I


HISTOIRE DU TERRIBLE PÈLERIN HERVAS


ET DE SON PÈRE, L’OMNISCIENT IMPIE

« Une connaissance approfondie de cent sciences différentes paraîtra, à quelques personnes, devoir surpasser les forces accordées à une tête humaine : il est certain cependant que Hervas écrivit, sur chacune, un volume qui commençait par l’histoire de la science et finissait par des vues pleines de sagacité sur les moyens d’y ajouter et, pour ainsi dire, de reculer dans tous les sens les bornes du savoir.

» Hervas suffisait à tout au moyen de l’économie du temps et d’une grande régularité dans sa distribution.

Il se levait avant le soleil et se préparait au travail du bureau par des réflexions analogues aux opérations qu’il y devait effectuer. Il se rendait chez le ministre une demi-heure avant tout le monde et attendait que l’heure du bureau sonnât, ayant la plume en main et la tête dégagée de toute idée relative à son ouvrage. Au moment où l’heure sonnait, il commençait ses calculs et les expédiait avec une célérité surprenante. Après cela, il passait chez le libraire Moreno, dont il avait su gagner la confiance, prenait les livres qui lui étaient nécessaires et les portait chez lui. Il ressortait encore pour prendre un léger repas, rentrait avant une heure et travaillait jusqu’à huit heures du soir. Après quoi, il jouait à la pelota avec des petits garçons du voisinage, rentrait, prenait une tasse de chocolat et s’allait coucher. Les dimanches, il passait toute la journée hors de chez lui et méditait le travail de la semaine suivante. Hervas pouvait ainsi consacrer environ trois mille heures par an à la confection de son œuvre universelle, ce qui ayant fait, au bout de quinze ans, quarante-cinq mille heures, cette surprenante composition se trouva réellement achevée, sans que personne, à Madrid, s’en doutât ; car Hervas n’était nullement communicatif et ne parlait à personne de son ouvrage, voulant étonner le monde en lui montrant tout à la fois ce vaste amas de science.

L’ouvrage de Hervas se trouva donc fini comme lui-même finissait sa trente-neuvième année, et il se félicitait d’entrer dans la quarantième avec une grande réputation toute prête d’éclore. Mais, en même temps, il avait dans l’âme une sorte de tristesse ; car l’habitude du travail, soutenu par l’espérance, avait été, pour lui, comme une société agréable qui remplissait tous les moments de sa journée. Il avait perdu cette société ; et l’ennui, qu’il n’avait jamais connu, commençait à se faire sentir. Cet état, si nouveau pour Hervas, le sortit tout à fait de son caractère. Bien loin qu’il recherchât la solitude, on le voyait dans tous les lieux publics.

Là, il avait l’air d’accoster tout le monde ; mais, ne connaissant personne et n’ayant point l’habitude de la conversation, il passait sans mot dire ; cependant il songeait en lui-même que bientôt tout Madrid le connaîtrait, le rechercherait, et que son nom serait sur les lèvres de tout le monde.

» Tourmenté par le besoin de la distraction, Hervas eut l’idée de revoir le lieu de sa naissance, bourgade obscure, qu’il espérait illustrer. Depuis quinze ans, il ne s’était permis d’autre amusement que de jouer à la pelota avec les garçons du voisinage, et il se promettait un délicieux plaisir d’y jouer dans les lieux où s’était passée sa première enfance.

» Hervas voulut, avant de partir, jouir du spectacle de ses cent volumes rangés sur une seule tablette. Il remit ses manuscrits à un relieur en lui recommandant bien que le dos de chaque volume portât, dans sa longueur, le nom de la science et le numéro du tome, depuis le premier, qui était la Grammaire universelle, jusqu’à l’Analyse, qui était le centième. Le relieur apporta l’ouvrage au bout de trois semaines. La tablette qui devait le recevoir était déjà préparée. Hervas y plaça cette imposante série, et fit un feu de joie de tous les brouillons et copies partielles. Après quoi il ferma, à double tour, la porte de sa chambre, y apposa son cachet et partit pour les Asturies.

