HISTOIRE DE REBECCA

— Mon frère, en vous contant son histoire, vous a dit une partie de la mienne. On lui destinait pour épouses les deux filles de la reine de Saba, et l’on prétendit me faire épouser les deux génies qui président à la constellation des Gémeaux. Flatté d’une alliance aussi belle, mon frère redoubla d’ardeur pour les sciences cabalistiques.

Ce fut le contraire chez moi : épouser deux génies me parut une chose effrayante ; je ne pus prendre sur moi de composer deux lignes de cabale. Chaque jour, je remettais l’ouvrage au lendemain, et je finis par oublier presque cet art, aussi difficile que dangereux.

» Mon frère ne tarda pas à s’apercevoir de ma négligence ; il m’en fit d’amers reproches, me menaça de se plaindre à mon père. Je le conjurai de m’épargner. Il promit d’attendre jusqu’au samedi suivant, mais ce jour-là, comme je n’avais encore rien fait, il entra chez moi à minuit, m’éveilla, et me dit qu’il allait évoquer l’ombre terrible de Mamoun. Je me précipitai à ses genoux ; il fut inexorable. Je l’entendis proférer la formule, jadis inventée par la Baltoyve d’Endor. Aussitôt mon père m’apparut assis sur un trône d’ivoire ; un œil menaçant m’inspirait la terreur : je craignis de ne pas survivre au premier mot qui sortirait de sa bouche. Je l’entendis cependant, il parla, Dieu d’Abraham ! il prononça des imprécations épouvantables. Je ne vous répéterai pas ce qu’il me dit…»

Ici la jeune Israélite couvrit son visage de ses deux mains et parut frémir à la seule idée de cette scène cruelle. Elle se remit cependant et continua en ces termes :

— Je n’entendis pas la fin du discours de mon père ; j’étais évanouie avant qu’il fût achevé. Revenue à moi, je vis mon frère qui me présentait le livre des Séfiroth.

Je pensai m’évanouir de nouveau ; mais il fallut se soumettre. Mon frère, qui se doutait bien qu’il faudrait avec moi en revenir aux premiers éléments, eut la patience de les rappeler peu à peu à ma mémoire. Je commençai par la composition des syllabes ; je passai à celle des mots et des formules. Enfin je finis par m’attacher à cette science sublime. Je passais les nuits dans le cabinet qui avait servi d’observatoire à mon père, et j’allais me coucher lorsque la lumière du jour venait troubler mes opérations. Alors je tombais de sommeil. Ma mulâtresse Zulica me déshabillait presque sans que je m’en aperçusse ; je dormais quelques heures, et puis je retournais à des occupations pour lesquelles je n’étais point faite, comme vous l’allez voir.

» Vous connaissez Zulica, et vous avez pu faire quelque attention à ses charmes, elle en a infiniment : ses yeux ont l’expression de la tendresse, sa bouche s’embellit par le sourire ; son corps a des formes parfaites. Un matin, je revenais de l’observatoire. J’appelai pour me déshabiller ; elle ne m’entendit pas. J’allai à sa chambre qui est à côté de la mienne. Je la vis à sa fenêtre, penchée en dehors, à demi nue, faisant des signes de l’autre côté du vallon, et soufflant sur sa main des baisers que son âme entière semblait suivre. Je n’avais aucune idée de l’amour : l’expression de ce sentiment frappait, pour la première fois, mes regards. Je fus tellement émue et surprise que j’en restai aussi immobile qu’une statue.

Zulica se retourna, un vif incarnat perçait à travers la couleur noisette de son sein, et se répandit sur toute sa personne. Je rougis aussi, puis je pâlis. J’étais prête à défaillir. Zulica me reçut dans ses bras, et son cœur, que je sentis palpiter contre le mien, y fit passer le désordre qui régnait dans ses sens.

» Zulica me déshabilla à la hâte. Lorsque je fus couchée, elle parut se retirer avec plaisir et fermer sa porte avec plus de plaisir encore. Bientôt après, j’entendis les pas de quelqu’un qui entrait dans sa chambre. Un mouvement aussi prompt qu’involontaire me fit courir à sa porte et attacher mon œil au trou de la serrure. Je vis le jeune mulâtre Tanzaï ; il apportait une corbeille remplie des fleurs qu’il venait de cueillir dans la campagne.

