HISTOIRE DE LA GENTE DARIOLETTE DU CHATEL DE SOMBRE

— Mon nom est Orlandine, au moins c’est ainsi que m’appelaient le peu de personnes qui habitaient avec moi le châtel de Sombre, dans les Pyrénées. Là, je n’ai vu d’être humain que ma gouvernante qui était sourde, une servante qui bégayait si fort qu’on eût pu l’appeler muette, et un vieux portier qui était aveugle.

» Ce portier n’avait pas beaucoup à faire, car il n’ouvrait la porte qu’une fois par an, et cela à un monsieur qui ne venait chez nous que pour me prendre par le menton et pour parler à ma duègne en langue biscayenne que je ne sais point. Heureusement, je savais parler lorsqu’on m’enferma au châtel de Sombre, car je ne l’aurais sûrement pas appris des deux compagnes de ma prison. Pour ce qui est du portier aveugle, je ne le voyais qu’au moment où il venait nous passer notre dîner à travers les grilles de la seule fenêtre que nous eussions. À la vérité, ma sourde gouvernante me criait souvent aux oreilles je ne sais quelles leçons de morale, mais je les entendais aussi peu que si j’eusse été aussi sourde qu’elle, car elle me parlait des devoirs du mariage et ne me disait pas ce que c’était qu’un mariage.

Elle parlait de même de beaucoup de choses qu’elle ne voulait pas m’expliquer. Souvent aussi, ma servante bègue s’efforçait de me conter quelque histoire, qu’elle m’assurait être fort drôle, mais, ne pouvant jamais aller jusqu’à la seconde phrase, elle était obligée d’y renoncer et s’en allait en me bégayant des excuses dont elle se tirait aussi mal que de son histoire.

» Je vous ai dit que nous n’avions qu’une seule fenêtre, c’est-à-dire qu’il n’y en avait qu’une qui donnât dans la cour du châtel. Les autres avaient la vue sur une autre cour, qui, étant plantée de quelques arbres, pouvait passer pour un jardin et n’avait d’ailleurs aucune autre issue que celle qui conduisait à ma chambre. J’y cultivai quelques fleurs, et ce fut mon seul amusement. Je dis mal, j’en avais encore un, et tout aussi innocent : c’était un grand miroir où j’allais me contempler dès que j’étais levée, et même au saut du lit. Ma gouvernante, déshabillée comme moi, venait s’y mirer aussi, et je m’amusais à comparer ma figure à la sienne.

Je me livrais aussi à cet amusement avant de me coucher, et lorsque ma gouvernante était déjà endormie.

Quelquefois, je m’imaginais voir dans mon miroir une compagne de mon âge qui répondait à mes gestes et partageait mes sentiments. Plus je me livrais à cette Illusion et plus le jeu me plaisait.

» Je vous ai dit qu’il y avait un monsieur qui venait tous les ans, une fois, pour me prendre par le menton et parler basque avec ma gouvernante. Un jour, ce monsieur, au lieu de me prendre par le menton, me prit par la main et me conduisit à un carrosse à soupentes, où il m’enferma avec ma gouvernante. On peut bien dire enferma, car le carrosse ne recevait de jour que par en haut. Nous n’en sortîmes que le troisième jour, ou plutôt que la troisième nuit, au moins la soirée était-elle fort avancée. Un homme ouvrit la portière et nous dit :

» – Vous voici sur la place de Bellecour, à l’entrée de la rue Saint-Ramond, et voici la maison du prévôt de La Jacquière. Où voulez-vous qu’on vous mène ?

» – Entrez dans la première porte cochère après celle du prévôt, répondit ma gouvernante. »

Ici, le jeune Thibaud devint fort attentif, car il était réellement le voisin d’un gentilhomme, nommé le Sire de Sombre, qui passait pour être d’un caractère jaloux, et ledit Sire de Sombre s’était maintes fois vanté devant Thibaud de montrer un jour qu’on pouvait avoir femme fidèle, et qu’il faisait nourrir en son châtel une Dariolette qui deviendrait sa femme et prouverait son dire.

Mais le jeune Thibaud ne savait pas qu’elle fût à Lyon et se réjouit bien de l’avoir en sa main.

Cependant, Orlandine continua en ces termes :

— Nous entrâmes donc dans une porte cochère, et l’on me fit monter en de grandes et belles chambres, et puis de là, par un escalier tournant, en une tourelle d’où il me sembla qu’on aurait découvert toute la ville de Lyon, s’il eût fait jour, mais le jour même on n’y eût rien vu, car les fenêtres étaient bouchées avec du drap vert très fort. Au revenant, la tourelle était éclairée par un beau lustre de cristal, monté en émail. Ma duègne, m’ayant assise en un siège, me donna son chapelet pour m’amuser et sortit en fermant la porte sur elle à double et triple tour.

» Lorsque je me vis seule, je jetai mon chapelet, je pris des ciseaux que j’avais à ma ceinture et je fis une ouverture dans le drap vert qui bouchait la fenêtre.