» L’aspect des lieux de sa naissance donna réellement à Hervas tout le plaisir qu’il s’en promettait. Mille souvenirs, innocents et doux, lui arrachaient des larmes de joie, dont vingt ans des plus arides conceptions avaient, pour ainsi dire, tari les sources. Notre polygraphe eût volontiers passé le reste de ses jours dans sa bourgade native ; mais les cent volumes le rappelaient à Madrid. Il reprend le chemin de la capitale : il arrive chez lui, trouve bien entier le cachet apposé sur la porte. Il ouvre !… et voit les cent volumes mis en pièces, dépouillés de reliure, toutes les feuilles éparses et confondues sur le parquet !

Cet aspect affreux trouble ses sens ; il tombe au milieu des débris de ses livres et perd jusqu’au sentiment de son existence.

» Hélas ! voici quelle était la cause de ce désastre.

Hervas ne mangeait jamais chez lui. Les rats, si nombreux dans toutes les maisons de Madrid, se gardaient bien de fréquenter la sienne ; ils n’y auraient trouvé à ronger que quelques plumes ; mais il n’en fut pas de même lorsque cent volumes, chargés de colle toute fraîche, furent apportés dans la chambre, et que cette chambre fut, dès le même jour, abandonnée par son maître. Les rats, attirés par l’odeur de la colle, encouragés par la solitude, se rassemblèrent en foule, culbutèrent, rongèrent, dévorèrent… Hervas, reprenant ses sens, vit un de ces monstres, tirant, dans un trou, les derniers feuillets de son Analyse. La colère n’était, peut-être, jamais entrée dans l’âme de Hervas : il en ressentit le premier accès, se précipita sur le ravisseur de sa géométrie transcendante ; sa tête porta contre le mur et il retomba évanoui.

» Hervas reprit une seconde fois ses esprits, ramassa les lambeaux qui couvraient le parquet de sa chambre et les jeta dans un coffre. Puis il s’assit sur le coffre et se livra aux plus tristes pensées. Bientôt après, il fut saisi d’un frisson qui, dès le lendemain, dégénéra en une fièvre bilieuse, comateuse et maligne.

» Hervas, privé de sa gloire par les rats, abandonné des médecins, ne fut pas délaissé par sa garde-malade.

Elle lui continua ses soins et, bientôt, une crise heureuse sauva ses jours. Cette garde était une fille de trente ans, appelée Marica ; elle était venue le soigner par amitié, parce qu’il causait quelquefois les soirs avec son père, qui était un cordonnier du voisinage. Hervas, convalescent, sentit tout ce qu’il devait à cette bonne fille.

» – Marica, lui dit-il, vous avez sauvé mes jours et vous adoucissez mon retour à la vie. Que puis-je faire pour vous ?

» – Monsieur, lui répondit cette fille, vous pourriez faire mon bonheur, mais je n’ose vous dire comment.

» – Dites, dites et soyez sûre que, si la chose est en mon pouvoir, je la ferai.

» – Mais, si je vous demandais de m’épouser ?

» – Je le veux bien, et de grand cœur. Vous me nourrirez quand je me porterai bien, vous me soignerez quand je serai malade, et vous me défendrez des rats quand je serai absent. Oui, Marica, je vous épouserai du moment où vous le voudrez, et le plus tôt sera le mieux.

» Hervas n’étant pas encore bien guéri ouvrit le coffre qui renfermait les débris de sa polymathésis. Il essaya d’en rassembler les feuillets et eut une récidive qui lui laissa beaucoup de faiblesse. Lorsqu’il fut en état de sortir, il alla chez le ministre des Finances, représenta qu’il avait travaillé quinze ans et formé des élèves en état de le remplacer ; que sa santé était détruite, et il demanda sa retraite, avec une pension équivalente à la moitié de son traitement. En Espagne, ces sortes de grâces ne sont pas très difficiles à obtenir ; on accorda à Hervas ce qu’il demandait, et il épousa Marica.

» Alors notre savant changea sa manière de vivre. Il prit un logement dans un quartier solitaire et se proposa de ne point sortir de chez lui qu’il n’eût rétabli le manuscrit de ses cent volumes. Les rats avaient rongé tout le papier qui tenait au dos des livres et n’avaient laissé subsister que l’autre moitié de chaque feuillet, encore ces moitiés étaient-elles déchirées. Cependant, elles servirent à Hervas pour lui rappeler le texte entier. Ce fut ainsi qu’il se mit à refaire tout l’ouvrage. En même temps, il en produisit un d’un genre tout différent.