Zulica courut au-devant de lui, prit les fleurs à poignée et les pressa contre son sein. Tanzaï s’approcha pour respirer leur parfum qui s’exhalait avec les soupirs de sa maîtresse. Je vis distinctement Zulica éprouver dans tous ses membres un frémissement qu’il me parut ressentir avec elle. Elle tomba dans les bras de Tanzaï, et j’allai dans mon lit cacher ma faiblesse et ma honte.

» Ma couche fut inondée de mes larmes. Les sanglots m’étouffaient, et, dans l’excès de ma douleur, je m’écriai :

» – O ! ma cent et douzième aïeule, de qui je porte le nom, douce et tendre épouse d’Isaac, si du sein de votre beau-père, du sein d’Abraham, si vous voyez l’état où je suis, apaisez l’ombre de Mamoun, et dites-lui que sa fille est indigne des honneurs qu’il lui destine.

» Mes cris avaient éveillé mon frère. Il entra chez moi et, me croyant malade, il me fit prendre un calmant. Il revint à midi, me trouva le pouls agité, et s’offrit à continuer pour moi mes opérations cabalistiques. J’acceptai, car il m’eût été impossible de travailler. Je m’endormis vers le soir, et j’eus des rêves bien différents de ceux que j’avais eus jusqu’alors. Le lendemain, je rêvais tout éveillée, ou du moins j’avais des distractions qui auraient pu le faire croire. Les regards de mon frère me faisaient rougir sans que j’en eusse de motif. Huit jours se passèrent ainsi.

» Une nuit, mon frère entra dans ma chambre. Il avait sous le bras le livre des Séfiroth, et dans sa main un bandeau constellé, où se voyaient écrits les soixante-douze noms que Zoroastre a donnés à la constellation des Gémeaux.

» – Rébecca, me dit-il, Rébecca, sortez d’un état qui vous déshonore. Il est temps que vous essayiez votre pouvoir sur les peuples élémentaires. Et cette bande constellée vous garantira de leur pétulance. Choisissez sur les monts d’alentour le lieu que vous croirez le plus propre à votre opération. Songez que votre sort en dépend.

» Après avoir ainsi parlé, mon frère m’entraîna hors de la porte du château et ferma la grille sur moi.

» Abandonnée à moi-même, je rappelai mon courage.

La nuit était sombre. J’étais en chemise, nu-pieds, les cheveux épars, mon livre dans une main et mon bandeau magique dans l’autre. Je dirigeai ma course vers la montagne qui était la plus proche. Un pâtre voulut mettre la main sur moi, je le repoussai avec le livre que je tenais, et il tomba mort à mes pieds. Vous n’en serez pas surpris, lorsque vous saurez que la couverture du livre était faite avec du bois de l’arche, dont la propriété était de faire périr tout ce qui la touchait.

» Le soleil commençait à paraître lorsque j’arrivai sur le sommet que j’avais choisi pour mes opérations. Je ne pouvais les commencer que le lendemain à minuit. Je me retirai dans une caverne ; j’y trouvai une ourse avec ses petits. Elle se jeta sur moi, mais la reliure de mon livre fit son effet, et le furieux animal tomba à mes pieds.

Ses mamelles gonflées me rappelèrent que je mourais d’inanition, et je n’avais encore aucun génie à mes ordres, pas même le moindre esprit follet. Je pris le parti de me jeter à terre à côté de l’ourse, et de sucer son lait.

Un reste de chaleur que l’animal conservait encore rendait ce repas moins dégoûtant, mais les petits oursons vinrent me le disputer. Imaginez, Alphonse, une fille de seize ans, qui n’avait jamais quitté les lieux de sa naissance, et dans cette situation. J’avais en main des armes terribles, mais je ne m’en étais jamais servie, et la moindre inattention pouvait les tourner contre moi.

