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Aussitôt de retour sur la route, Robert s'était assis au revers du fossé. Les mains pendantes entre les genoux, la tête bourdonnante, il avait eu du mal à reprendre son souffle. Enfin, remettant sa remorque sur le goudron, il avait repris sa course dans la descente, allongeant sa foulée et cherchant à garder une cadence bien régulière. L'air qui s'engouffrait dans sa chemise largement ouverte le rafraîchissait.
À la première borne-fontaine, il s'arrêta, but longuement et s'aspergea le visage.
Depuis un moment, le ciel n'était plus uniformément gris. De gros nuages roulaient, s'écartant parfois pour laisser filtrer un rayon de soleil. La lumière passait, puis s'éloignait comme emportée par le vent.
La maison était fermée. La patronne devait être au marché, et Robert chargea pour repartir aussitôt.
Au début, il marcha vite malgré les sacs, mais, à mesure que la pente s'accentuait, la remorque paraissait plus lourde. Il allait sur la pointe des pieds, mettant tout son poids dans l'effort, le corps allongé en avant, le souffle de plus en plus saccadé. Il regardait la route, repérait un arbre ou une borne, baissait la tête et forçait longtemps en ne fixant que le goudron au ras de la caisse. Puis quand il relevait la tête, il cherchait son point de repère. S'il l'avait atteint ou dépassé, il en prenait un autre et recommençait; s'il était encore devant lui, il baissait de nouveau la tête et fonçait de plus belle. Son cœur battait fort, des gouttes de sueur coulant de son front et de ses tempes se balançaient un moment à son nez ou à son menton avant de tomber.
Quand il eut passé le deuxième virage, il s'arrêta et s'assit sur le timon, les pieds contre le talus. Le vent battait de plein fouet cette partie du coteau et Robert en aspirait de longues bouffées.
En face de lui, sur l'autre versant du val, toute la partie boisée de la montagne grondait, agitée de courants, de remous, de brusques sursauts. De longs vols roux montaient, couraient sur les prés avant de s'arrêter contre les haies. Dans le ciel, quatre buses planaient, oscillant sur place, face au vent, sans un mouvement d'ailes. Dans un champ de pommes de terre qui se trouvait en contrebas, une vingtaine de corbeaux picoraient. Robert se souvint qu'il avait vu, une fois, un combat entre une buse et une volée de corbeaux. La buse avait dû se sauver en prenant très vite de l'altitude. Il espéra que les corbeaux du champ s'envoleraient pour attaquer les buses, mais ils continuaient de picorer. Robert chercha un caillou et ne trouva que des graviers. Il en lança une poignée, mais ils étaient trop légers pour atteindre le champ. Là-haut, les buses dormaient toujours sur la houle du vent.
Robert se leva, et, avant de repartir, regarda vers le fond de la vallée. Un coup de soleil venait de franchir les Bouvier, descendait l'autre versant et approchait du ruisseau. Il suivit des yeux sa course rapide. L'eau de l'Orgeole étincela entre les buissons et soudain le regard de Robert s'arrêta. Sur la vieille route, juste en dessous, quelqu'un marchait. La tache de soleil se tordit, grimpa vers lui, et pendant quelques secondes, il sentit sa chaleur sur son visage et ses avant-bras nus. Déjà toute la vallée se trouvait de nouveau dans l'ombre.
Robert fixait toujours la vieille route où la mère Vintard avançait lentement. Malgré la distance, il l'avait reconnue tout de suite. Entièrement vêtue de noir, elle allait, courbée en avant, comme tirée vers le sol par le grand panier qu'elle portait d'une main, s'appuyant de l'autre sur son bâton.
Robert pensa au bâton. Ce devait être toujours le même. Une bonne branche de charmille noueuse dont elle menaçait les gamins qui lançaient des pierres dans son enclos. Il y pensa, puis, aussitôt, revit le geste de Serge soupesant la barre de fer. "Et avec ça, on en ferait taire de plus coriaces que cette vieille taupe!"
La mère Vintard venait de s'arrêter. Elle posa son panier, porta sa main gauche à ses reins, la ramena en avant et demeura un moment appuyée sur son bâton. Enfin, reprenant son panier, elle repartit, toujours cassée en deux.
