HISTOIRE D’ALPHONSE VAN WORDEN

— Je suis issu d’une famille très ancienne, mais qui n’a eu que peu d’illustration et moins encore de biens.

Tout notre patrimoine n’a jamais consisté qu’en un fief noble, appelé Worden, relevant du cercle de Bourgogne, et situé au milieu des Ardennes.

» Mon père, ayant un frère aîné, dut se contenter d’une très mince légitime, qui suffisait cependant pour l’entretenir honorablement à l’armée. Il fit toute la guerre de Succession, et, à la paix, le roi Philippe V lui donna le grade de lieutenant-colonel aux Gardes wallonnes.

» Il régnait alors dans l’armée espagnole un certain point d’honneur, poussé jusqu’à la plus excessive délicatesse ; et mon père enchérissait encore sur cet excès, et véritablement l’on ne peut l’en blâmer, puisque l’honneur est proprement l’âme et la vie d’un militaire. Il ne se faisait pas dans Madrid un seul duel dont mon père ne réglât le cérémonial, et dès qu’il disait que les réparations étaient suffisantes, chacun se tenait pour satisfait.

Si par hasard quelqu’un ne s’en montrait pas content, il avait aussitôt affaire avec mon père lui-même, qui ne manquait pas de soutenir à la pointe de l’épée la valeur de chacune de ses décisions. De plus, mon père avait un livre blanc, dans lequel il inscrivait l’histoire de chaque duel, avec toutes ses circonstances, ce qui lui donnait réellement un grand avantage, pour pouvoir prononcer avec justice, dans tous les cas embarrassants.

» Presque uniquement occupé de son tribunal de sang, mon père s’était fait voir peu sensible aux charmes de l’amour, mais enfin son cœur fut touché par les attraits d’une demoiselle, encore assez jeune, appelée Uraque de Gomélez, fille de l’oidor de Grenade, et du sang des anciens rois du pays. Des amis communs eurent bientôt rapproché les parties intéressées, et le mariage fut conclu.

» Mon père jugea à propos d’inviter à ses noces tous les gens avec qui il s’était battu, s’entend ceux qu’il n’avait pas tués. Il s’en trouva cent vingt-deux à table, treize absents de Madrid, et trente-trois avec qui il s’était battu à l’armée, dont il n’avait pas de nouvelles. Ma mère m’a dit souvent que cette fête avait été extraordinairement gaie et que l’on y avait vu régner la plus grande cordialité, ce que je n’ai pas de peine à croire, car mon père avait au fond un excellent cœur, et il était fort aimé de tout le monde.

» De son côté, mon père était très attaché à l’Espagne, et jamais il ne l’eût quittée ; mais, deux mois après son mariage, il reçut une lettre, signée par le magistrat de la ville de Bouillon. On lui annonçait que son frère était mort sans enfants, et que le fief lui était échu. Cette nouvelle jeta mon père dans le plus grand trouble, et ma mère m’a conté qu’il était alors si distrait que l’on ne pouvait en tirer une parole. Enfin, il ouvrit sa chronique des duels, choisit les douze hommes de Madrid qui en avaient eu le plus, les invita à se rendre chez lui et leur tint ce discours :

» – Mes chers frères d’armes, vous savez assez combien de fois j’ai mis votre conscience en repos, dans les cas où l’honneur semblait compromis. Aujourd’hui, je me vois moi-même obligé de m’en rapporter à vos lumières, parce que je crains que mon propre jugement ne se trouve en défaut, ou plutôt je crains qu’il ne soit obscurci par quelque sentiment de partialité. Voici la lettre que m’écrivent les magistrats de Bouillon, dont le témoignage est respectable, bien qu’ils ne soient pas gentilshommes. Dites-moi si l’honneur m’oblige à habiter le château de mes pères, ou si je dois continuer à servir le roi Don Philippe, qui m’a comblé de ses bienfaits, et qui vient dernièrement de m’élever au rang de brigadier général. Je laisse la lettre sur la table et je me retire.

Je reviendrai dans une demi-heure savoir ce que vous aurez décidé.

» Après avoir ainsi parlé, mon père sortit en effet. Il rentra au bout d’une demi-heure et alla aux voix. Il s’en trouva cinq pour rester au service, et sept pour aller vivre dans les Ardennes. Mon père se rangea sans murmure à l’avis du plus grand nombre.

