HISTOIRE DE LANDULPHE DE FERRARE

» Dans une ville d’Italie appelée Ferrare, il y avait un jeune homme appelé Landulphe. C’était un libertin sans religion et en horreur à toutes les bonnes âmes qu’il y avait dans ce pays. Ce méchant aimait passionnément le commerce des courtisanes, et il avait fait le tour de toutes celles de la ville, mais aucune ne lui plut autant que Blanca de Rossi, parce qu’elle surpassait toutes les autres en impureté.

» Blanca était non seulement libertine, intéressée, dépravée, mais elle voulait encore que ses amants fissent pour elle des actions qui les déshonoraient, et elle exigea de Landulphe qu’il la conduisît tous les soirs chez lui, et la fît souper avec sa mère et sa sœur.

Landulphe alla aussitôt chez sa mère et lui en fit la proposition, comme de la chose du monde la plus convenable. La bonne mère fondit en larmes et conjura son fils d’avoir égard à la réputation de sa sœur. Landulphe fut sourd à ses prières et promit seulement de tenir la chose aussi secrète qu’il pourrait, puis il alla chez Blanca et la conduisit chez lui.

» La mère et la sœur de Landulphe reçurent la courtisane mieux qu’elle ne méritait. Mais celle-ci voyant leur bonté en redoubla d’insolence ; elle tint à souper des propos très libres, et donna à la sœur de son amant des leçons dont elle se serait bien passée.

Enfin elle lui signifia, ainsi qu’à sa mère, qu’elles feraient bien de s’en aller parce qu’elle voulait rester seule avec Landulphe.

» Le lendemain, la courtisane raconta cette histoire dans toute la ville, et pendant plusieurs jours on ne parla pas d’autre chose. Si bien que le bruit public en informa bientôt Odoardo Zampi, frère de la mère de Landulphe. Odoardo était un homme que l’on n’offensait point impunément. Il crut l’être dans la personne de sa sœur, et fit, dès le même jour, assassiner l’infâme Blanca. Landulphe étant allé voir sa maîtresse, la trouva poignardée et nageant dans son sang. Il apprit bientôt que c’était son oncle qui avait fait le coup.

Il courut chez lui pour l’en punir, mais il le trouva environné des plus braves de la ville, qui se moquèrent de son ressentiment.

» Landulphe, ne sachant sur qui exercer sa fureur, courut chez sa mère, avec l’intention de l’accabler d’outrages. La pauvre femme était avec sa fille, et allait se mettre à table. Lorsqu’elle vit entrer son fils, elle lui demanda si Blanca viendrait souper.

» – Puisse-t-elle venir, dit Landulphe, et te mener en enfer, avec ton frère et toute la famille des Zampi.

» La pauvre mère tomba à genoux et dit :

» – Oh ! mon Dieu ! pardonnez-lui ses blasphèmes.

» Dans ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas, et l’on vit entrer un spectre hâve, déchiré de coups de poignard, et conservant néanmoins avec Blanca une affreuse ressemblance.

» La mère et la sœur de Landulphe se mirent en prière, et Dieu leur fit la grâce de pouvoir soutenir ce spectacle sans expirer d’horreur.

» Le fantôme s’avança à pas lents et s’assit à table comme pour souper. Landulphe, avec un courage que le démon seul pouvait inspirer, osa prendre un plat et l’offrir. Le fantôme ouvrit la bouche si grande que sa tête parut se partager en deux, et il en sortit une flamme rougeâtre. Ensuite il avança une main toute brûlée, prit un morceau, l’avala, et on l’entendit tomber sous la table. Il engloutit ainsi tout le plat, et tous les morceaux tombèrent sous la table. Lorsque le plat fut vide, le fantôme, fixant Landulphe avec des yeux épouvantables, lui dit :

» – Landulphe, quand je soupe ici, j’y couche.

Allons, mets-toi au lit. »

» Ici mon père interrompit l’aumônier et, se tournant de mon côté, il me dit :

» – Mon fils Alphonse, à la place de Landulphe, auriez-vous eu peur ?

» Je lui répondis :

» – Mon cher père, je vous assure que je n’aurais pas eu la plus légère frayeur.

» Mon père parut satisfait de cette réponse et fut très gai pendant tout le reste de la veillée.

» Nos jours se passaient ainsi sans que rien en altérât l’uniformité. Si ce n’est que, dans la belle saison, au lieu de se mettre autour de la cheminée, on s’asseyait sur des bancs qui étaient près de la porte. Six ans entiers se sont écoulés dans cette douce tranquillité, et à présent il me semble que ce soit autant de semaines.

