19

Bientôt, les lampes des rues s'éteignirent. Ils n'avaient pas encore atteint le lavoir. Le vent courait toujours et, à présent, ils le recevaient de face. Dans la voûte des platanes au-dessus de leur tête, c'était un grand remuement de feuilles et de branches; un froissement continu avec des craquements secs. Sur la route, les feuilles venaient à leur rencontre; les unes volaient par groupes, d'autres sautaient, planaient, se posaient avec des soubresauts de bêtes avant de repartir en cabrioles; d'autres encore roulaient sur leurs pointes, tout droit, en suivant bien la route, comme de minuscules cerceaux.

Quand la lune se montrait, toutes les feuilles luisaient et semblaient avancer plus vite, poursuivies par leur ombre collée au goudron gris.

Robert les regardait. Il ne voyait qu'elles et les ombres des troncs d'arbres barrant la chaussée.

Au carrefour, sans se concerter, sans même se regarder, ils prirent la vieille route. Pendant quelques centaines de mètres elle file droit entre deux prés, et le bruit du vent s'éloigna. Il soufflait pourtant, courant sur les terres nues sans plus rien pour l'arrêter, et il venait leur gifler le côté gauche.

Puis le chemin se glissa entre deux lignes de buissons épais. Alors, le vent s'éleva, passa au-dessus de leur tête avec un bruit plus grêle, avec des sifflements d'oiseau. Les feuilles qui traversaient le chemin étaient toutes petites; ils avaient à peine le temps de les voir quitter une haie pour s'enfiler dans l'autre.

Depuis le départ, ils n'avaient pas cessé de courir.

Bientôt, le bruit du vent se fit plus grave. Il y avait toujours le friselis des buissons, mais, approchant sans cesse, une plainte continue avec des ahanements étouffés semblait venir du ciel.

La plainte était là, et une déchirure des nuages laissa filtrer un rayon de lune qui projeta sur le chemin l'ombre transparente et souple des peupliers.

À présent, la route avait rejoint l'Orgeole, et les cascades aussi allaient chanter.

Le vent semblait vraiment venir du ciel, dévaler les coteaux d'un côté et de l'autre, et rassembler toutes ses forces dans le fond du val. Il se produisait des remous; les buissons et les saules se cabraient, puis le vent repartait en suivant le cours du ruisseau.

Ils passèrent où Robert avait traversé la chaussée pour aller vider son arrosoir de têtards. Il regarda à droite, mais les buissons touffus cachaient l'eau.

Après le deuxième tournant, ils atteindraient l'endroit où la mère Vintard se trouvait quand Robert l'avait vue, le matin.

La lune se montra. La route blanchit, semée de pierres luisantes, de nids-de-poule que l'ombre accentuait. Au virage, un buisson isolé sur le promontoire du talus se démenait avec des gestes d'homme saoul. Quand ses feuilles s'envolaient, il levait un bras pour les rattraper.

Encore dix mètres, cinq, quatre, deux foulées, et ils l'auraient dépassé.

La lune courait toujours dans une grande déchirure du ciel cotonneux.

Après le virage du buisson fou, Robert s'efforça encore un moment de regarder devant lui. Là-bas, très loin, un saule avait aussi une drôle de forme. Il s'imposa de ne plus le quitter des yeux. Cependant, de temps à autre, il lançait un regard vers la lune. Quand elle fut tout près d'atteindre le nuage qu'elle poursuivait, Robert tourna la tête. Son ombre était là. Telle qu'il l'avait imaginée. Elle courait derrière lui, légèrement oblique, glissant sur le talus en se tordant un peu chaque fois qu'il se rapprochait du bord. Elle était là, comme celle de la vieille...

Au même endroit...

Elle passait au même endroit...

Elle suivait le même chemin, s'appuyait sur les mêmes pierres, s'enfonçait dans les mêmes fondrières.

Une différence, une seule: elle allait plus vite.

Non, c'est Robert qui va vite.

L'ombre suit.

Non, elle ne le suit pas, c'est lui qui la traîne derrière lui.

Tout en courant, il se passe la main sur le front. Il n'y a pourtant ni toile d'araignée ni fil de la Vierge entre les buissons. Avec un vent pareil, ça ne risque rien! Il a pourtant senti quelque chose sur son visage. Il baisse la tête.

Non, il ne la traîne pas derrière lui, elle le poursuit.

Ça y est, la lune a rattrapé le nuage. Elle le touche. Robert la regarde, il ne regarde qu'elle, mais il voit son ombre pourtant, il la sent... Le nuage se retire. Il se recroqueville devant la lune comme un tissu mordu par la flamme. Il fume. Sa fumée passe sur la lune.

Et l'ombre? Que fait l'ombre? Elle pâlit sans doute. Il ne faut pas tourner la tête. Il faut courir en regardant le ciel.

Le nuage est le plus fort. Par deux fois encore, la lune a réussi à le percer. Il s'est enflammé un instant puis s'est éteint, feu étouffé par sa propre fumée. À présent, la lune court derrière lui; elle file très vite, toute ronde et toute pâle. Elle a cessé d'éclairer la terre. Ce n'est plus elle qui éclaire. C'est tout le ciel moutonneux, pâle avec des taches noires.