Alors je vis une autre fenêtre fort près de moi et, par cette fenêtre, une chambre fort éclairée où soupaient trois jeunes cavaliers et trois jeunes filles, plus beaux, plus gais que tout ce que l’on peut imaginer. Ils chantaient, riaient, buvaient, s’embrassaient. Quelquefois même, ils se prenaient par le menton, mais c’était d’un tout autre air que le monsieur du châtel de Sombre qui, pourtant, n’y venait que pour cela. De plus, ces cavaliers et ces demoiselles se déshabillaient toujours un peu plus, comme je faisais le soir devant mon grand miroir et, en vérité, cela leur allait aussi bien et non pas comme à ma vieille duègne. »

Ici, Messire Thibaud vit bien qu’il s’agissait d’un souper qu’il avait fait la veille avec ses deux amis. Il passa son bras autour de la taille souple et ronde d’Orlandine et la serra contre son cœur.

— Oui, lui dit-elle, voilà justement comme faisaient ces jeunes cavaliers. En vérité, il me semblait qu’ils s’aimaient tous beaucoup. Cependant ne voilà-t-il pas qu’un de ces jeunes gars dit qu’il aimait mieux que les autres. Non, c’est moi, c’est moi, dirent les deux autres.

— C’est lui. – C’est l’autre, dirent les jeunes filles.

Alors, celui qui s’était vanté d’aimer le mieux s’avisa, pour prouver son dire, d’une singulière invention. »

Ici, Thibaud, qui se rappela ce qui s’était passé au souper, faillit à étouffer de rire.

— Eh bien ! dit-il, belle Orlandine, quelle était cette invention dont s’avisa le jeune homme ?

— Ah ! reprit Orlandine, ne riez pas, monsieur, je vous assure que c’était une très belle invention, et j’y étais fort attentive lorsque j’entendis ouvrir la porte. Je me remis aussitôt à mon chapelet et ma duègne entra.

» La duègne me prit encore par la main, sans me rien dire et me fit entrer dans un carrosse, qui n’était pas fermé comme le premier, et j’aurais bien pu voir la ville dans celui-là, mais il était nuit close et je vis seulement que nous allions bien loin, bien loin, si bien que nous arrivâmes enfin dans la campagne tout au bout de la ville. Nous nous arrêtâmes dans la dernière maison du faubourg. Ce n’était qu’une cabane pour l’apparence, et même elle est couverte de chaume, mais bien jolie au-dedans, comme vous le verrez si le petit nègre en sait le chemin, car je vois qu’il a trouvé de la lumière et rallume sa lanterne.

Orlandine termina ici son histoire. Messire Thibaud baisa sa main et lui dit :

— Belle fourvoyée, faites-moi la faveur de me dire si vous habitez toute seule cette jolie maison.

— Toute seule, reprit la belle, avec ce petit nègre et ma gouvernante. Mais je ne pense pas qu’elle puisse revenir ce soir au logis. Le monsieur qui me prenait par le menton m’a fait dire de venir le trouver chez une de ses sœurs avec ma gouvernante, mais qu’il ne pouvait envoyer son carrosse, qui était allé chercher un prêtre.

Nous y allions donc à pied. Quelqu’un nous a arrêtées pour me dire qu’il me trouvait jolie. Ma duègne, qui est sourde, a cru qu’il me disait des injures et lui en a répondu. D’autres gens sont survenus et se sont mêlés de la querelle. J’ai eu peur et je me suis mise à courir. Le petit nègre a couru après moi. Il est tombé. Sa lanterne s’est brisée et c’est alors, beau Sire, que, pour mon bonheur, je vous ai rencontré.

Messire Thibaud, charmé de la naïveté de ce récit, allait répondre quelque galanterie, lorsque le petit nègre rapporta sa lanterne allumée, dont la lumière, venant à donner sur le visage de Thibaud, Orlandine s’écria :

— Que vois-je ! C’est le même cavalier qui s’avisa de la belle invention.

— C’est moi-même, dit Thibaud, et je vous assure que ce que j’ai fait alors n’est rien auprès de ce que pourrait attendre de moi une accorte et honnête demoiselle.

Car celles avec qui j’étais n’étaient rien moins que cela.

— Vous aviez bien l’air de les aimer, toutes les trois, dit Orlandine.

— C’est que je n’en aimais aucune, dit Thibaud.

Si bien dit-il, si bien dit-elle, que tout en marchant et devisant ils arrivèrent au bout du faubourg, à une chaumière isolée, dont le petit nègre ouvrit la porte avec une clef qu’il avait à sa ceinture.