Marica me mit au monde, moi, pécheur et réprouvé.

Ah ! sans doute, le jour de ma naissance fut une fête aux enfers ; les feux éternels de cet affreux séjour brillèrent d’un nouvel éclat, et les démons ajoutèrent aux supplices des damnés pour mieux jouir de leurs hurlements.

» Je vins au monde, et ma mère ne survécut que quelques heures à celle de ma naissance. Hervas n’avait jamais connu l’amour ni l’amitié que par une définition de ces deux sentiments qu’il avait placée dans son soixante-septième volume. La perte de son épouse lui prouva qu’il avait été fait pour sentir l’amitié et l’amour ; elle l’accabla plus que la perte de ses cent tomes in-octavo dévorés par les rats. La maison de Hervas était petite, et retentissait tout entière à chaque cri que je faisais : il était impossible de m’y laisser. Je fus recueilli par mon grand-père, le cordonnier Maragnon, qui parut très flatté d’avoir dans sa maison son petit-fils, fils d’un contador et gentilhomme.

» Mon grand-père, dans son humble état, jouissait de beaucoup d’aisance. Il m’envoya aux écoles dès que je fus en état de les fréquenter. Lorsque j’eus atteint seize ans, il m’habilla avec élégance et me donna les moyens de promener mon oisiveté dans Madrid. Il se croyait bien payé de ses frais lorsqu’il pouvait dire : My nieto el hijo del contador, mon petit-fils, le fils du contador. Mais venons à mon père et à sa triste destinée, qui n’est que trop connue : puisse-t-elle servir de leçon et d’épouvante aux impies !

» Diègue Hervas passa huit ans à réparer le dommage que lui avaient fait les rats. Son ouvrage était presque refait, lorsque des journaux étrangers, qui tombèrent entre ses mains, lui prouvèrent que les sciences avaient fait, à son insu, des progrès remarquables. Hervas soupira de cet accroissement de peines ; cependant, ne voulant pas laisser son ouvrage imparfait, il ajouta à chaque science les découvertes qu’on y avait faites. Ceci lui prit encore quatre ans. Ce fut donc douze années entières qu’il passa sans sortir de chez lui, et presque toujours collé sur son ouvrage. Cette vie sédentaire acheva de détruire sa santé. Il eut une sciatique obstinée ; des maux de reins, du sable dans la vessie, et tous les symptômes avant-coureurs de la goutte. Mais, enfin, la polymathésis en cent volumes était achevée. Hervas fit venir chez lui le libraire Moreno, fils de celui qui avait mis en vente sa malheureuse analyse.

» – Monsieur, lui dit-il, voici cent volumes qui renferment tout ce que les hommes savent aujourd’hui.

Cette polymathésis fera honneur à vos presses et, j’ose le dire, à l’Espagne. Je ne demande rien pour moi, ayez seulement la charité de m’imprimer, et que ma peine mémorable ne soit pas entièrement perdue.

» Moreno ouvrit tous les volumes, les examina avec soin, et lui dit :

» – Monsieur, je me charge de l’ouvrage, mais il faut vous résoudre à le réduire à vingt-cinq volumes.

» – Laissez-moi, lui répondit Hervas avec l’indignation la plus profonde, laissez-moi ; retournez à votre magasin imprimer les fatras romanesques ou pédantesques qui font la honte de l’Espagne. Laissez-moi, Monsieur, avec ma gravelle et mon génie, qui, s’il eût été mieux connu, m’eût mérité l’estime générale. Mais je n’ai plus rien à demander aux hommes, et moins encore aux libraires ; laissez-moi.

» Moreno se retira, et Hervas tomba dans la plus noire mélancolie ; il avait sans cesse sous les yeux ses cent volumes, enfants de son génie, conçus avec délices, enfantés avec une peine qui avait aussi ses plaisirs, et maintenant plongés dans l’oubli. Il voyait sa vie entière perdue, son existence anéantie dans le présent comme dans l’avenir. Alors aussi, son esprit, exercé à pénétrer tous les mystères de la nature, se tourna malheureusement vers l’abîme des misères humaines. À force d’en mesurer la profondeur, il vit le mal partout, il ne vit plus que le mal, et dit dans son cœur :

» – Auteur du mal, qui êtes-vous ?

