DOUZIÈME JOURNÉE

Effectivement, je ne me réveillai point sous le gibet de Los Hermanos, mais dans mon lit, au bruit que les Bohémiens faisaient en levant leur camp.

— Levez-vous, Seigneur cavalier, me dit le chef, nous avons une forte traite à faire. Mais vous monterez une mule qui n’a pas sa pareille dans les Espagnes, et vous ne vous sentirez pas aller.

Je m’habillai à la hâte et je montai sur ma mule.

Nous prîmes les devants avec quatre Bohémiens, tous bien armés. Le reste de la troupe suivait de loin, ayant en tête les deux jeunes personnes avec qui je croyais avoir passé la nuit. Quelquefois les zigzags que les sentiers faisaient dans les montagnes me faisaient passer à quelques centaines de pieds au-dessus ou au-dessous d’elles. Alors je m’arrêtais à les considérer, et il me semblait que c’étaient mes cousines. Le vieux chef paraissait s’amuser de mon embarras.

Au bout de quatre heures d’une marche assez précipitée, nous arrivâmes à un plateau, sur le haut d’une montagne, et nous y trouvâmes un grand nombre de ballots, dont le vieux chef fit aussitôt l’inventaire. Après quoi, il me dit :

— Seigneur cavalier, voilà des marchandises d’Angleterre et du Brésil, de quoi en fournir les quatre royaumes de l’Andalousie, Grenade, Valence et la Catalogne. Le roi souffre un peu de notre petit commerce, mais cela lui revient d’un autre côté, et un peu de contrebande amuse et console le peuple. D’ailleurs, en Espagne, tout le monde s’en mêle. Quelques-uns de ces ballots seront déposés dans les casernes des soldats, d’autres dans les cellules des moines, et jusque dans les caveaux des morts.

Les ballots marqués en rouge sont destinés à être saisis par les alguazils, qui s’en feront un mérite à la douane et n’en seront que plus attachés à nos intérêts.

Après avoir ainsi parlé, le chef Bohémien fit cacher les marchandises en divers trous de rochers. Puis il fit servir dans une grotte, dont la vue s’étendait fort au-delà de la portée de nos sens, c’est-à-dire que l’horizon y était si éloigné qu’il semblait se confondre avec le ciel. Devenant tous les jours plus sensible aux beautés de la nature, cet aspect me plongea dans un véritable ravissement, dont je fus tiré par les deux filles du chef, qui apportèrent le dîner. De près, comme je l’ai dit, elles ne ressemblaient pas du tout à mes cousines. Leurs regards dérobés semblaient me dire qu’elles étaient contentes de moi, mais quelque chose en moi m’avertissait que ce n’étaient pas elles qui étaient venues me trouver la nuit.

Les belles apportèrent cependant une olle bien chaude que des gens, envoyés à l’avance, avaient fait mitonner pendant toute la matinée. Nous en mangeâmes copieusement, le vieux chef et moi, avec la différence qu’il entremêlait son manger de fréquentes accolades à une outre remplie de bon vin, tandis que je me contentais de l’eau d’une source voisine.

Lorsque nous eûmes contenté notre appétit, je lui témoignai quelque curiosité de le connaître. Il se défendit, je le pressai ; enfin il consentit à me conter son histoire, qu’il commença en ces termes :

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