» Cependant, l’herbe se desséchait sous mes pas, l’air se chargeait d’une vapeur enflammée, et les oiseaux expiraient au milieu de leur vol. Je jugeai que les démons avertis commençaient à se rassembler. Un arbre s’alluma de lui-même ; il en sortit des tourbillons de fumée qui, au lieu de s’élever, environnèrent ma caverne et me plongèrent dans les ténèbres. L’ourse étendue à mes pieds parut se ranimer ; ses yeux étincelèrent d’un feu qui, pour un instant, dissipa l’obscurité. Un esprit malin sortit de sa gueule sous la forme d’un serpent ailé. C’était Nemraël, démon du plus bas étage, que l’on destinait à me servir. Mais bientôt après j’entendis parler la langue des Égrégores, les plus illustres des anges tombés. Je compris qu’ils me feraient l’honneur d’assister à ma réception dans le monde des êtres intermédiaires. Cette langue est la même que celle que nous avons dans le livre d’Énoch, ouvrage dont j’ai fait une étude particulière.

» Enfin Semiaras, prince des Égrégores, voulut bien m’avertir qu’il était temps de commencer. Je sortis de ma caverne, j’étendis en cercle ma bande constellée, j’ouvris mon livre et je prononçai à haute voix les formules terribles que, jusqu’alors, je n’avais osé lire que des yeux… Vous jugez bien, seigneur Alphonse, que je ne puis vous dire ce qui se passa en cette occasion, et vous ne pourriez le comprendre. Je vous dirai seulement que j’acquis un assez grand pouvoir sur les esprits, et qu’on m’enseigna les moyens de me faire connaître des Gémeaux célestes. Vers ce temps-là, mon frère aperçut le bout des pieds des filles de Salomon. J’attendis que le soleil entrât dans le signe des Gémeaux et j’opérai à mon tour. Je ne négligeai rien pour obtenir le succès complet et, pour ne point perdre le fil de mes combinaisons, je prolongeai mon travail si avant dans la nuit qu’enfin, vaincue par le sommeil, je fus obligée de lui céder.

» Le lendemain, devant mon miroir, j’aperçus deux figures humaines qui semblaient être derrière moi. Je me retournai et je ne vis rien. Je regardai dans le miroir, et je les revis encore. Au reste, cette apparition n’avait rien d’effrayant. Je vis deux jeunes gens dont la stature était un peu au-dessus de la taille humaine ; leurs épaules avaient aussi plus de largeur, mais une rondeur qui tenait de celle de notre sexe. Leurs poitrines s’élevaient aussi comme celles des femmes, mais leurs seins étaient comme ceux des hommes. Leurs bras arrondis et parfaitement formés étaient couchés sur leurs hanches, dans l’attitude que l’on voit aux statues égyptiennes. Leurs cheveux, d’une couleur mêlée d’or et d’azur, tombaient en grosses boucles sur leurs épaules. Je ne vous parle pas des traits de leurs visages ; vous pouvez imaginer si des demi-dieux sont beaux ; car enfin, c’étaient là les Gémeaux célestes. Je les reconnus aux petites flammes qui brillaient sur leurs têtes.

— Comment ces demi-dieux étaient-ils habillés ? demandai-je à Rébecca.

— Ils ne l’étaient pas du tout, me répondit-elle. Chacun avait quatre ailes, dont deux étaient couchées sur leurs épaules, et deux autres se croisaient autour de leurs ceintures. Ces ailes étaient à la vérité aussi transparentes que des ailes de mouche, mais des parties de pourpre et d’or, mêlées à leur tissu diaphane, cachaient tout ce qui aurait pu être alarmant pour la pudeur.

» Les voilà donc, dis-je en moi-même, les époux célestes auxquels je suis destinée. Je ne pus m’empêcher de les comparer intérieurement au jeune mulâtre qui adorait Zulica. J’eus honte de cette comparaison. Je regardai dans le miroir, je crus voir que les demi-dieux me jetaient un regard plein de courroux, comme s’ils eussent lu dans mon âme et qu’ils se trouvassent offensés de ce mouvement involontaire.

» Je fus plusieurs jours sans oser lever les yeux sur la glace. Enfin, je m’y hasardai. Les divins Gémeaux avaient les mains croisées sur la poitrine ; leur air plein de douceur m’ôta ma timidité. Je ne savais cependant que leur dire. Pour sortir d’embarras, j’allai chercher un volume des ouvrages d’Édris, que vous appelez Atlas ; c’est ce que nous avons de plus beau en fait de poésie.