» Lui-même eut horreur de cette idée et voulut examiner si le mal, pour être, devait nécessairement avoir été créé. Ensuite, il examina la même question sous un point de vue plus étendu. Il s’attacha aux forces de la nature, attribuant à la matière une énergie qui lui parut propre à tout expliquer, sans avoir recours à la création.

» Pour ce qui est de l’homme et des animaux, selon lui, ils devaient l’existence à un acide générateur, lequel, faisant fermenter la matière, lui donnait des formes constantes, à peu près comme les acides cristallisent les bases alcalines et terreuses en polyèdres toujours semblables. Il regardait les substances fougueuses que produit le bois humide, comme le chaînon qui lie la cristallisation des fossiles à la reproduction des végétaux et des animaux, et qui en indique, sinon l’identité, au moins l’analogie.

» Savant comme l’était Hervas, il n’eut pas de peine à étayer son faux système de preuves sophistiques faites pour égarer les esprits. Il trouvait, par exemple, que les mulets, qui tiennent de deux espèces, pouvaient être comparés aux sels à base mêlée dont la cristallisation est confuse. L’effervescence de quelques terres avec les acides lui parut se rapprocher de la fermentation des végétaux muqueux, et celle-ci lui parut être un commencement de vie qui n’avait pu se développer faute de circonstances favorables.

» Hervas avait observé que les cristaux, en se formant, s’amassaient dans les parties les plus éclairées du vase, et se formaient difficilement dans l’obscurité ; et, comme la lumière est également favorable à la végétation, il considéra le fluide lumineux comme un des éléments dont se composait l’acide universel qui animait la nature ; d’ailleurs il avait vu la lumière rougir à la longue les papiers teints en bleu, et c’était aussi un motif de la regarder comme un acide29.

» Hervas savait que dans les hautes latitudes, dans le voisinage du pôle, le sang, faute d’une chaleur suffisante, était exposé à une alcalescence qui ne pouvait être arrêtée que par l’usage intérieur des acides. II en conclut que la chaleur pouvant, en quelques occasions, être suppléée par un acide, devait être elle-même une espèce d’acide, ou du moins un des éléments de l’acide universel.

» Hervas savait qu’on avait vu le tonnerre aigrir et faire fermenter les vins. Il avait lu dans Sanchoniaton qu’au commencement du monde les êtres destinés à vivre avaient été comme réveillés à la vie par de violents coups de tonnerre, et notre infortuné savant n’avait pas craint de s’appuyer de cette cosmogonie païenne pour affirmer que la matière de la foudre avait pu donner un premier développement à l’acide générateur, infiniment varié, mais constant dans la reproduction des mêmes formes.

» Hervas, cherchant à pénétrer les mystères de la création, devait en rapporter la gloire au créateur ; et plût au ciel qu’il l’eût fait ! Mais son bon ange l’avait abandonné, et son esprit, égaré par l’orgueil du savoir, le livra sans défense aux prestiges des esprits superbes, dont la chute entraîna celle du monde. Hélas ! tandis que Hervas élevait ses coupables pensées au-dessus des sphères de l’intelligence humaine, sa dépouille mortelle était menacée d’une prochaine dissolution. Pour l’accabler, plusieurs maux aigus se joignirent aux maladies chroniques. Sa sciatique, devenue douloureuse, lui ôtait l’usage de la jambe droite ; le sable de ses reins, devenu graveleux, déchirait sa vessie ; l’humeur arthritique avait courbé les doigts de sa main gauche et menaçait les jointures de la droite ; enfin, la plus sombre hypocondrie détruisait les forces de son âme en même temps que celles de son corps. Il craignit d’avoir des témoins de son abattement et finit par repousser mes soins et refuser de me voir.