Certes, l’intérieur de la maison n’était pas d’une chaumière. On y voyait de belles tentures de Flandres à personnages [si] bien ouvrés et pourtraits qu’ils semblaient vivants. Des lustres à bras en argent fin et massif. De riches cabinets en ivoire et ébène. Des fauteuils en velours de Gênes, garnis de franges d’or et un lit en moire de Venise. Mais tout cela n’occupait guère Messire Thibaud. Il ne voyait qu’Orlandine, et eût bien voulu en être à la fin de l’aventure.

Sur ce, le petit nègre vint couvrir la table, et Thibaud s’aperçut que ce n’était pas un enfant, comme il l’avait cru d’abord, mais comme un vieux nain tout noir et d’une figure affreuse. Cependant, le petit homme apporta quelque chose qui n’était point laid. C’était un bassin de vermeil dans lequel fumaient quatre perdrix, appétissantes et bien apprêtées et, sous le bras, il avait un flacon d’hypocras. Thibaud n’eut pas plus tôt bu et mangé qu’il lui sembla qu’un feu liquide circulait dans ses veines. Pour Orlandine, elle mangeait peu et regardait beaucoup son convive, tantôt d’un regard tendre et naïf, et tantôt avec des yeux si pleins de malice que le jeune homme en était presque embarrassé.

Enfin, le petit nègre vint ôter la table. Alors Orlandine prit Thibaud par la main et lui dit :

— Beau cavalier, à quoi voulez-vous que nous passions cette soirée ?

Thibaud ne sut que répondre.

— Il me vient une idée, dit encore Orlandine. Voici un grand miroir. Allons y faire des mines, comme j’en faisais au châtel de Sombre. Je m’y amusais à voir que ma gouvernante était faite autrement que moi. À présent, je veux savoir si je ne suis pas autrement faite que vous.

Orlandine plaça leurs chaises devant le miroir, après quoi elle délaça la fraise de Thibaud et lui dit :

— Vous avez le col fait à peu près comme le mien. Les épaules aussi, mais pour la poitrine, quelle différence !

La mienne était comme cela l’an passé, mais j’ai tant engraissé que je ne me reconnais plus. Otez donc votre ceinture. Défaites votre pourpoint. Pourquoi toutes ces aiguillettes ?…

Thibaud, ne se possédant plus, porta Orlandine sur le lit de moire de Venise et se crut le plus heureux des hommes…

Mais bientôt il changea de pensée, car il sentit comme des griffes qui s’enfonçaient dans son dos :

— Orlandine, Orlandine, s’écria-t-il, que veut dire ceci ?

Orlandine n’était plus. Thibaud ne vit à sa place qu’un horrible assemblage de formes inconnues et hideuses.

— Je ne suis point Orlandine, dit le monstre d’une voix épouvantable, je suis Belzébuth.

Thibaud voulut invoquer le nom de Jésus, mais Satan qui le devina lui saisit la gorge avec les dents et l’empêcha de prononcer ce saint nom.

Le lendemain matin, des paysans qui allaient vendre leurs légumes au marché de Lyon entendirent des gémissements dans une masure abandonnée, qui était près du chemin et servait de voirie. Ils y allèrent et trouvèrent Thibaud couché sur une charogne à demi pourrie. Ils le prirent et le placèrent en travers sur leurs paniers, et ils le portèrent ainsi chez le prévôt de Lyon…

Le malheureux La Jacquière reconnut son fils.

Le jeune homme fut mis dans un lit. Bientôt, il parut reprendre un peu ses sens et, d’une voix faible et presque inintelligible, il dit :

— Ouvrez à ce saint ermite, ouvrez à ce saint ermite.

D’abord, on ne le comprit pas. Enfin on ouvrit la porte et l’on vit entrer un vénérable religieux qui demanda qu’on le laissât seul avec Thibaud. Il fut obéi et l’on ferma la porte sur eux. Longtemps on entendit les exhortations de l’ermite auxquelles Thibaud répondait d’une voix forte :

— Oui, mon père, je me repens et j’espère en la miséricorde divine.

Enfin, comme l’on n’entendait plus rien, l’on crut devoir entrer. L’ermite avait disparu, et Thibaud fut trouvé mort avec un crucifix entre les mains.

Je n’eus pas plus tôt achevé cette histoire que le cabaliste entra et sembla vouloir lire dans mes yeux l’impression que m’avait faite cette lecture. La vérité est qu’elle m’en avait fait beaucoup, mais je ne voulus pas le lui témoigner et je me retirai chez moi. Là, je réfléchis sur tout ce qui m’était arrivé, et j’en vins presque à croire que des démons avaient, pour me tromper, animé des corps de pendus et que j’étais un second La Jacquière. On sonna pour le dîner, le cabaliste ne s’y trouva point. Tout le monde me parut préoccupé, parce que je l’étais moi-même.

Après le dîner19, je retournai à la terrasse. Les Bohémiens avaient placé leur camp à quelque distance du château. Les inexplicables Bohémiennes ne parurent point. La nuit vint, je me retirai chez moi. J’attendis longtemps Rébecca. Elle ne vint point et je m’endormis.


Fin du premier décaméron.

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