L’harmonie des vers d’Édris a quelque ressemblance avec celle des corps célestes. Comme la langue de cet auteur ne m’est pas très familière, craignant d’avoir mal lu, je portais à la dérobée les yeux dans la glace, pour y voir l’effet que je faisais sur mon auditoire : j’eus tout lieu d’en être contente. Les Thamims se regardaient l’un l’autre et semblaient m’approuver, et quelquefois ils jetaient dans le miroir des regards que je ne rencontrais pas sans émotion.

» Mon frère entra, et la vision s’évanouit. Il me parla des filles de Salomon, dont il avait vu le bout des pieds.

Il était gai : je partageai sa joie. Je me sentais pénétrée d’un sentiment qui, jusqu’alors, m’avait été inconnu. Le saisissement intérieur que l’on éprouve dans les opérations cabalistiques faisait place à je ne sais quel doux abandon, dont, jusqu’alors, j’avais ignoré les charmes.

» Mon frère fit ouvrir la porte du château ; elle ne l’avait pas été depuis mon voyage à la montagne. Nous goûtâmes le plaisir de la promenade ; la campagne me parut émaillée des plus belles couleurs. Je trouvai aussi dans les yeux de mon frère je ne sais quel feu très différent de l’ardeur qu’on a pour l’étude. Nous nous enfonçâmes dans un bosquet d’orangers. J’allai rêver de mon côté, lui du sien, et nous rentrâmes encore tout remplis de nos rêveries.

» Zulica, pour me coucher, m’apporta un miroir. Je vis que je n’étais pas seule ; je fis emporter la glace, me persuadant, comme l’autruche, que je ne serais pas vue dès que je ne verrais pas. Je me couchai et m’endormis, mais bientôt des rêves bizarres s’emparèrent de mon imagination. Il me sembla que je voyais dans l’abîme des cieux deux astres brillants qui s’avançaient majestueusement dans le zodiaque. Ils s’en écartèrent tout à coup, et puis revinrent, ramenant avec eux la petite nébuleuse du pied d’Auriga.

» Ces trois corps célestes continuèrent ensemble leur route éthérée ; et puis ils s’arrêtèrent et prirent l’apparence d’un météore igné. Ensuite ils m’apparurent sous la forme de trois anneaux lumineux qui, après avoir tourbillonné quelque temps, se fixèrent à un même centre. Alors ils s’échangèrent en une sorte de gloire ou d’auréole, qui environnait un trône de saphir. Je vis les Gémeaux me tendant les bras et me montrant la place que je devais occuper entre eux. Je voulus m’élancer, mais, dans ce moment, je crus voir le mulâtre Tanzaï qui m’arrêtait en me saisissant par le milieu du corps. Je fus, en effet, fort saisie, et je m’éveillai en sursaut.

» Ma chambre était sombre et je vis, par les fentes de la porte, que Zulica avait chez elle de la lumière. Je l’entendis se plaindre et la crus malade ; j’aurais dû l’appeler, je ne le fis point. Je ne sais quelle étourderie me fit encore avoir recours au trou de la serrure. Je vis le mulâtre Tanzaï prenant avec Zulica des libertés qui me glacèrent d’horreur. Mes yeux se fermèrent et je tombai évanouie.

» Lorsque je revins à moi, j’aperçus près de mon lit mon frère avec Zulica. Je jetai sur celle-ci un regard foudroyant et lui ordonnai de ne plus se présenter devant moi. Mon frère me demanda le motif de ma sévérité. Je lui contai, en rougissant, ce qui m’était arrivé pendant la nuit. Il me répondit qu’il les avait mariés la veille, mais qu’il en était fâché, n’ayant pas prévu ce qui venait d’arriver. Il n’y avait eu, à la vérité, que ma vue de profanée ; mais l’extrême délicatesse des Thamims lui donnait de l’inquiétude. Pour moi, j’avais perdu tout sentiment, excepté celui de la honte, et je serais morte plutôt que de jeter les yeux sur un miroir.

