HISTOIRE DE LA PRINCESSE DE MONT-SALERNO
» – Le Prince de Mont-Salerno, qui descendait des anciens ducs de Salerne, était grand d’Espagne, connétable, grand Amiral, grand Écuyer, grand Maître de la Maison, grand Veneur, enfin il réunissait en sa personne toutes les grandes charges du royaume de Naples.
Mais, bien qu’il fût au service de son roi, il avait lui-même une maison composée de gentilshommes parmi lesquels il y en avait plusieurs de titrés. Au nombre de ceux-ci se trouvait le Marquis de Spinaverde, premier gentilhomme du Prince, et possédant toute sa confiance, qu’il partageait cependant avec sa femme, la Marquise de Spinaverde, première Dame d’atour de la Princesse.
» J’avais dix ans… Je voulais dire que la fille unique du Prince de Mont-Salerno avait dix ans lorsque sa mère mourut. À cette, époque, les Spinaverde quittèrent la maison du Prince, le mari pour prendre la régie de tous les fiefs, la femme pour prendre soin de mon éducation. Ils laissèrent à Naples leur fille aînée, appelée Laure, qui eut auprès du Prince une existence un peu équivoque. Sa mère et la jeune Princesse vinrent résider à Mont-Salerno.
» On s’occupait peu de l’éducation d’Elfrida, mais beaucoup de celle de ses entours. On leur enseignait à courir au-devant de mes moindres désirs.
» – De vos moindres désirs… dis-je à la Dame.
» – Je vous avais prié de ne point m’interrompre, reprit-elle avec un peu d’humeur21.
» Après quoi elle continua en ces termes :
» – Je me plaisais à mettre la soumission de mes femmes à toutes sortes d’épreuves. Je leur donnais des ordres contradictoires dont elles ne pouvaient jamais exécuter que la moitié, et je les en punissais soit en les pinçant, soit en leur enfonçant des épingles dans les bras et les cuisses. Elles me quittèrent. La Spinaverde m’en donna d’autres, qui me quittèrent aussi.
» Sur ces entrefaites, mon père devint malade, et nous allâmes à Naples. Je le voyais peu, mais les Spinaverde ne le quittaient pas d’un moment. Enfin, il mourut après avoir fait un testament par lequel il nommait Spinaverde seul tuteur de sa fille et administrateur des fiefs et autres biens.
» Les funérailles nous occupèrent plusieurs semaines, après lesquelles nous retournâmes à Mont-Salerno, où je recommençai à pincer mes femmes de chambre.
Quatre années s’écoulèrent dans ces innocentes occupations, qui m’étaient d’autant plus douces que la Spinaverde m’assurait tous les jours que j’avais raison, que tout le monde était fait pour m’obéir, et que ceux qui ne m’obéissaient pas assez tôt ou assez bien méritaient toutes sortes de punitions.
» Un jour, pourtant, toutes mes femmes me quittèrent l’une après l’autre, et je me vis sur le point d’être réduite le soir à me déshabiller moi-même.
J’en pleurai de rage, et je courus chez la Spinaverde, qui me dit :
» – Chère et douce Princesse, essuyez vos beaux yeux. Je vous déshabillerai ce soir, et demain je vous amènerai six femmes de chambre, dont sûrement vous serez contente.
» Le lendemain, à mon réveil, la Spinaverde me présenta six jeunes filles très belles, dont la première vue me causa une sorte d’émotion. Elles-mêmes paraissaient émues. Je fus la première à me remettre de mon trouble.
Je sautai de mon lit tout en chemise. Je les embrassai les unes après les autres et les assurai que jamais elles ne seraient ni grondées ni pincées. En effet, soit qu’elles fissent quelque gaucherie en m’habillant, soit qu’elles osassent me contrarier, je ne me fâchai jamais.
» – Mais, Madame, dis-je à la Princesse, ces jeunes filles étaient peut-être des garçons déguisés.
» La Princesse prit un air de dignité et me dit :
» – Monsieur Romati, je vous avais prié de ne pas m’interrompre.
» Ensuite, elle reprit ainsi le fil de son discours :
» – Le jour où j’achevai seize ans, l’on m’annonça une visite illustre. C’était un secrétaire d’État, l’Ambassadeur d’Espagne et le Duc de Guadarrama. Celui-ci venait me demander en mariage. Les deux autres n’y étaient que pour appuyer sa demande. Le jeune Duc avait la meilleure mine qu’on puisse imaginer, et je ne puis nier qu’il n’ait fait quelque impression sur moi.
