22
Robert courut longtemps avant de s'apercevoir que quelque chose était changé dans la nuit. Derrière lui, la vallée n'était plus la même. Le cri de Gilberte avait suffi pour tout réveiller.
Les chiens hurlaient. Un seul avait commencé, puis un deuxième, puis tous les autres. À présent, le vent n'était plus le seul bruit. Il y avait aussi des volets et des portes qui claquaient, des gens qui interrogeaient les chiens, les excitaient ou criaient pour les faire taire.
Le vent enflait la voix sans parvenir à dominer ce tumulte et c'était lui, en fin de compte, qui charriait les bruits d'un bord à l'autre du val.
Robert s'arrêta.
Il avait escaladé sans s'en apercevoir la murette et la barrière qui bordent le clos de la mère Vintard. Il regarda autour de lui. La terre râpée, l'herbe grasse sur le talus, des ornières, le bois... Il reconnut le chemin des Froids.
Ses jambes étaient molles. Il souleva la main pour s'appuyer au talus. L'herbe était trempée. Il se trouvait donc à l'endroit où la terre regorge d'eau, où une source se forme et coule jusqu'à l'Orgeole en ravinant le chemin.
Il leva la tête et écouta. Gémissant et craquant, le Bois Noir était là, tout proche.
Robert essaya de réfléchir. Il se demanda où il devait aller. Il pensa à Gilberte et se retourna. En face, la terre n'était plus qu'une grande lueur vague qui dansait. Comme tout demeurait trouble en lui, il se remit à courir dans le sens de la montée.
Dans cette direction, il y avait un chien qui approchait en aboyant. Robert l'entendait, il ne devait plus être bien loin de lui. Il hésita, ralentit, écouta encore.
Il y avait des chiens partout. Devant, derrière, en amont, en aval, partout. Le vent portait de montagne en montagne des hurlements de chiens. Le vent gémissait, le vent aboyait, le vent pleurait. Le vent était un chien énorme et furieux, un chien qui courait partout en mordant la nuit; un chien à mille gueules.
Robert repartit plus vite.
Le bruit le suivait, le harcelait, devenait assourdissant.
Le hurlement du vent et des chiens était partout. La vallée en était pleine. Sa tête aussi lui faisait mal à crier... Sa tête où résonnait encore le cri terrible de Gilberte.
Sans s'arrêter, il passa plusieurs fois sa main sur son front, mais il n'enlevait rien de ce qui lui serrait les tempes.
Il montait, le souffle court, le cœur cognant.
Il allait dans l'ombre sans jamais se retourner. Ses pieds heurtaient les roches saillantes, s'enfonçaient dans les ornières ou glissaient dans la boue aux endroits où le fossé débordait. Plusieurs fois, il faillit tomber. Des branches lui fouettaient le visage.
Il allait atteindre l'endroit où le chemin des Froids sépare le Bois Noir du clos des Bouvier quand le chien déboucha devant lui. Il avait entendu se rapprocher ses aboiements; il avait entendu également la voix du fermier qui excitait sa bête, mais il s'arrêta seulement lorsqu'il vit le chien.
Le chien ralentit. Il se tut un instant puis se mit à grogner en avançant lentement au ras de la haie. Ses yeux luisaient par instants, verts, puis rouges. La queue basse, il creusait l'échine et fléchissait sur ses pattes.
À quelques pas de Robert, il s'arrêta et grogna plus fort. La voix du fermier se rapprochait.
- Allez, Noiraud!... Cherche, Noiraud!... Chope-les, Noiraud!
Les mains pendantes, le dos légèrement voûté, Robert attendait, le regard rivé aux branches qui mordent le chemin à l'endroit où s'amorce le tournant.
C'était là que l'homme allait apparaître...
Cet homme, c'était Bouvier. Le père Bouvier... L'homme à la génisse crevée. Robert le savait. Il se le répétait sans cesse, mais il y avait toujours en lui ce tumulte terrible de la vallée.
Il fixait les branches du tournant. L'homme apparaissait. Robert le voyait, le reconnaissait parfaitement; et pourtant, l'homme n'était pas encore là. Seule, sa voix approchait. Elle n'en finissait plus d'approcher.