» Mon frère ne connaissait pas le genre de mes relations avec les Thamims ; mais il savait que je ne leur étais plus inconnue et, voyant que je me laissais aller à une sorte de mélancolie, il craignit que je ne négligeasse les opérations que j’avais commencées. Le soleil était prêt à sortir du signe des Gémeaux, et il crut devoir m’en avertir. Je me réveillai comme d’un songe. Je tremblai de ne plus revoir les Thamims, et de me séparer d’eux pour onze mois sans savoir comment j’étais dans leur esprit, et même tremblante de m’être rendue tout à fait indigne de leur attention.

» Je pris la résolution d’aller dans une salle haute du château qui est ornée d’une glace de Venise de douze pieds de haut. Mais, pour avoir une contenance, je pris avec moi le volume d’Édris, où se trouve son poème sur la création du monde. Je m’assis très loin du miroir et me mis à lire tout haut. Ensuite, m’interrompant et élevant la voix, j’osai demander aux Thamims s’ils avaient été témoins de ces merveilles. Alors la glace de Venise quitta la muraille et se plaça devant moi. J’y vis les Gémeaux me sourire avec un air de satisfaction et baisser tous les deux la tête pour me témoigner qu’ils avaient réellement assisté à la création du monde, et que tout s’y était passé comme le dit Édris. Je m’enhardis davantage ; je fermai mon livre et je confondis mes regards avec ceux de mes divins amants. Cet instant d’abandon pensa me coûter cher. Je tenais encore de trop près à l’humanité pour pouvoir soutenir une communication aussi intime. La flamme qui brillait dans leurs yeux pensa me dévorer ; je baissai les miens et, m’étant un peu remise, je continuai ma lecture. Je tombai précisément sur le second chant d’Édris, où ce premier des poètes décrit les amours des fils d’Élohim avec les filles des hommes. Il est impossible de se faire aujourd’hui, une idée de la manière dont on aimait dans ce premier âge du monde. Les exagérations que je ne comprenais pas bien moi-même me faisaient souvent hésiter. Dans ces moments-là, mes yeux se tournaient involontairement vers le miroir ; et il me sembla voir que les Thamims prenaient un plaisir toujours plus vif à m’entendre. Ils me tendaient les bras ; ils s’approchèrent de ma chaise. Je les vis déployer les brillantes ailes qu’ils avaient aux épaules ; je distinguai même un léger flottement dans celles qui leur servaient de ceinture. Je crus qu’ils allaient aussi les déployer, et je mis une main sur mes yeux. Au même instant, je la sentis baiser, ainsi que celle dont je tenais mon livre. Au même instant aussi j’entendis que le miroir se brisait en mille éclats. Je compris que le soleil était sorti du signe des Gémeaux, et que c’était un congé qu’ils prenaient de moi.

» Le lendemain, j’aperçus encore, dans un autre miroir, comme deux ombres, ou plutôt comme une légère esquisse des deux formes célestes. Le surlendemain, je ne vis plus rien du tout. Alors, pour charmer les ennuis de l’absence, je passais les nuits à l’observatoire et, l’œil collé au télescope, je suivais mes amants jusqu’à leur coucher. Ils étaient déjà sous l’horizon, et je croyais les voir encore. Enfin, lorsque la queue du Cancer disparaissait à ma vue, je me retirais, et souvent ma couche était baignée de pleurs involontaires, et qui n’avaient aucun motif.

» Cependant, mon frère, plein d’amour et d’espérance, s’adonnait plus que jamais à l’étude des sciences occultes.

Un jour, il vint chez moi et me dit qu’à certains signes qu’il avait aperçus dans le ciel il jugeait qu’un fameux adepte devait passer à Cordoue le 23 de notre mois Thybi, à minuit et quarante minutes. Ce célèbre cabaliste vivait depuis deux cents ans dans la pyramide de Saophis, et son intention était de s’embarquer pour l’Amérique. J’allai le soir à l’observatoire. Je trouvai que mon frère avait raison, mais mon calcul me donna un résultat un peu différent du sien. Mon frère soutint que le sien était juste et, comme il est fort attaché à ses opinions, il voulut aller lui-même à Cordoue, pour me prouver que la raison était de son côté. Il aurait pu faire son voyage en aussi peu de temps que je mets à vous le raconter, mais il voulut jouir du plaisir de la promenade, et suivre la pente des coteaux, choisissant la route où de beaux sites contribueraient le plus à l’amuser et à le distraire. Il arriva ainsi à la Venta Quemada.