» Un vieil invalide composait tout son domestique et mettait, à le servir, tout ce qui lui restait de forces. Mais lui-même tomba malade, et mon père fut alors forcé de me souffrir près de lui. Mon grand-père Maragnon fut bientôt après attaqué de la fièvre chaude. Il ne fut malade que cinq jours. Sentant sa fin approcher, il me fit venir et me dit :

» – Blaz, mon cher Blaz, reçois ma dernière bénédiction. Tu es né d’un père savant et plût au ciel qu’il le fût moins ! Heureusement pour toi, ton grand-père est un homme simple dans sa foi et ses œuvres, et il t’a élevé dans la même simplicité : ne te laisse point entraîner par ton père. Depuis quelques années, il a fait peu d’actes de religion et ses opinions sont telles que des hérétiques en auraient honte. Blaz, défie-toi de la sagesse humaine. Dans quelques instants, j’en saurai plus que tous les philosophes. Blaz, Blaz, je te bénis, j’expire.

» Il mourut en effet. Je lui rendis les derniers devoirs et je retournai chez mon père, où je n’avais pas été depuis quatre jours. Pendant ce temps, le vieil invalide était aussi mort, et les confrères de la charité s’étaient chargés de l’ensevelir. Je savais que mon père était seul, et je voulais me consacrer à le servir, mais, en entrant chez lui, un spectacle extraordinaire frappa mes regards, et je restai dans la première chambre, frappé d’horreur.

» Mon père avait ôté ses habits et s’était revêtu d’un drap de lit en forme de linceul. Il était assis et regardait le soleil couchant. Après une assez longue contemplation, il éleva la voix et dit :

» – Astre dont les derniers rayons ont frappé mes yeux pour la dernière fois, pourquoi avez-vous éclairé le jour de ma naissance ? Avais-je demandé à naître ? Et pourquoi suis-je né ? Les hommes m’ont dit que j’avais une âme, et je m’en suis occupé aux dépens même de mon corps. J’ai cultivé mon esprit, mais les rats l’ont dévoré ; les libraires l’ont dédaigné. Rien ne restera de moi ; je meurs tout entier, aussi obscur que si je n’étais pas né.

Néant, reçois donc ta proie.

» Hervas resta quelques instants livré à de sombres réflexions : ensuite, il prit un gobelet qui me sembla plein de vin vieux ; il leva les yeux au ciel et dit :

» – Ô mon Dieu, s’il y en a un, ayez pitié de mon âme, si j’en ai une.

» Ensuite il vida le gobelet et le posa sur la table, puis il mit la main sur son cœur, comme s’il y ressentait quelque angoisse. Hervas avait préparé une autre table ; il y avait mis des coussins : il se coucha dessus, croisa ses mains sur sa poitrine et ne proféra plus une parole.

» Vous serez étonné que, voyant tous ces apprêts de suicide, je ne me sois pas jeté sur le verre, ou que je n’aie pas appelé du secours ; j’en suis surpris moi-même, ou plutôt je suis très sûr qu’un pouvoir surnaturel me retenait à ma place, sans me laisser la liberté d’aucun mouvement ; mes cheveux se dressèrent sur ma tête.

» Les confrères de la charité, qui avaient enterré notre invalide, me trouvèrent dans cette situation ; ils virent mon père étendu sur la table, couvert d’un linceul, et ils demandèrent s’il était mort. Je répondis que je n’en savais rien. Ils me demandèrent qui lui avait mis ce linceul. Je répondis que lui-même s’en était revêtu.

Ils examinèrent le corps et le trouvèrent sans vie. Ils virent le verre avec un reste de liquide et le prirent pour l’examiner. Puis ils s’en allèrent en donnant des signes de mécontentement, et me laissèrent dans un abattement extrême. Ensuite vinrent les gens de la paroisse.

Ils me firent les mêmes questions et ils s’en allèrent en disant :

» – Il est mort comme il a vécu ; ce n’est pas à nous de l’enterrer.

» Je restai seul avec le mort. Mon découragement allait au point que j’en avais perdu la faculté d’agir et même de penser. Je me jetai dans le fauteuil où j’avais vu mon père et je retombai dans mon immobilité.

» La nuit vint ; le ciel se chargea de nuages : un tourbillon soudain ouvrit ma fenêtre ; un éclair bleuâtre sembla parcourir ma chambre et la laissa ensuite plus sombre qu’elle n’était auparavant. Au milieu de cette obscurité, je crus distinguer quelques formes fantastiques ; ensuite il me sembla entendre mon père pousser un long gémissement, que les échos lointains répétèrent à travers l’espace de la nuit. Je voulus me lever, mais j’étais retenu à ma place et dans l’impossibilité de faire aucun mouvement. Un froid glacial pénétra mes membres ; j’eus le frisson de la fièvre ; mes visions devinrent des rêves, et le sommeil s’empara de mes sens.