» Ma mère aurait bien voulu rester en Espagne, mais elle était si attachée à son époux qu’il ne put même s’apercevoir de la répugnance qu’elle avait à s’expatrier. Enfin l’on ne s’occupa plus que des préparatifs du voyage et de quelques personnes qui devaient en être, afin de représenter l’Espagne au milieu des Ardennes.

Quoique je ne fusse pas encore au monde, mon père, qui ne doutait pas que j’y vinsse, songea qu’il était temps de me donner un maître en fait d’armes. Pour cela, il jeta les yeux sur Garcias Hierro, le meilleur prévôt de salle qu’il y eût à Madrid. Ce jeune homme, las de recevoir tous les jours des bourrades à la place de la Cévada, se détermina facilement à venir. D’un autre côté, ma mère, ne voulant point partir sans un aumônier, fit choix d’Innigo Velez, théologien gradué à Cuenza. Il devait aussi m’instruire dans la religion catholique et la langue castillane. Tous ces arrangements pour mon éducation furent pris un an et demi avant ma naissance.

» Lorsque mon père fut prêt à partir, il alla prendre congé du roi et, selon l’usage de la cour d’Espagne, il mit un genou en terre pour lui baiser la main, mais en le faisant il eut le cœur si serré qu’il tomba en défaillance, et l’on fut obligé de l’emporter chez lui. Le lendemain, il alla prendre congé de Don Fernand de Lara, alors premier ministre. Ce seigneur le reçut avec une distinction extraordinaire et lui apprit que le roi lui accordait une pension de douze mille réales, avec le grade de sergente general, qui revient à celui de maréchal de camp. Mon père eût donné une partie de son sang pour la satisfaction de se jeter encore une fois aux pieds de son maître, mais, comme il avait déjà pris congé, il se contenta d’exprimer dans une lettre une partie des sentiments dont son cœur était plein. Enfin il quitta Madrid en répandant bien des larmes.

» Mon père choisit la route de Catalogne pour revoir encore une fois les pays où il avait fait la guerre et prendre congé de quelques-uns de ses anciens camarades qui avaient des commandements sur cette frontière.

Ensuite il entra en France par Perpignan.

» Son voyage jusqu’à Lyon ne fut troublé par aucun événement fâcheux, mais, comme il était parti de cette ville avec des chevaux de poste, il fut devancé par une chaise, qui, étant plus légère, arriva la première au relais. Mon père, qui arriva un instant après, vit que l’on mettait déjà les chevaux à la chaise. Aussitôt il prit son épée et, s’approchant du voyageur, il lui demanda la permission de l’entretenir un instant en particulier. Le voyageur, qui était un colonel français, voyant à mon père un uniforme d’officier général, prit aussi son épée pour lui faire honneur. Ils entrèrent dans une auberge qui était vis-à-vis de la poste et demandèrent une chambre. Lorsqu’ils furent seuls, mon père dit à l’autre voyageur :

» – Seigneur cavalier, votre chaise a devancé mon carrosse, pour arriver à la poste avant moi. Ce procédé, qui, en lui-même, n’est point une insulte, a cependant quelque chose de désobligeant dont je crois devoir vous demander raison.

» Le colonel, très surpris, rejeta toute la faute sur les postillons et assura qu’il n’y en avait aucune de sa part.

» – Seigneur cavalier, reprit mon père, je ne prétends pas non plus faire de ceci une affaire sérieuse et je me contenterai du premier sang.

» En disant cela, il tira son épée.

» – Attendez encore un instant, dit le Français. Il me semble que ce ne sont point mes postillons qui ont devancé les vôtres, mais que ce sont les vôtres qui, allant plus lentement, sont restés en arrière.

» Mon père, après avoir un peu réfléchi, dit au colonel :

» – Seigneur cavalier, je crois que vous avez raison et, si vous m’eussiez fait cette observation plus tôt et avant que j’eusse tiré l’épée, je pense que nous ne nous serions pas battus, mais vous sentez bien qu’au point où en sont les choses il faut un peu de sang.

» Le colonel, qui sans doute trouva cette dernière raison assez bonne, tira aussi son épée. Le combat ne fut pas long. Mon père, se sentant blessé, baissa aussitôt la pointe de son épée et fit beaucoup d’excuses au colonel de la peine qu’il lui avait donnée ; celui-ci y répondit par des offres de services, donna l’adresse où on le trouverait à Paris, remonta dans sa chaise et partit.

» Mon père jugea d’abord sa blessure très légère, mais il en était si couvert qu’un nouveau coup ne pouvait guère porter que sur une ancienne cicatrice. En effet, le coup d’épée du colonel avait rouvert un ancien coup de mousquet dont la balle était restée. Le plomb fit de nouveaux efforts pour se faire jour, sortit enfin après un pansement de deux mois, et l’on se remit en route.