- Allez, Noiraud!... Cherche, mon Noiraud!...
Et le chien répondait en grognant, toujours immobile contre la haie.
Un temps infini s'écoula ainsi. Chaque fois qu'une bourrasque secouait les branches du tournant, Robert croyait voir apparaître le fermier.
À plusieurs reprises, il regarda à droite. Le talus était assez haut, mais un petit frêne se penchait au-dessus du chemin. Il suffirait de sauter pour l'empoigner, de faire un rétablissement et de s'enfoncer dans l'ombre des arbres fous. Le chien? Il n'aurait pas le temps d'attaquer. Et pour lui, le talus était sans doute trop haut et trop raide. Il lui faudrait le temps de trouver un passage. Robert se voyait parfaitement traversant le bois, mais il ne voyait pas où il déboucherait, où il irait ensuite... Il tourna la tête. À gauche, c'était la haie de ronces... Enjamber, dévaler, se laisser entraîner jusqu'au ruisseau, le franchir d'un bond, escalader l'autre versant sur les traces de Gilberte...
Robert n'alla pas jusqu'à regarder les Ferry. Pas un instant non plus il ne pensa au sentier qui s'ouvrait derrière lui.
D'ailleurs, il était figé sur place, incapable du moindre geste, le regard de nouveau fixé sur le tournant.
Enfin, l'homme apparut. Il marchait vite, son fusil de chasse sous le bras droit.
À quelques pas de son chien, il s'arrêta et leva la main gauche. Une torche électrique s'alluma et l'homme se remit à avancer.
Ébloui, Robert baissa la tête et porta la main devant ses yeux.
- Nom de Dieu, lança l'homme, il est plein de sang!
Il approcha sa lampe. Robert ne bougea pas.
- Baisse ta main!
Robert laissa retomber son bras et cligna les yeux.
- C'est le Paillot, fit l'homme... C'est le garçon au Paillot!
L'homme se tut et, pendant un moment, examina Robert, puis, la voix dure, il demanda:
- Qu'est-ce que tu as fait, hein? Qu'est-ce que tu as fait?
Le chien ne grognait plus. À présent, il flairait les chaussures et le pantalon de Robert. L'homme baissa sa lampe et l'éteignit. La lune donnait. Ils ne se trouvaient pas en pleine lumière mais se voyaient assez.
- Qu'est-ce que tu as fait, Paillot? demanda encore le fermier.
Robert souleva légèrement les deux bras puis les laissa retomber en haussant les épaules. Le chien se mit à lui lécher la main. L'homme répéta sa question puis, passant à son épaule la bretelle de son fusil, il empoigna Robert et le secoua en criant:
- Réponds-moi, bon Dieu! Qu'est-ce que tu as fait, hein? Tu es blessé?
Robert fit non de la tête. Alors l'homme hurla en le secouant de plus belle.
- Tu as fait un sale coup! Encore un sale coup! C'est déjà toi qui es venu chez moi la nuit dernière, hein? C'est toi! Avoue que c'est toi... toi et tes copains!
Robert fit oui de la tête et aussitôt deux gifles terribles claquèrent. Il vacilla, baissa un peu plus la tête, mais ne dit rien.
- Et ce soir, hurla le père Bouvier, qu'est-ce que tu as fait? Vous avez saigné des volailles ou des lapins, pour que tu sois plein de sang comme ça?
Durant quelques secondes, il n'y eut que le hurlement du vent et, plus éloigné, le tapage des chiens qui continuaient avec, çà et là, un cri d'homme ou de femme. Parcouru d'abord par un frisson, Robert sentit monter en lui un sanglot qui s'arrêta dans sa gorge. Tout se brouilla et il murmura simplement:
- Je voulais pas... non, non, je voulais pas...
L'homme se pencha pour le regarder de plus près et demanda:
- Qui est-ce qui était avec toi?... Allons, parle!
Robert hocha la tête. L'homme lui saisit le bras et se remit à le secouer en criant:
- Tu ne veux rien dire? On verra bien!... Ça fait assez longtemps que ça dure, vos conneries!... Faudra bien que tu parles et qu'on pince toute la bande... Va falloir payer, à présent! Et j'aime mieux te dire que ça va vous coûter cher!