Robert tient bon. Il a repris sa cadence. Il va même un peu vite. Gilberte ne suit plus.

C'est vrai, il y a Gilberte!

Robert ralentit et se retourne. Gilberte le rejoint. Ils repartent moins vite. Et Robert cherche de nouveau quelque chose à regarder. Il cherche la lune. Il n'y a que des nuages. Des nuages tous pareils. Il cherche un buisson, un arbre, le ruisseau. Mais le val tout entier est dans la demi-lumière qui coule du ciel et qui baigne tout sans rien éclairer vraiment.

Alors, Robert regarde à côté, puis un peu plus en arrière.

Elle est là. Elle est à peine visible. Les pierres la traversent. Elle n'a même plus de forme bien précise; mais elle est là.

Robert court. Sa main se porte encore à son front. Son front est en sueur. Mais ce n'est pas ce que cherche sa main.

Tiens, un buisson qui se détache... Les peupliers... Dans la terre du champ quelque chose de luisant vient de courir... Le ruisseau.

Robert lève la tête. La lune est derrière un nuage très mince qui s'étire, s'effiloche, devient poreux et finit par s'enflammer un instant avant de disparaître. Celui-là n'a même pas fait de fumée.

Un long moment, Robert lutte. Ses yeux lui font mal à force de regarder la lumière en face. Puis il finit par céder. Il baisse la tête d'abord et fixe le chemin droit devant lui, à l'endroit où il se coule sous les arbres. Enfin le voilà qui tourne la tête.

Son ombre est là. Elle est épaisse, noire, opaque comme une tache d'encre sur une belle feuille blanche. Les taches d'encre, ça prend toutes les formes. On peut dessiner avec une tache d'encre. On y pose le bout du doigt...

Toutes les formes... Une forme courte, ramassée.

L'ombre de la vieille... Ça y est: Robert court sur le chemin de Malataverne avec l'ombre de la vieille collée à lui.

Il vient de regarder Gilberte. Il voudrait s'arrêter et lui dire: "Débarrasse-moi de ça! Fais quelque chose pour moi! Tu vois bien que je vais devenir fou!"

Et puis, tout d'un coup, voilà un grand trait de lumière au ras du sol entre les troncs des peupliers. Un trait tout droit, comme un couteau.

C'est ça. C'est le couteau. Le couteau pour ouvrir la porte.

- Il faut tuer l'ombre...

- Qu'est-ce que, tu dis? demande Gilberte.

- Moi? Rien.

- Si, tu as dit quelque chose, mais je n'ai pas compris.

- J'ai dit: "Quel vent!"

Ils ont atteint l'endroit où le chemin paraît entrer sous la montagne. Ils l'ont atteint d'un coup, à la sortie d'un virage.

Et l'ombre est restée là. Elle s'est arrêtée. Elle a cessé de les suivre... Robert en est certain.

Ils courent encore un moment, puis Gilberte s'arrête.

- J'en peux plus...

Robert aussi est essoufflé, mais il pourrait courir encore.

La lune éclaire toute la vallée derrière eux et, à gauche, tout le flanc du coteau. D'où ils sont, ils ne peuvent pas voir les Ferry.

Gilberte marche lentement, les deux mains sur sa poitrine.

- Si j'avais su, souffle-t-elle, on serait descendus là directement, et j'aurais pris Bellonne. Avec elle, on risquait rien.

- Par le raccourci, tu as peut-être le temps...

- Tu es fou... Allez, viens.

Ils marchent plus vite, Gilberte lui empoigne le bras. Sa voix se fait dure et elle dit:

- C'est pas le moment d'avoir peur, hein? C'est plus le moment.

- Non, non, fait Robert.

Sa voix sonne mal. Gilberte s'arrête et l'oblige à lui faire face.

- Regarde-moi!

Il lève les yeux. La lune s'est cachée mais ils se voient pourtant parfaitement dans cette lueur diffuse qui vient aussi bien de la terre que du ciel.

Gilberte a son visage de petite femme.

- Tu m'entends, hein, c'est plus le moment d'avoir peur.

Elle lui pince encore le bras. Elle serre, enfonce l'ongle de son pouce et de son index puis elle tourne un peu sa main, tordant la peau. Robert grimace.

- Tu me promets, hein? Faut qu'on les arrête... Faut absolument.

- Oui, fait Robert. Oui, oui!

Ils repartent. Ils ne courent plus; ils marchent vite en restant sur le bas-côté où l'herbe étouffe le bruit des pas. Et Gilberte ne cesse plus de parler.

- Si on se dégonflait à présent, ce serait dégoûtant. Moi, je me dégoûterais, après... On n'oserait plus se regarder.