» Mon père étant arrivé à Paris, son premier soin fut de rendre ses devoirs au colonel, qui s’appelait le marquis d’Urfé. C’était un des hommes de la cour dont on faisait le plus de cas. Il reçut mon père avec une extrême obligeance, et lui offrit de le présenter au ministre, ainsi que dans les meilleures maisons. Mon père le remercia et le pria seulement de le présenter au duc de Tavannes, qui était alors le doyen des maréchaux, parce qu’il voulut être informé de tout ce qui regardait le tribunal du point d’honneur, dont il s’était fait toujours les plus hautes idées, et dont il avait souvent parlé en Espagne comme d’une institution très sage, et qu’il aurait bien voulu voir introduire dans le royaume. Le maréchal reçut mon père avec beaucoup de politesse et le recommanda au chevalier de Bélièvre, premier exempt de messeigneurs les maréchaux et rapporteur de leur tribunal.

» Comme le chevalier venait souvent chez mon père, il eut connaissance de sa chronique des duels. Cet ouvrage lui parut unique en son genre, et il demanda la permission de le communiquer à messeigneurs les maréchaux, qui en jugèrent comme leur premier exempt et firent demander à mon père la faveur d’en faire une copie, qui serait gardée au greffe de leur tribunal.

Nulle proposition ne pouvait flatter davantage mon père, et il en ressentit une joie inexprimable.

» De pareils témoignages d’estime rendaient le séjour de Paris très agréable à mon père, mais ma mère en jugeait autrement. Elle s’était fait une loi non seulement de ne point apprendre le français, mais même de ne pas écouter lorsqu’on parlait cette langue. Son confesseur Innigo Velez ne cessait de faire d’amères plaisanteries sur les libertés de l’église gallicane, et Garcías Hierro terminait toutes les conversations par décider que les Français étaient des Gavaches.

» Enfin on quitta Paris, l’on arriva au bout de quatre jours à Bouillon. Mon père s’y fit reconnaître du magistrat et alla prendre possession de son fief.

» Le toit de nos pères, privé de la présence de ses maîtres, l’était aussi d’une partie de ses tuiles, si bien qu’il pleuvait dans les chambres autant que dans la cour, avec la différence que le pavé de la cour séchait très promptement, au lieu que l’eau avait fait dans les chambres des mares qui ne séchaient jamais. Cette inondation domestique ne déplut pas à mon père, parce qu’elle lui rappelait le siège de Lérida, où il avait passé trois semaines les jambes dans l’eau.

» Cependant, son premier soin fut de placer à sec le lit de son épouse. Il y avait dans le salon de compagnie une cheminée à la flamande, autour de laquelle quinze personnes pouvaient se chauffer à l’aise, et le manteau de la cheminée y formait comme un toit soutenu par deux colonnes de chaque côté. L’on boucha le tuyau de cette cheminée et, sous son manteau, l’on put placer le lit de ma mère, avec sa table de nuit et une chaise et, comme l’âtre était élevé d’un pied au-dessus, il formait une sorte d’île assez inabordable.

» Mon père s’établit de l’autre côté du salon, sur deux tables jointes par des planches, et de son lit à celui de ma mère, on pratiqua une jetée, fortifiée dans le milieu par une sorte de batardeau construit de coffres et de caisses.

Cet ouvrage fut achevé le jour même de notre arrivée au château, et je suis venu au monde neuf mois après, jour pour jour.

» Tandis que l’on travaillait avec beaucoup d’activité aux réparations les plus nécessaires, mon père reçut une lettre qui le combla de joie. Elle était signée par le maréchal de Tavannes, et ce seigneur lui demandait son opinion sur une affaire d’honneur qui alors occupait le tribunal. Cette faveur authentique parut à mon père d’une telle conséquence qu’il la voulut célébrer en donnant une fête à tout le voisinage. Mais nous n’avions pas de voisins, si bien que la fête se borna à un fandango exécuté par le maître d’armes et la Signora Frasca, première camériste de ma mère.

» Mon père, en répondant à la lettre du maréchal,demanda qu’on voulût bien, dans la suite, lui communiquer les extraits des procédures portées au tribunal. Cette grâce lui fut accordée, et, tous les premiers de chaque mois, il en recevait un pli, qui suffisait, pendant plus de quatre semaines aux entretiens et menus devis, dans les soirées d’hiver autour de la grande cheminée, et pendant l’été sur deux bancs qui étaient devant la porte du château.