» Lorsque j’eus achevé ma dix-septième année, mon père songea à me faire entrer au régiment des Gardes wallonnes, et en écrivit à ceux de ses anciens camarades sur lesquels il comptait le plus. Ces dignes et respectables militaires réunirent en ma faveur tout ce qu’ils avaient de crédit et obtinrent une commission de capitaine. Quand mon père en reçut la nouvelle, il éprouva un saisissement si vif que l’on craignit pour ses jours. Mais il se rétablit promptement, et il ne songea plus qu’aux préparatifs de mon départ. Il voulut que j’allasse par mer, afin d’entrer en Espagne par Cadix, et me présenter d’abord à Don Henri de Sa, commandant de la province, et qui avait le plus contribué à mon avancement.

» Lorsque la chaise de poste fut déjà tout attelée dans la cour du château, mon père me conduisit dans sa chambre et, après en avoir fermé la porte, il me dit :

» – Mon cher Alphonse, je vais vous confier un secret que je tiens de mon père, et que vous ne confierez qu’à votre fils lorsque vous l’en croirez digne.

» Comme je ne doutais pas qu’il ne s’agît de quelque trésor caché, je répondis que je n’avais jamais regardé l’or que comme un moyen de venir au secours des malheureux.

» Mais mon père me répondit :

» – Non, mon cher Alphonse, il ne s’agit ici ni d’or ni d’argent. Je veux vous enseigner une botte secrète, avec laquelle, en parant au contre et marquant la flanconade, vous êtes sûr de désarmer votre ennemi.

» Alors il prit des fleurets, me montra la botte en question, me donna sa bénédiction et me conduisit à ma voiture. Je baisai encore la main de ma mère et je partis.

» J’allai en poste jusqu’à Flessingue, où je trouvai un vaisseau qui me porta à Cadix. Don Henri de Sa me reçut comme si j’eusse été son propre fils ; il s’occupa de mon équipage et me recommanda deux domestiques dont l’un s’appelait Lopez et l’autre Moschito. De Cadix, j’ai été à Séville, et de Séville à Cordoue, puis je suis venu à Anduhhar, où j’ai pris le chemin de la Sierra Morena.

J’ai eu le malheur d’être séparé de mes domestiques près de l’abreuvoir de Los Alcornoques. Cependant, je suis arrivé le même jour à la Venta Quemada, et, hier au soir, dans votre ermitage.

— Mon cher enfant, me dit l’ermite, votre histoire m’a vivement intéressé, et je vous suis très obligé d’avoir bien voulu me la raconter. Je vois bien à présent que, de la manière dont vous avez été élevé, la peur est un sentiment qui vous doit être tout à fait étranger.

Mais, puisque vous avez couché à la Venta Quemada, je crains bien que vous ne soyez exposé aux obsessions des deux pendus, et que vous n’ayez le triste sort du démoniaque.

— Mon père, répondis-je à l’anachorète, j’ai beaucoup réfléchi cette nuit au récit du seigneur Pascheco.

Bien qu’il ait le diable au corps, il n’en est pas moins gentilhomme et, à ce titre, je le crois incapable de manquer à ce que l’on doit à la vérité. Mais Innigo Velez, aumônier de notre château, m’a dit que, bien qu’il y ait eu des possédés dans les premiers siècles de l’Église, il n’y en avait plus à présent, et son témoignage me paraît d’autant plus respectable que mon père m’a ordonné de croire Innigo sur toutes les matières qui ont rapport à notre religion.

— Mais, dit l’ermite, n’avez-vous pas vu la mine affreuse du possédé, et comme les démons l’ont rendu borgne ?

Je lui répondis :

— Mon père, le seigneur Pascheco peut avoir perdu l’œil d’une autre manière. Au reste, je m’en rapporte sur toutes ces choses à ceux qui en savent plus que moi.

Il me suffit de n’avoir peur ni des revenants, ni des vampires. Cependant, si vous voulez me donner quelque sainte relique pour me préserver de leurs entreprises, je vous promets de la porter avec foi et vénération.

L’ermite me parut sourire un peu de cette naïveté, puis il me dit :

— Je vois, mon cher enfant, que vous avez encore de la foi, mais je crains que vous n’y persistiez pas.

Ces Gomélez, de qui vous descendez par les femmes, sont tous nouveaux chrétiens. Quelques-uns même sont, à ce que l’on dit, musulmans au fond du cœur. S’ils vous offraient une fortune immense pour changer de religion, l’accepteriez-vous ?

— Non, assurément, lui répondis-je. Il me semble que de renoncer à sa religion, ou d’abandonner ses drapeaux, sont deux choses également déshonorantes.