» Je me réveillai en sursaut : je vis six grands cierges jaunes allumés près du corps de mon père et un homme assis vis-à-vis de moi, qui semblait guetter l’instant de mon réveil. Sa figure était majestueuse et imposante ; il était grand de taille ; ses cheveux noirs, un peu crépus, tombaient sur son front ; son regard était vif et pénétrant, mais en même temps doux et séducteur : du reste, il portait la fraise et le manteau gris, à peu près comme les gentilshommes s’habillent à la campagne.

» Lorsque l’inconnu vit que j’étais réveillé, il me sourit d’un air affable et me dit :

» – Mon fils ( je vous appelle ainsi, parce que je vous considère comme si vous m’apparteniez déjà), vous êtes abandonné de Dieu et des hommes, et la terre s’est fermée devant les restes de ce sage qui vous donna le jour ; mais nous ne vous abandonnerons pas.

» – Monsieur, lui répondis-je, vous disiez, je crois, que j’étais abandonné de Dieu et des hommes. Quant aux hommes, cela est vrai, mais je ne pense pas que Dieu puisse jamais abandonner une de ses créatures.

» – Votre observation, dit l’inconnu, est juste, à certains égards ; ce que je vous expliquerai quelque autre fois. Cependant, pour vous convaincre de l’intérêt que nous prenons à vous, je vous offre cette bourse ; vous y trouverez mille pistoles : un jeune homme doit avoir des passions et les moyens de les satisfaire, n’épargnez pas cet or et comptez toujours sur nous.

» Ensuite l’inconnu frappa dans ses mains. Six hommes masqués parurent et enlevèrent le corps de Hervas ; les cierges s’éteignirent et l’obscurité fut profonde. Je n’y restai pas longtemps : je pris à tâtons le chemin de la porte ; je gagnai la rue et, lorsque je vis le ciel étoile, il me sembla que je respirais plus librement. Les mille pistoles que je sentais dans ma poche contribuaient aussi à élever mon courage. Je traversai Madrid ; j’arrivai au bout du Prado, à l’endroit où l’on a placé, depuis, une statue colossale de Cybèle ; là je me couchai sur un banc et ne tardai pas à m’endormir.

» Le soleil était déjà assez haut lorsque je m’éveillai, et ce qui m’éveilla fut, je crois, un léger coup de mouchoir que je reçus dans le visage ; car, en m’éveillant, je vis une jeune fille qui, se servant de son mouchoir comme d’un chasse-mouches, écartait celles qui eussent pu troubler mon sommeil. Mais ce qui me parut le plus singulier, c’est que ma tête reposait très mollement sur les genoux d’une autre jeune fille, dont je sentais la douce haleine se jouer dans mes cheveux. Je n’avais fait en m’éveillant presque aucun mouvement ; j’étais libre de prolonger cette situation en feignant de dormir encore. Je refermai donc les yeux et, bientôt après, j’entendis une voix un peu grondeuse, mais sans aigreur, qui, s’adressant à mes berceuses, leur dit :

» – Célia, Zorilla, que faites-vous ici ? Je vous croyais à l’église, et voilà que je vous trouve dans une belle dévotion.

» – Mais, maman, répondit la jeune fille qui me servait d’oreiller, ne m’avez-vous pas dit que les œuvres avaient leur mérite, aussi bien que la prière ? Et n’est-ce pas là une œuvre de charité que de prolonger le sommeil de ce pauvre jeune homme qui doit avoir passé une bien mauvaise nuit ?

» – Assurément, répliqua la voix plus riante que grondeuse, assurément cela est très méritoire, et voilà une idée qui prouve sinon votre dévotion, au moins votre innocence ; mais à présent, ma charitable Zorilla, posez-moi bien doucement la tête de ce jeune homme et rentrons.

» – Ah ! ma bonne maman, reprit la jeune fille, voyez comme il dort doucement ; au lieu de l’éveiller, vous devriez bien, maman, défaire sa fraise qui l’étouffé.