» Le soir, on proposa une promenade au parc. A peine y eûmes-nous fait quelques pas qu’un taureau furieux s’élança du milieu d’un bouquet d’arbres et vint fondre sur nous. Le Duc courut à sa rencontre, son manteau dans une main et son épée dans l’autre. Le taureau s’arrêta un instant, s’élança sur le Duc, s’enferra lui-même dans son épée et tomba à ses pieds. Je me crus redevable de la vie à la valeur et à l’adresse du Duc.
Mais le lendemain j’appris que le taureau avait été aposté exprès par l’écuyer du Duc, et que son maître avait fait naître cette occasion de me faire une galanterie à la manière de son pays. Alors, bien loin de lui en savoir quelque gré, je ne pus lui pardonner la peur qu’il m’avait faite, et je refusai sa main.
» La Spinaverde me sut gré de mon refus. Elle saisit cette occasion de me faire connaître tous mes avantages et combien je perdrais à changer d’état et à me donner un maître. Quelque temps après, le même secrétaire d’État vint encore me voir, accompagné d’un autre ambassadeur, ainsi que du Prince régnant de Noudel-Hansberg. Ce souverain était un grand, gros, gras, blond, blanc, blafard, qui voulut m’entretenir des majorats qu’il avait dans les États héréditaires ; mais en parlant italien il avait l’accent du Tyrol. Je me mis à parler comme lui ; et, tout en le contrefaisant, je l’assurai que sa présence était très nécessaire dans ses majorats des États héréditaires. Il s’en alla un peu piqué. La Spinaverde me mangea de caresses, et, pour me retenir plus sûrement à Mont-Salerno, elle a fait exécuter toutes les belles choses que vous voyez.
» – Ah ! m’écriai-je, elle a parfaitement réussi. Ce beau lieu peut être appelé un Paradis sur la terre.
» À ces mots, la Princesse se leva avec indignation et me dit :
» – Romati, je vous avais prié de ne plus vous servir de cette expression.
» Puis elle se mit à rire d’un air convulsif et affreux en répétant toujours :
» – Oui, le Paradis, le Paradis, il a bonne grâce de parler du Paradis.
» Cette scène devenait pénible. La Princesse reprit enfin son sérieux, me regarda d’un air sévère et m’ordonna de la suivre.
» Alors elle ouvrit une porte, et nous nous trouvâmes dans des voûtes souterraines, au-delà desquelles on apercevait comme un lac d’argent, et qui effectivement était de vif-argent22. La Princesse frappa dans ses mains, et l’on vit paraître une barque conduite par un nain jaune. Nous montâmes dans la barque, et je m’aperçus que le nain avait le visage d’or, les yeux de diamant, la bouche de corail. En un mot, c’était un automate qui, au moyen de petits avirons, fendait l’argent vif avec beaucoup d’adresse et faisait avancer la barque. Ce cocher d’une espèce nouvelle nous conduisit au pied d’un roc qui s’ouvrit et nous entrâmes encore dans un souterrain où mille automates nous offrirent le spectacle le plus singulier. Des paons faisant la roue étalèrent une queue émaillée et couverte de pierreries. Des perroquets, dont le plumage était d’émeraude, volaient sur nos têtes. Des nègres d’ébène nous présentaient des plats d’or remplis de cerises de rubis et de raisins de saphir. Mille autres objets surprenants remplissaient ces voûtes merveilleuses, dont l’œil n’apercevait pas la fin.
» Alors, je ne sais pourquoi, je fus encore tenté de répéter ce mot de Paradis, pour voir l’effet qu’il ferait sur la Princesse. Je cédai à cette fatale curiosité, et je lui dis :
» – En vérité, Madame, on peut dire que vous avez le Paradis sur la terre.
» La Princesse me sourit le plus agréablement du monde et me dit :
» – Pour que vous jugiez d’autant mieux des agréments de ce séjour, je vais vous présenter mes six femmes de chambre.
» Elle prit une clef d’or pendue à sa ceinture et alla ouvrir un grand coffre couvert de velours noir et garni en argent massif.
» Lorsque le coffre fut ouvert, j’en vis sortir un squelette qui s’avança vers moi d’un air menaçant. Je tirai mon épée. Le squelette, s’arrachant à lui-même son bras gauche, s’en servit comme d’une arme et m’assaillit avec beaucoup de fureur. Je me défendis assez bien, mais un autre squelette sortit du coffre, arracha une côte au premier squelette et m’en donna un coup sur la tête.
Je le saisis à la gorge, il m’entoura de ses bras décharnés et voulut me jeter à terre. Je m’en débarrassai, mais un troisième squelette sortit du coffre et se joignit aux deux premiers. Les trois autres parurent aussi. Ne pouvant espérer de me tirer d’un combat aussi inégal, je me jetai à genoux et je demandai grâce à la Princesse.