Ici l’ermite parut encore sourire, puis il me dit :

— Je vois avec chagrin que vos vertus reposent sur un point d’honneur beaucoup trop exagéré, et je vous avertis que vous ne trouverez plus Madrid aussi ferraillant qu’il était au temps de votre père. De plus, les vertus ont d’autres principes plus sûrs. Mais je ne veux pas vous arrêter davantage, car vous avez une forte journée à faire avant que d’arriver à la Venta del Pegnon, ou cabaret du rocher. L’hôte y est resté, en dépit des voleurs, parce qu’il compte sur la protection d’une bande de Bohémiens campés dans les environs.

Après-demain, vous arriverez à la Venta de Cardegnas, où vous serez déjà hors de la Sierra Morena. J’ai mis quelques provisions dans les poches de votre selle.

Ayant dit ces choses, l’ermite m’embrassa tendrement, mais il ne me donna point de relique pour me préserver des démons. Je ne voulus plus lui en parler et je montai à cheval.

Chemin faisant, je me mis à réfléchir sur les maximes que je venais d’entendre, ne pouvant concevoir qu’il y eût pour les vertus des bases plus solides que le point d’honneur, qui me semblait comprendre, à lui seul, toutes les vertus. J’étais encore occupé de ces réflexions lorsqu’un cavalier, sortant tout à coup de derrière un rocher, me coupa le chemin et dit :

— Vous appelez-vous Alphonse ?

Je répondis que oui.

— Si cela est, dit le cavalier, je vous arrête, de la part du roi et de la très sainte Inquisition. Rendez-moi votre épée.

J’obéis sans réplique. Alors le cavalier donna un coup de sifflet et, de tous les côtés, je vis des gens armés fondre sur moi. Ils m’attachèrent les mains derrière le dos et nous prîmes dans les montagnes un chemin de traverse qui, au bout d’une heure, nous conduisit à un château très fort. Le pont-levis se baissa et nous entrâmes. Comme nous étions encore sous le donjon, l’on ouvrit une petite porte de côté et l’on me jeta dans un cachot, sans se donner seulement la peine de défaire les liens qui me tenaient garrotté.

La cachot était tout à fait obscur et, n’ayant pas les mains libres pour les mettre devant moi, j’aurais eu de la peine à y marcher sans donner du nez contre les murailles. C’est pourquoi je m’assis à la place où je me trouvais et, comme on l’imagine aisément, je me mis à réfléchir sur ce qui pouvait avoir donné lieu à mon emprisonnement. Ma première, et ma seule idée, fut que l’Inquisition s’était emparée de mes belles cousines et que les négresses avaient dit tout ce qui s’était passé à la Venta Quemada. Dans la supposition que je fusse interrogé sur le compte des belles Africaines, je n’avais que le choix, ou de les trahir, et de manquer à ma parole d’honneur, ou de nier que je les connusse, ce qui m’aurait embarqué dans une suite de honteux mensonges. Après m’être un peu consulté sur le parti que j’avais à prendre, je me décidai pour le silence le plus absolu, et je pris une ferme résolution de ne rien répondre à tous les interrogatoires.

Ce doute une fois éclairci dans mon esprit, je me mis à rêver aux événements des deux jours précédents. Je ne doutai pas que mes cousines fussent des femmes en chair et en os. J’en étais averti par je ne sais quel sentiment, plus fort que tout ce qu’on m’avait dit sur la puissance des démons. Quant au tour que l’on m’avait joué de me mettre sous la potence, j’en étais fort indigné.

Cependant, les heures se passaient. Je commençais d’avoir faim et, comme j’avais entendu dire que les cachots étaient quelquefois garnis de pain et d’une cruche d’eau, je me mis à chercher avec les jambes et les pieds si je ne trouverais pas quelque chose de semblable. Effectivement, je sentis bientôt un corps étranger qui se trouva être la moitié d’un pain. La difficulté était de la porter à ma bouche. Je me couchai à côté du pain, et je voulus le saisir avec les dents, mais il m’échappait et glissait, faute de résistance. Je le poussai tant que je l’appuyai contre le mur ; alors je pus manger, parce que le pain était coupé par le milieu. S’il avait été entier, je n’aurais pu y mordre. Je trouvai aussi une cruche, mais il me fut impossible de boire. À peine avais-je humecté mon gosier que toute l’eau se versa.

Je poussai plus loin mes recherches : je trouvai de la paille dans un coin, et je m’y couchai. Mes mains étaient artistement nouées, c’est-à-dire très fort mais sans me faire du mal. Si bien que je n’eus pas de peine à m’endormir.

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