Il s’était fait accompagner par le petit Nemraël, cet esprit malin qui m’avait apparu dans la caverne. Il lui ordonna de lui apporter à souper, Nemraël enleva le souper d’un prieur de bénédictins et l’apporta dans la venta. Ensuite mon frère me renvoya Nemraël comme n’en ayant plus besoin. J’étais dans cet instant à l’observatoire et je vis dans le ciel des choses qui me firent trembler pour mon frère. J’ordonnai à Nemraël de retourner à la venta et de ne plus quitter son maître.

Il y alla et revint un instant après me dire qu’un pouvoir supérieur au sien l’avait empêché de pénétrer dans l’intérieur du cabaret. Mon inquiétude fut à son comble.

Enfin je vous vis arriver avec mon frère. Je démêlai dans vos traits une assurance et une sérénité qui me prouvèrent que vous n’étiez pas cabaliste. Mon père avait prédit que j’aurais beaucoup à souffrir d’un mortel, et je craignis que vous ne fussiez ce mortel. Bientôt d’autres soins m’occupèrent. Mon frère me conta l’histoire de Pascheco, et ce qui lui était arrivé à lui-même, mais il ajouta, à ma grande surprise, qu’il ne savait pas à quelle espèce de démons il avait eu affaire.

Nous attendîmes la nuit avec la plus extrême impatience et nous fîmes les plus épouvantables conjurations. Ce fut en vain : nous ne pûmes rien savoir sur la nature des deux êtres, et nous ignorions si mon frère avait réellement perdu avec eux ses droits à l’immortalité.

Je crus pouvoir tirer de vous quelques lumières. Mais, fidèle à je ne sais quelle parole d’honneur, vous ne voulûtes rien nous dire.

» Alors, pour servir et tranquilliser mon frère, je résolus de passer moi-même une nuit à la Venta Quemada.

Je suis partie hier, et la nuit était avancée lorsque j’arrivai à l’entrée du vallon. Je rassemblai quelques vapeurs dont je composai un feu follet, et je lui ordonnai de me conduire à la venta. C’est un secret qui s’est conservé dans notre famille, et c’est par un moyen pareil que Moïse, propre frère de mon soixante-troisième aïeul, composa la colonne de feu qui conduisit les Israélites dans le désert.

» Mon feu follet s’alluma très bien et se mit à marcher devant moi ; mais il ne prit pas le plus court chemin.

Je m’aperçus bien de son infidélité, mais je n’y fis pas assez d’attention.

» Il était minuit lorsque j’arrivai. En entrant dans la cour de la venta, je vis qu’il y avait de la lumière dans la chambre du milieu et j’entendis une musique fort harmonieuse. Je m’assis sur un banc de pierre. Je fis quelques opérations cabalistiques qui ne produisirent aucun effet. Il est vrai que cette musique me charmait et me distrayait au point qu’à l’heure qu’il est je ne puis vous dire si mes opérations étaient bien faites, et je soupçonne y avoir manqué en quelque point essentiel.

Mais alors je crus avoir procédé régulièrement, et, jugeant qu’il n’y avait dans l’auberge ni démons ni esprits, j’en conclus qu’il n’y avait que des hommes, et je me livrai au plaisir de les entendre chanter.

C’étaient deux voix, soutenues d’un instrument à cordes, mais elles étaient si mélodieuses, si bien d’accord, qu’aucune musique sur la terre ne peut entrer en comparaison.

» Les airs que ces voix faisaient entendre inspiraient une tendresse si voluptueuse que je ne puis en donner aucune idée. Longtemps je les écoutai, assise sur mon banc, mais, enfin, je me déterminai à entrer, puisque je n’étais venue que pour cela. Je montai donc, et je trouvai dans la chambre du milieu, deux jeunes gens, grands, bien faits, assis à table, mangeant, buvant et chantant de tout leur cœur. Leur costume était oriental ; ils étaient coiffés d’un turban, la poitrine et les bras nus, et de riches armes à leur ceinture.

