11

Lorsqu'ils arrivèrent à la maison, le couvert était mis. La patronne finissait de préparer le repas et il y avait dans la cuisine une bonne odeur d'oignons grillés.

- Je vous ai fait une bonne soupe, dit-elle. Vous avez dû être ventés, là-haut!

- Tu peux dire qu'on en a avalé, de la poussière! Le patron s'assit à sa place et se versa un verre de vin.

Robert restait debout près de la porte. Depuis qu'il avait vu les gendarmes, sa pensée s'était fixée sur Christophe. Il fallait le voir. Le prévenir, l'empêcher d'aller empoisonner le chien. Il devait opérer à la tombée de la nuit, dans une heure il serait peut-être trop tard.

- Allez, dit le patron, à table!

Robert fit deux pas, s'arrêta et finit par dire à voix presque basse:

- Il faudrait... je devais voir un copain, à sept heures...

- Qu'est-ce que tu nous chantes là, tu verras ton copain tout à l'heure, à présent, on mange... Tu sais bien qu'on mange toujours à sept heures.

La patronne posa le fait-tout sur la table en disant:

- C'est prêt, il n'y en a pas pour longtemps, vous irez voir votre camarade après. J'ai fait des pommes de terre et une omelette, ça n'attend pas.

- Et puis, de toute façon, on ne va pas faire deux services, dit le patron.

Robert vint s'asseoir. La patronne servit la soupe et le patron dit encore:

- En tout cas, je te conseille de ne pas traîner les rues jusqu'à des points d'heure. Tu dois en avoir ta claque, et tu sais que, demain, on continuera la tranchée.

- Justement, dit Robert, je voulais me coucher de bonne heure.

- Alors, dépêche-toi de manger et tu pourras y aller tout de suite.

La soupe était brûlante. Robert cassa du pain dedans.

- Voulez-vous un peu de lait froid? demanda la patronne.

Elle lui versa du lait et il se mit à manger.

La table était ovale et le fait-tout d'aluminium était posé au milieu, sur le dessous-de-plat métallique. À travers la buée, Robert voyait la patronne assise en face de lui. Elle le regarda et sourit.

- Vous avez l'air fatigué, Robert, dit-elle.

Il fit un geste vague et murmura:

- Ça va... ça va.

Elle avait un peu plus de trente ans. Elle était grande et bien faite; blonde de cheveux et le visage toujours un peu pâle. En été, quand elle portait des robes légères, on voyait qu'elle avait une belle poitrine ferme. Robert ne la rencontrait guère qu'au moment des repas et les jours de mauvais temps quand il travaillait à l'atelier. Elle était toujours très gentille pour lui et, si le patron criait trop fort, elle avait une façon de regarder Robert qui suffisait à lui redonner courage. Devant elle, il n'avait jamais osé pleurer.

Un jour, il était entré dans la cuisine alors qu'elle était seule. Un tiroir du buffet était posé sur la table et elle rangeait des papiers. Elle lui avait demandé:

- Est-ce que vous faites du sport, Robert?

- À l'école, je jouais au foot.

- Moi, avant d'être mariée, je faisais du basket, tenez, regardez.

Elle lui avait montré une photographie d'une équipe. Robert avait regardé sans rien trouver à dire. Mais, la nuit, il avait rêvé que le patron tombait d'un toit et se tuait. Restée seule, la patronne pleurait en disant: "Si j'avais quinze ans de moins, je vous épouserais, Robert". Robert la consolait, et ils se mariaient tout de même.

Souvent, il pensait à ce rêve. Parfois, il se demandait s'il dormait vraiment, la nuit où il l'avait fait.

Il leva les yeux. Elle mangeait. Il resta ainsi et au bout d'un moment ce fut elle qui leva la tête. Leurs regards se croisèrent et Robert pensa soudain qu'elle pouvait certainement l'aider. Mais, sans se tourner vers lui, au bord de son regard, il apercevait le patron. Le patron était là, les coudes sur la table, la casquette rejetée en arrière et qui mangeait sa soupe sans lever le nez de son assiette. De temps à autre, Robert le voyait poser sa cuillère pour s'essuyer la moustache d'un revers de main.

Oui, sans doute, la patronne l'aiderait... Mais à quoi faire au juste? Et de quelle façon? Que pouvait-il lui demander?

Robert se rappela certaines colères terribles du patron. Il revit le regard qu'elle avait toujours eu et il sentait encore ce qui s'était passé en lui chaque fois.

Puis il pensa à Christophe et à Serge, à la vieille de Malataverne, aux maraudes, à tout ce qu'il devrait révéler à la patronne pour lui demander son aide. Alors, il baissa les yeux et n'osa plus la regarder.

Il avait fini sa soupe. Le patron s'était servi une deuxième assiette et continuait seul de manger. Le bruit de sa cuillère raclant l'assiette, la soupe retombant, sa bouche qui aspirait le pain trempé et le bouillon étaient les seuls bruits. Robert eut encore l'impression que le temps venait de s'arrêter.

La patronne se leva et emporta le fait-tout qu'elle posa sur la cuisinière.

Une fois la soupe terminée, le patron demanda si tous les clients des environs étaient venus chercher leurs outils. Elle donna les noms de ceux qui n'étaient pas passés. Elle était restée debout pour faire l'omelette et parlait, le dos tourné, tout en battant ses œufs dans un petit saladier posé sur le bord du réchaud à gaz. Robert ne quittait pas des yeux ses cheveux que le mouvement de son bras faisait danser sur ses épaules. Quand elle versa les œufs dans le beurre qui grésillait, il y eut un grand chuintement et elle se tut. Elle tenait le bol pour le laisser s'égoutter et, sous son bras levé, Robert aperçut un triangle de peau très blanche. Elle posa son bol, agita un peu sa poêle puis, se retournant à demi, elle se mit à parler du marché.