» Pendant toute la grossesse de ma mère, mon père lui parla toujours du fils qu’elle aurait, et il songea à me donner un parrain. Ma mère penchait pour le maréchal de Tavannes, ou pour le marquis d’Urfé.

Mon père convenait que ce serait beaucoup d’honneur pour nous, mais il craignit que ces deux seigneurs ne crussent lui faire trop d’honneur et, par une délicatesse bien placée, il se décida pour le chevalier de Bélièvre qui, de son côté, accepta avec estime et reconnaissance.

» Enfin, je vins au monde. À trois ans, je tenais déjà un petit fleuret, et à six je pouvais tirer un coup de pistolet sans cligner les yeux… J’avais environ sept ans lorsque nous eûmes la visite de mon parrain.

Ce gentilhomme s’était marié à Tournai, et il y exerçait la charge de lieutenant de la connétablie et rapporteur du point d’honneur. Ce sont des emplois dont l’institution remonte au temps des jugements par champions et, dans la suite, ils ont été réunis au tribunal des maréchaux de France.

» Mme de Bélièvre était d’une santé très délicate, et son mari la menait aux eaux de Spa. Tous deux me prirent en une extrême affection et, comme ils n’avaient point d’enfants, ils conjurèrent mon père de leur confier mon éducation qui, aussi bien, n’aurait pu être soignée dans une contrée aussi solitaire que l’était celle du château de Worden. Mon père y consentit, déterminé surtout par la charge de rapporteur du point d’honneur, qui lui promettait que, dans la maison de Bélièvre, je ne manquerais pas d’être imbu de bonne heure de tous les principes qui devaient un jour déterminer ma conduite.

» Il fut d’abord question de me faire accompagner par Garcias Hierro, parce que mon père jugeait que la plus noble manière de se battre était à l’épée, et le poignard dans la main gauche. Genre d’escrime tout à fait inconnu en France. Mais, comme mon père avait pris l’habitude de tirer tous les matins à la muraille avec Hierro, et que cet exercice était devenu nécessaire à sa santé, il ne crut pas devoir s’en priver.

» Il fut aussi question d’envoyer avec moi le théologien Innigo Velez, mais, comme ma mère ne savait toujours que l’espagnol, il était bien naturel qu’elle ne pût se passer d’un confesseur qui sût cette langue.

Si bien que je n’eus pas auprès de moi les deux hommes qui, avant ma naissance, avaient été destinés à faire mon éducation. Cependant on me donna un valet de chambre espagnol, pour m’entretenir dans l’usage de la langue espagnole.

» Je partis pour Spa avec mon parrain ; nous y passâmes deux mois ; nous fîmes un voyage en Hollande et nous arrivâmes à Tournai vers la fin de l’automne.

Le chevalier de Bélièvre répondit parfaitement à la confiance que mon père avait eue en lui et, pendant six ans, il ne négligea rien de ce qui pouvait contribuer à faire un jour de moi un excellent officier. Au bout de ce temps, Mme de Bélièvre vint à mourir ; son mari quitta la Flandre pour venir s’établir à Paris, et je fus rappelé dans la maison paternelle.

» Après un voyage que la saison avancée rendit assez fâcheux, j’arrivai au château environ deux heures après le soleil couché, et j’en trouvai les habitants rassemblés autour de la grande cheminée. Mon père, bien que charmé de me voir, ne s’abandonna point à des démonstrations qui eussent pu compromettre ce que vous autres, Espagnols, appelez la Gravedad. Ma mère me baigna de ses larmes. Le théologien Innigo Velez me donna sa bénédiction, et le spadassin Hierro me présenta un fleuret. Nous fîmes un assaut dont je me tirai d’une manière au-dessus de mon âge. Mon père était trop connaisseur pour ne pas s’en apercevoir, et sa gravité fit place à la plus vive tendresse. On servit à souper, et l’on y fut très gai.

» Après souper, l’on se remit autour de la cheminée, et mon père dit au théologien :

» – Révérend Don Innigo, vous me feriez plaisir d’aller chercher votre gros volume dans lequel il y a tant d’histoires merveilleuses, et de nous en lire quelqu’une.

» Le théologien monta dans sa chambre, et en revint avec un in-folio relié en parchemin blanc, que le temps avait rendu jaune. Il l’ouvrit au hasard et y lut ce qui suit.

Загрузка...