Comme Robert ne parlait toujours pas, le fermier le fit pivoter sur place et le poussa en avant.
- Allez, en route! cria-t-il. Et on va bien voir la tête que tu vas faire devant les gendarmes!
Maintenant, Robert pleurait. Il pleurait à gros sanglots, comme il ne l'avait pas fait depuis des années. Et il marchait, suivi de l'homme et du chien.
En face, tout le coteau était luisant de lune. Dans cette lumière froide, une tache rouge: la cour des Ferry était éclairée. Une autre tache plus petite: la fenêtre grande ouverte sur la chambre de Gilberte où la lumière brillait.
Robert voyait tout cela à travers ses larmes. Et toute la vallée lui semblait pleine d'une brume lumineuse. Il chercha du regard la villa de Combe-Calou mais il ne put rien voir. Il pensa un instant au travail, à la tranchée commencée, aux manches d'outils qui trempaient dans la boutasse où l'eau devait monter lentement. Tout se mêlait: le visage dur du patron, le regard de la patronne, la photographie de l'équipe de basketteuses... Il ferma les yeux, fit quelques pas ainsi, puis regarda devant lui.
Le clair de lune atteignait le ruisseau dans ses courbes les plus rapprochées de la vieille route. L'eau étincelait entre les arbres.
En passant devant Malataverne, Robert ralentit. Le fermier le poussa par l'épaule et il reprit sa cadence jusqu'à l'endroit où la murette s'ouvre sur la cour de la ferme.
Là, il s'arrêta.
Son regard était tombé tout de suite sur une forme noire, allongée par terre et à peine visible dans l'ombre de la maison.
- Allez, avance, bon Dieu, grogna l'homme en le bousculant.
Robert avait à peine ébauché un geste de la main. Son bras retomba. Il avait ouvert la bouche pour parler, mais aucun son ne put franchir sa gorge serrée.
- Avance, quoi! Je ne veux pas passer la nuit dehors à cause de toi... Avance, vermine!
Il marcha plus vite. Il avait serré son poing et, quand il voulut le rouvrir, il sentit que ses doigts étaient collés... Le sang...
Un liquide amer emplit sa bouche et il s'arrêta pour vomir.
- Et saoul comme une bourrique, en plus de ça, ricana le fermier. Allons, avance, saloperie!
Ils atteignirent bientôt la vieille route où il faisait presque aussi clair qu'en plein jour.
Robert pleurait; sans secousses, sans effort, un peu comme il marchait.
À présent, son ombre s'allongeait devant lui. Un peu en retrait avançait aussi l'ombre du fermier. Le fermier gesticulait en bougonnant. Les mêmes mots revenaient toujours: "Vermine... voyou... génisse crevée... payer... prison..." Robert n'écoutait pas.
Autour d'eux, le chien courait. Il levait la patte de loin en loin contre le talus et venait par moments trotter à côté de Robert qui sentait son fouet lui battre la jambe.
Un instant, Robert revit la porte ouverte... La mère Vintard devait dormir...
Et Gilberte?... Il se tourna vers la droite, mais des buissons cachaient le haut du coteau... Elle était peut-être rentrée chez elle?... Elle était peut-être là, derrière les premiers taillis, à regarder entre les branches.
Robert sentit quelque chose qui se serrait en lui. Une douleur qu'il n'avait encore jamais éprouvée.
La route... Il ne fallait regarder que cette route où le chien trottinait.
Cependant, quand ils se trouvèrent où s'amorce le sentier qui grimpe à travers les friches jusqu'à la ferme des Ferry, Robert s'arrêta encore.
- Alors, tu avances, oui!
Robert fit deux pas vers la droite. Aussitôt, le père Bouvier l'empoigna et le ramena au milieu de la route en grognant:
- Non, non, tout droit, vermine! On n'a rien à foutre par là; rien du tout!
Robert baissa la tête et se remit à marcher.
Quelques pas devant eux le chien s'était assis pour les attendre. La queue balayant la poussière, il levait le museau et flairait le vent.
Lyon, 1959-1960