» Ces deux inconnus, que je pris pour des Turcs, se levèrent, m’approchèrent une chaise, remplirent mon assiette et mon verre, et se mirent à chanter, en s’accompagnant d’un théorbe, dont ils jouaient tour à tour.

» Leurs manières libres avaient quelque chose de communicatif. Ils ne faisaient point de façons, je n’en fis point. J’avais faim, je mangeai. Il n’y avait point d’eau, je bus du vin. Il me prit envie de chanter avec les jeunes Turcs, qui parurent charmés de m’entendre. Je chantai une séguedille espagnole. Ils répondirent sur les mêmes rimes. Je leur demandai où ils avaient appris l’espagnol.

» L’un d’eux me répondit :

» – Nous sommes nés en Morée et, marins de profession, nous avons facilement appris la langue des ports que nous fréquentions. Mais laissons là les séguedilles, écoutez les chansons de notre pays.

» Leurs chants avaient une mélodie qui faisait passer l’âme par toutes les nuances du sentiment et, lorsqu’on était à l’excès de l’attendrissement, des accents inattendus vous ramenaient à la plus folle gaieté.

» Je n’étais point dupe de tout ce manège. Je fixais attentivement les prétendus matelots, et il me semblait trouver à l’un et à l’autre une extrême ressemblance avec mes divins Gémeaux.

» – Vous êtes turcs, leur dis-je, et nés en Morée ?

» – Point du tout, me répondit celui qui n’avait point encore parlé. Nous sommes grecs, nés à Sparte. Ah !

divine Rébecca, pouvez-vous me méconnaître, je suis Pollux et voici mon frère !

» La frayeur m’ôta l’usage de la voix, les Gémeaux prétendus déployèrent leurs ailes, et je me sentis enlever dans les airs. Par une heureuse inspiration, je prononçai un nom sacré, dont mon frère et moi sommes seuls dépositaires. À l’instant même, je fus précipitée sur la terre, et tout à fait étourdie de ma chute. C’est vous, Alphonse, qui m’avez rendu l’usage de mes sens ; un sentiment interne m’avertit que je n’ai rien perdu de ce qu’il m’importe de conserver, mais je suis lasse de tant de merveilles ; je sens que je suis née pour rester simple mortelle. »

Rébecca termina là son récit. Mais il ne fit pas sur moi l’effet qu’elle en attendait. Tout ce que j’avais vu et entendu d’extraordinaire pendant les dix jours qui venaient de s’écouler ne m’empêcha pas de croire qu’elle avait voulu se moquer de moi. Je la quittai assez brusquement [et, me mettant à réfléchir sur ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Cadix, je me rappelai alors quelques mots échappés à Don Emmanuel de Sa, gouverneur de cette ville, qui me firent penser qu’il n’était pas tout à fait étranger à la mystérieuse existence des Gomélez. C’était lui qui m’avait donné mes deux valets, Lopez et Moschito. Je me mis dans la tête que c’était par son ordre qu’ils m’avaient quitté à l’entrée désastreuse de Los Hermanos. Mes cousines, et Rébecca elle-même, m’avaient souvent fait entendre que l’on voulait m’éprouver. Peut-être m’avait-on donné, à la venta, un breuvage pour m’endormir, et ensuite rien n’était plus aisé que de me transporter pendant mon sommeil sous le fatal gibet. Pascheco pouvait avoir perdu un œil par un tout autre accident que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus, et son effroyable histoire pouvait être un conte. L’ermite, qui avait cherché toujours à surprendre mon secret, était sans doute un agent des Gomélez, qui voulait éprouver ma discrétion. Enfin Rébecca, son frère, Zoto et le chef des Bohémiens, tous ces gens-là s’entendaient peut-être pour ébranler mon courage27.

Ces réflexions, comme on le sent bien, me décidèrent à attendre, de pied ferme, la suite des aventures auxquelles j’étais destiné, et que le lecteur connaîtra s’il accueille favorablement la première partie de cette histoire28.

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