Elle tourne la tête. Robert l'observe aussi du coin de l'œil. Elle poursuit:

- Si tu n'étais pas venu, je n'aurais jamais pu te revoir. Et puis, aussi, c'est le meilleur moyen que tout soit fini... Le coup des Bouvier, c'est terrible, à cause de la génisse perdue surtout... Ça vaut cher, une génisse. Mais enfin, ça peut des fois passer si ça s'arrête là... Les autres, qu'ils aillent continuer ailleurs, on s'en moque pas mal... Mais là, tu comprends, non, faut pas.

À présent, Robert se sent plus à l'aise. Ils ont quitté le couvert des arbres, mais le chemin court vraiment au pied de la montagne, si bien que la lune est derrière le sommet. Quand elle sort des nuages, à présent, elle n'éclaire plus que la moitié du coteau sur leur gauche. L'autre versant, le versant des Froids, est une masse sombre qui pèse sur eux. Bientôt, ils seront sous le Bois Noir. Déjà, ils l'entendent qui gronde, qui semble rouler sur le flanc de la montagne. C'est de lui que vient le vent. Un vent qui fraîchit de plus en plus.

- Faut pas, répète Gilberte. Un malheur ici, ce serait le grand malheur sur toute la vallée. Les vieux ont raison, le malheur attire le malheur.

Elle se tait... Robert ne dit rien. Ils marchent, puis elle reprend:

- Les bêtes se mettraient à crever... Il y aurait la grêle, tout le temps... Les gelées de printemps... Peut-être le grand sec avec les sources et les puits taris comme cette année dont parle mon père... Non, non, on ne peut pas laisser faire ça!... Et puis, d'abord, ça se saurait forcément... Ils seraient arrêtés... Ils le diraient, que tu étais au courant... Non, non, faut pas.

Elle ne cessait plus de parler. C'était comme le vent, comme le ruisseau. Robert allait, du même pas qu'elle. Sans rien dire... Il l'écoutait, mais ce qu'elle disait était sans importance.

Ce qui comptait, maintenant, c'était d'arriver assez tôt. D'arriver pour empêcher le malheur.

Ce qui comptait aussi, qui pesait sur lui, ce n'était plus la lumière de la lune et cette ombre accrochée à lui; c'était le poids de la montagne. Là, juste au-dessus d'eux. La montagne des Froids, avec le Bois Noir qui grondait.

Très haut, invisibles, suspendus entre les nuages et le haut du bois, il y avait les Bouvier. La ferme, le verger, la luzerne derrière avec, peut-être encore, la génisse toute gonflée. Non, ils avaient dû l'enterrer déjà. Sûrement.

- Faut traverser.

En parlant, Gilberte s'était arrêtée sur le talus. À quelques mètres, le ruisseau coulait entre les pierres et les arbres qui se penchaient sur lui. Sur l'autre rive, trois mètres à peine de replat puis c'était le petit pré incliné comme un talus qui s'enfonçait sous la lisière du Bois Noir. Robert regardait. Là-bas c'était la vraie nuit. D'ici, on la sentait épaisse et froide, avec des bruits qui ne venaient pas du vent.

- Tu crois? demanda Robert. On n'attend pas d'être en face de la maison?

- Non, viens.

- Pourtant, là-bas, c'est plus facile, il y a le pont.

- Viens, je te dis. Faut pas arriver par le chemin.

Elle lui avait pris la main et, sautant du talus, elle l'obligea à descendre dans le pré.

L'herbe était haute et mouillée. La terre spongieuse cédait sous les pas.

- On va s'enfoncer, dit-il.

- C'est rien, avance.

Chaque fois qu'ils levaient un pied, il y avait comme un bruit de bouche qui tète.

- Avance, quoi!

Ils étaient aux arbres. Elle se baissa et se coula sous les branches. L'eau chantait. Plus haut, on entendait les cascades, mais leur bruit était souvent couvert par celui du vent. Une rafale dégringola le coteau. Toute la forêt s'ébroua en grognant, les arbres du ruisseau se couchèrent un instant et Robert reçut en pleine figure le coup de fouet d'une branche souple et feuillue.

Ils pataugèrent. Les pierres roulaient sous leurs pieds, la mousse était visqueuse.

Sur l'autre rive, ils durent ramper pour passer sous des fils de fer barbelés. L'ombre était épaisse. Robert sentit le sol bosselé et mou.

- C'est dégueulasse, souffla-t-il.

- Oui, c'est là que les bêtes viennent boire.

Un peu plus loin, il se baissa pour essuyer ses mains dans l'herbe, puis il les frotta sur son pantalon.

Gilberte s'était arrêtée. Le vent fit une pause, mais le bois continua de remuer.

- Regarde, dit-elle.

Robert se tourna un peu. Le ruisseau luisait puis disparaissait. Ensuite, il y avait une grosse masse d'arbres noirs, qui se découpait dans le fond plus clair du coteau. La lune donnait en plein.

Robert respira plusieurs fois très fort.

À droite des arbres, et plus noire encore, se détachant également sur le coteau, une autre masse aux lignes droites, aux angles durs. Une masse parfaitement immobile dans tout ce monde en mouvement.

C'était Malataverne. À côté, à peine visible, émergeait un coin du toit de la ferme Vintard.

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