Robert se sentit rougir et baissa la tête. Il était assis le dos à la fenêtre; le jour diminuait de plus en plus et il se dit qu'on ne le remarquerait sans doute pas. Il pensa aussi que, le matin, au déjeuner, quand la patronne n'était pas là, il s'asseyait toujours à sa place, face à la fenêtre.

Elle parla longuement des prix et de ce qui s'était vendu le mieux. Elle expliqua ensuite qu'un garçon de Brussieu qui arrivait de la route nationale avec son cyclomoteur avait renversé une vieille dame de Saint-Laurent.

- Ils sont tous complètement cinglés, observa le patron. Moi, je dis qu'on devrait interdire les engins à moteur aux gamins.

Elle retourna son omelette, la laissa griller encore quelques instants, puis apporta la poêle sur la table. Elle coupa trois parts avec sa fourchette, servit le patron, Robert, puis elle-même. Ils mangèrent un moment sans rien dire et Robert pensait déjà qu'on ne parlerait plus du marché quand la patronne demanda:

- Est-ce que vous avez appris quelque chose de nouveau, là-haut, à propos de l'histoire des Bouvier?

- Quelle histoire?

Robert se pencha davantage vers son assiette. La patronne mangea une bouchée puis se mit à raconter. Quand elle s'interrompait, le patron hochait la tête et grognait en laissant retomber sa main sur la table:

- Bande de salopards! Bande de merdeux! Ça fait un moment que ça dure, ces histoires de maraudes. Et c'est sûrement toujours la même équipe. Il y en a des coups de pied au cul qui se perdent! Et dire qu'il n'y aura pas un chasseur pour leur envoyer une bonne seringuée de plomb dans les fesses!

- Cette fois, je crois qu'ils sont allés un peu fort. Ça risque vraiment de faire du bruit et les gendarmes ont l'air de vouloir s'en occuper sérieusement.

- Ce sera pas trop tôt, bon Dieu!

Le patron grommela encore longtemps puis il y eut un long silence quand ils commencèrent de manger les pommes de terre. Ensuite, ils parlèrent du chantier de la Combe-Calou, d'une facture qui était arrivée et qu'il fallait régler tout de suite et de plusieurs choses que Robert entendit comme s'il se fût trouvé très loin d'eux.

Le jour baissait. La nuit sortait de chaque angle de la pièce. La flamme bleue du gaz vibrait sous la bouilloire où l'eau commençait à chanter. Robert était arrivé à ne plus penser, à ne plus rien voir que le visage lointain de la patronne qui était la seule tache encore claire dans la pénombre où tout se confondait.

- On n'y voit plus rien, dit le patron, va éclairer, petit.

Robert mit quelques secondes à réagir. Il se leva, appuya sur l'interrupteur et revint s'asseoir. Il tenta de fermer à demi les yeux pour retrouver ce que la lumière avait chassé, mais tout était changé. Les patrons s'étaient mis à parler. Il les écouta. Chaque mot lui parvenait, il le comprenait mais rien pourtant de ce qu'ils disaient n'avait de sens pour lui.

Il mangeait. Il mangeait lentement et, pourtant, il sentait à présent la nécessité d'aller très vite prévenir Christophe.

Il fallait sortir, courir jusqu'à l'épicerie et le voir à tout prix. Robert le savait. Il se voyait en train de courir dans la grand-rue et sur la place, et cependant, il ne parvenait pas à manger plus rapidement.

Les voix s'éloignaient. Malgré la lumière, l'engourdissement revenait. Le visage de la patronne restait seul éclairé et Robert levait sans cesse la tête vers elle. Il n'avait plus envie de partir. Il allait rester là. Le patron s'en irait. Il demeurerait seul avec elle et ils se regarderaient sans parler. Et il n'aurait plus jamais envie de sortir.

À un certain moment, elle lui parlerait. Il s'approcherait d'elle pour lui répondre. Il l'appellerait Josiane; à voix basse. Elle sourirait en venant vers lui. Alors, tout serait facile...

Elle se leva, emporta la cocotte de fonte et servit ensuite le fromage. Ils mangèrent encore, puis le patron repoussa son assiette, balaya la toile cirée du tranchant de sa main pour poser devant lui sa blague à tabac, ses feuilles et son briquet. Alors, la patronne commença de débarrasser la table.

Robert ne la regardait plus, mais il voyait son ombre se déplacer dans la pièce. Il se répétait sans cesse: "Lève-toi... va trouver Christophe. Lève-toi... va trouver Christophe..."

La patronne essuyait la table. Quand elle passa derrière lui, il sentit son parfum. Elle se pencha et le tissu de sa jupe frôla la main de Robert qui frissonna. Il entendit quelques miettes de pain tomber sur le lino, puis la patronne lui dit:

- Eh bien, mon petit Robert, vous êtes mort de fatigue. Il faut aller vous coucher.

Il la regarda. Elle souriait. Un soupir monta en lui, il sourit à son tour, se leva, dit bonsoir et se dirigea vers la porte. Tandis qu'il sortait, le patron lui cria comme chaque soir:

- En partant, tire bien la grille de la cour... Et tâche d'être à l'heure demain matin!

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