Robert s'épongea le front où le vent glaçait les gouttes de sueur. Il ne parvenait pas à détacher ses yeux de cette forme noire. Il se remit pourtant à pousser sa remorque, fixant la route devant lui, mais, de temps à autre, il s'arrêtait, montait sur le talus et regardait vers le bas. Par instants, la mère Vintard disparaissait derrière un bouquet de peupliers ou de fayards, mais Robert savait où la situer. Il fixait les arbres, cherchant une trouée, attendant le moment où elle apparaîtrait de l'autre côté.
Plusieurs coups de soleil passèrent encore, et chaque fois la vieille route s'éclairait, presque blanche avec des taches couleur de tuile. La mère Vintard semblait alors plus noire, plus large aussi à cause de son ombre écrasée qui se confondait avec elle.
Enfin, elle parvint à l'endroit où la vieille route s'éloigne du ruisseau et s'enfonce entre les murgers, au pied des grandes friches. Dès qu'elle eut disparu, Robert repartit plus vite.
Il ne s'arrêta qu'une seule fois avant le débouché de la Combe-Calou. De là, il ne pouvait toujours pas voir la vieille. Il calcula qu'elle devait bien en avoir pour un bon quart d'heure avant d'atteindre l'endroit où la route réapparaît. Alors, comme il ne voulait pas appeler son patron à cause de l'arrosoir, il s'engagea seul dans le raidillon.
Il avançait par à-coups, soulevant un côté de la remorque quand une roue demeurait coincée dans une fondrière ou entre deux saillies de roche. Il ne s'arrêta guère que trois ou quatre fois pour regarder vers la ville puis vers le fond du val.
Enfin, de nouveau en nage et la gorge sèche, il atteignit le replat. Il se hâta de cacher l'arrosoir. Il était temps; en entendant rouler la remorque, le patron se hissa sur le bord du bassin...
- Tu es monté tout seul?
Robert fit oui de la tête en essuyant ses yeux où la sueur entrait.
- Eh bien, fit encore le patron, si je te le commandais, tu dirais que tu ne peux pas... En tout cas, ne viens pas me raconter que tu es crevé.
- J'ai appelé depuis la route, dit Robert, mais à cause du vent, vous n'avez pas dû entendre.
Le patron haussa les épaules:
- Tu n'as pas dû gueuler bien fort, dit-il, je préparais les pierres, je ne faisais pas de bruit.
Il regarda dans la remorque si tout y était, puis, débouchant le litre, il emplit un verre qu'il tendit à Robert.
- Tiens, bois un coup, ça te remettra.
Le vin était frais. Robert le but lentement, sans quitter des yeux le point où la vieille route semblait jaillir des buissons grillés.
Le patron regarda sa montre, reprit le verre et dit:
- Onze heures et demie, tu as fait vite. Je me disais, s'il remonte à midi, il va bien trouver quelque paysan qui lui proposera d'attacher la remorque derrière sa carriole.
Robert n'écoutait pas. La vieille venait d'apparaître. À présent, elle n'était plus qu'une tache noire, mais il la reconnaissait pourtant. Et il continuait de la fixer, immobile, un peu ivre de fatigue, la tête pleine du bourdonnement du vent qui l'empoignait, plaquant sur son torse la toile trempée de sa chemise.
Soudain, le vent parut se fâcher, se séparer, heurter un courant opposé. Toute la montagne résonna.
- Voilà le père Paillot qui joue aux quilles, dit le patron avec un gros rire.
Robert imagina un instant la carrière ouverte sur l'autre versant de la montagne, là-bas, loin derrière eux, vers le nord. La poussière devait courir très vite et s'abattre sur la forêt. Avec le vent contraire, les détonations leur parvenaient comme déformées, étirées, l'une rejoignant l'autre, et c'était ce qui faisait ce bruit de tonnerre roulant sur les coteaux et emplissant toute la vallée.
Il y eut comme cela trois vagues successives, puis le vent parut se reposer un instant. Le silence fut presque parfait, un peu inquiétant. Enfin, le bois s'ébroua, les sapins ondulèrent et le bruit reprit. Alors seulement, Robert baissa les yeux et regarda la vieille. Mais la forme noire n'avait plus des contours aussi nets, parfois elle se brouillait, comme si le nuage gris des carrières eût remonté jusqu'ici le cours du vent. Et dans cette brume, passait l'ombre imprécise du père Paillot poussant les wagonnets chargés de pierre fumante.