» La Princesse ordonna aux squelettes de rentrer dans le coffre, puis elle me dit :
» – Romati, rappelez-vous toute votre vie de ce que vous avez vu ici.
» En même temps, elle me saisit le bras, je le sentis brûlé jusqu’à l’os et je m’évanouis.
» Je ne sais combien de temps je restai dans cet état.
Enfin je me réveillai et j’entendis psalmodier assez près de moi. Je vis que j’étais au milieu de vastes ruines. Je voulus en sortir et j’arrivai dans une cour intérieure, où je vis une chapelle et des moines qui chantaient matines.
Lorsque leur service fut fini, le Supérieur m’invita à entrer dans sa cellule. Je l’y suivis, et, tâchant de rassembler mes esprits, je lui racontai ce qui m’était arrivé.
Lorsque j’eus achevé mon récit, le Supérieur me dit :
» – Mon enfant, ne portez-vous pas quelque marque au bras que la Princesse a saisi ?
» Je relevai ma manche, et je vis effectivement mon bras tout brûlé et les marques des cinq doigts de la Princesse.
» Alors le Supérieur ouvrit un coffre qui était près de son lit, et en tira un vieux parchemin :
» – Voilà, me dit-il, la bulle de notre fondation, elle pourra vous éclairer sur ce que vous avez vu.
» Je déroulai le parchemin et j’y lus ce qui suit : En l’année du Seigneur 1503, neuvième année de Frédéric, Roi de Naples et Sicile, Elfrida de Mont-Salerno, poussant l’impiété jusqu’à l’excès, se vantait hautement de posséder le véritable paradis et de renoncer volontairement à celui que nous attendons dans la vie éternelle.
Mais, dans la nuit du jeudi au vendredi saint, un tremblement de terre abîma son palais, dont les ruines sont devenues un séjour de Satan, où l’ennemi du genre humain établit maint et maint démons qui ont longtemps obsédé et obsèdent encore par mille fascinations ceux qui osent approcher du Mont-Salerno, et même les bons chrétiens qui habitent dans les environs. C’est pourquoi, Nous, Pie Troisième23, serviteur des serviteurs, etc., Nous autorisons la fondation d’une chapelle dans l’enceinte même des ruines, etc.
» Je ne me rappelle plus le reste de la bulle. Ce dont je me rappelle, c’est que le Supérieur m’assura que les obsessions étaient devenues beaucoup plus rares, mais qu’elles se renouvelaient néanmoins quelquefois et particulièrement dans la nuit du jeudi au vendredi saint. En même temps, il me conseilla de faire dire des messes pour le repos de la Princesse et d’y assister moi-même. Je suivis son conseil, et puis je partis pour continuer mes voyages. Mais ce que j’ai vu dans cette nuit fatale m’a laissé une impression mélancolique que rien ne peut effacer, et de plus je souffre beaucoup de mon bras. »
En disant cela, Romati releva sa manche et nous fit voir son bras, où l’on distinguait la forme des doigts24 de la Princesse et comme des marques de brûlures.
Ici j’interrompis le chef pour lui dire que j’avais feuilleté chez le cabaliste les relations variées de Hapelius, et que j’y avais trouvé une histoire à peu près semblable.
— Cela peut être, reprit le chef, peut-être Romati a-t-il pris son histoire dans ce livre. Peut-être l’a-t-il inventée. Toujours est-il sûr que son récit contribua beaucoup à me donner le goût des voyages, et même un espoir vague de trouver des aventures merveilleuses que je ne trouvais jamais. Mais telle est la force des impressions que nous recevons dans notre enfance, que cet espoir extravagant troubla longtemps ma tête, et que je ne m’en suis jamais bien guéri.
— Monsieur Pandesowna, dis-je alors au chef bohémien, ne m’avez-vous pas fait entendre que depuis que vous viviez dans ces montagnes vous y aviez vu des choses que l’on peut appeler merveilleuses ?
— Cela est vrai, me répondit-il, j’ai vu des choses qui m’ont rappelé l’histoire de Romati…
En ce moment, un Bohémien vint nous interrompre25.
(…)
Un Bohémien vint nous interrompre. Après qu’il eut entretenu son chef en particulier, celui-ci me dit :
— Il ne convient pas que nous nous établissions ici.
Demain, de grand matin, nous quitterons ces lieux.
Nous nous séparâmes pour regagner nos tentes. Mon sommeil ne fut point interrompu comme il l’avait été la nuit précédente.