presque au chemin du cimetière... J'ai pas fait attention. Des fois, la nuit, les chiens se mettent à gueuler pour un rien.
- Là, c'était pas pour rien...
Elle se tut quelques instants puis demanda:
- Tu n'as pas entendu une moto, sur la vieille route?
Encore une fois, il hésita avant de dire:
- J'en ai entendu une qui montait le raidillon... même qu'elle ne devait pas avoir de lumière, je n'ai rien vu.
- Justement, c'est ce que j'ai remarqué aussi. Et c'est bien ce qui prouve que ça devait être des maraudeurs. Mon père dit qu'il y a toute une équipe de voyous à Sainte-Luce... À présent, il a toujours son fusil chargé.
- Sûrement... il a raison... vaut mieux se méfier.
- Je ne sais pas si c'est le chien qui a donné l'éveil le premier chez les Bouvier, mais avant qu'ils se mettent à aboyer, j'avais déjà entendu des pintades. Ces bêtes-là, ça couche souvent dehors, sur les toits ou dans les fagotiers. Des fois, c'est utile.
Robert ne disait rien. Lentement, il reprenait sa respiration.
- Tu es tout essoufflé, dit Gilberte. Fallait pas courir comme ça!
- J'avais peur de te manquer.
- Il s'en est fallu de peu. Quand les chiens se sont arrêtés, j'ai attendu encore un moment et puis, comme j'allais me décider, j'ai entendu courir sur la vieille route. J'ai écouté. Ça venait par ici, alors j'ai pensé que c'était peut-être toi.
- Tu m'as entendu depuis là?
- Bien sûr. On dirait que ça t'étonne? C'est normal, la nuit, on entend tout.
Elle se tut un moment, lui prit le poignet et dit à mi-voix:
- Écoute bien... on entend même les cascades... Pourtant le ruisseau est rudement bas, et ça fait tout de même loin.
Pendant quelques minutes ils écoutèrent tous les deux, immobiles, le visage tourné vers la nuit qui bruissait dans le fond du val.
- Comment se fait-il, demanda Gilberte, que tu sois venu par le bas? Ce n'est pas tellement plus court, et la nuit, le sentier des friches n'est pas commode; vaut mieux prendre la route.
Elle s'arrêta, puis, comme Robert ne répondait pas, elle dit encore:
- D'habitude, tu prends toujours la route. Pourquoi tu as passé par là?
- J'ai voulu essayer, pour me rendre compte... Et puis, du fait que j'étais en retard, je pensais tout de même gagner du temps.
Ils étaient debout l'un en face de l'autre. Gilberte avait lâché le poignet de Robert. Ils restaient immobiles, cherchant à se voir dans la nuit.
- Qu'est-ce qu'on fait, demanda Robert, on va s'asseoir un moment?
- Non, c'est trop tard à présent; mes parents vont avoir fini de traire, faut que je remonte avant qu'ils retournent à la cuisine... Tout à l'heure, mon père est déjà sorti faire taire les chiennes, il m'a vue au portail et il m'a dit de rentrer.
Robert s'était avancé d'un pas. Il passa un bras autour des épaules de Gilberte qui était un peu plus grande que lui et l'attira pour l'embrasser. Elle détourna la tête et demanda:
- Demain soir, tu viendras de bonne heure?
- Oui, j'essaierai... seulement, le patron trouve toujours une raison pour me faire rester plus tard.
- Qu'est-ce que vous faites en ce moment?
- Aujourd'hui on a travaillé à Sainte-Luce. On a fini l'installation d'eau dans la maison neuve de la grand-rue. Demain, on va venir de ce côté, tiens. On doit commencer un chantier à la villa de la Combe-Calou.
- Qu'est-ce que vous allez faire?
- Un tas de choses... On doit creuser un puits, poser un réservoir et toute une installation. Mais demain, pour commencer, on va curer une boutasse.
Gilberte attendit un instant, puis comme Robert se taisait, elle répéta lentement:
- Curer une boutasse, tu dis?
- Oui, le patron m'a même fait préparer le matériel cet après-midi.
Elle se mit à rire en disant:
- Ça alors! Curer une boutasse! Mais ça vous arrive souvent, de faire ce travail-là?
- Non, c'est la première fois.
- Ça alors, répéta-t-elle. Mais qu'est-ce que c'est donc, les gens qui ont acheté cette maison? On n'a jamais vu prendre des ouvriers pour nettoyer un malheureux trou d'eau?
- Ce sont des gens de Lyon. Tu sais, à les voir, ça m'étonnerait qu'ils se mettent les pieds dans la vase.
- Ben, mon vieux, faut vraiment qu'ils soient fainéants!
Ils demeurèrent un instant sans parler. Robert tenait Gilberte par les épaules et la taille. Il sentait son corps à travers le tissu léger de sa robe. Il avança la tête et l'embrassa. La petite se recula légèrement.
- Tu es tout mouillé... dit-elle. Tu devrais t'essuyer, tu vas prendre du mal.
Robert tira son mouchoir de sa poche et s'essuya le visage. Gilberte l'embrassa rapidement sur la joue, s'écarta d'un pas et, avant de s'éloigner, elle demanda encore:
- Alors, tu me promets de venir plus tôt?
- On descendra dans le pré?
- Oui, mais viens plus tôt... Tu n'auras qu'à descendre au pré directement. Je te retrouverai là-bas.
- S'il n'y avait pas le patron, je viendrais en quittant le travail. De la Combe-Calou, c'est pas loin, seulement il me demandera pourquoi je ne vais pas manger.
- Il vaut mieux que tu ailles manger.
- Oh ça, tu sais... Pour venir ici...
Il se rapprocha d'elle, mais elle s'éloigna en courant.
Robert laissa retomber son bras qu'il avait levé vers elle, puis il demeura immobile tandis qu'elle montait le sentier dont les pierres roulaient sous ses pas.
Quand le grand portail de bois se fut refermé sur elle, le garçon regarda encore un moment les branches éclairées du tilleul et prit sa course sur la route.