» – Oui-da, dit la maman, vous me donnez là une belle commission ; mais voyons un peu : en vérité, il a l’air bien doux.

» En même temps, la main de la maman passa doucement sous mon menton et défit ma fraise.

» – Il est encore mieux comme cela, dit Célia, qui n’avait pas encore parlé, et il respire plus librement : je vois qu’il y a de la douceur à faire de bonnes actions.

» – Cette réflexion, dit la mère, montre beaucoup de jugement ; mais il ne faut pas pousser la charité trop loin.

Allons, Zorilla, posez doucement cette jeune tête sur ce banc et retirons-nous.

» Zorilla passa doucement ses deux mains sous ma tête et retira ses genoux. Je crus alors qu’il était inutile de faire plus longtemps l’endormi : je me mis sur mon séant et j’ouvris les yeux : la mère poussa un cri ; les filles voulurent fuir ; je les retins.

» – Célia ! Zorilla ! leur dis-je, vous êtes aussi belles qu’innocentes, et vous, qui n’avez l’air de leur mère que parce que vos charmes sont plus formés, permettez qu’avant de vous quitter je puisse donner quelques instants à l’admiration que vous m’inspirez toutes les trois.

» Tout ce que je leur disais était la vérité : Célia et Zorilla eussent été des beautés parfaites, sans leur extrême jeunesse, qui ne leur avait pas donné le temps de se développer, et leur mère, qui n’était pas âgée de trente ans, n’en paraissait pas avoir vingt-cinq.

» – Seigneur cavalier, me dit celle-ci, si vous avez seulement feint de dormir, vous avez dû vous convaincre de l’innocence de mes filles et prendre une bonne opinion de leur mère. Je ne crains donc point de perdre dans votre esprit en vous priant de m’accompagner chez moi.

Une connaissance commencée aussi singulièrement semble faite pour devenir plus intime.

» Je les suivis. Nous arrivâmes à leur maison, qui donnait sur le Prado. Les filles allèrent présider au chocolat.

La mère, m’ayant fait asseoir auprès d’elle, me dit :

» – Vous voyez une maison un peu plus étoffée qu’il ne convient à notre situation présente. Je l’avais prise en des temps plus heureux. Aujourd’hui, je voudrais bien sous-louer le bel étage, mais je n’ose le faire ; les circonstances où je me trouve exigent une sévère réclusion.

» – Madame, lui répondis-je, j’ai aussi des raisons de vivre très retiré et, si cela vous arrangeait, je m’accommoderais volontiers du quarto principal (ou bel appartement).

» En disant ces mots, je tirai ma bourse, et la vue de l’or écarta toutes les objections que la dame eût pu me faire. Je payai d’avance trois mois de loyer et autant de pension. Il fut convenu qu’on me porterait à dîner dans ma chambre, et que je serais servi par un valet affidé, qui devait aussi faire mes commissions au-dehors.

Zorilla et Célia, ayant reparu avec le chocolat, furent informées des conditions du marché, et leur regard parut prendre possession de ma personne ; mais les yeux de leur mère semblaient vouloir la leur disputer. Ce petit combat de coquetterie ne m’échappa point ; j’en remis l’issue à la destinée et je songeai à m’arranger dans ma nouvelle habitation. Elle ne tarda pas à se trouver garnie de tout ce qui pouvait contribuer à me la rendre agréable et commode. Tantôt, c’était Zorilla qui m’apportait une écritoire, ou bien Célia venait garnir ma table d’une lampe ou de quelques livres. Rien n’était oublié. Les deux belles venaient séparément et, lorsqu’elles se rencontraient chez moi, c’étaient des rires qui ne finissaient pas. La mère avait son tour : elle s’occupa surtout de mon lit, y fit mettre des draps de toile de Hollande, une belle couverture de soie et une pile de coussins. Ces arrangements m’occupèrent la matinée.

Midi vint : on mit le couvert dans ma chambre ; j’en fus charmé : j’aimais voir trois personnes charmantes chercher à me plaire et solliciter quelque part à ma bienveillance. Mais il y a temps pour tout ; j’étais bien aise de me livrer à mon appétit sans trouble et sans distraction.

» Je dînai donc. Ensuite je pris ma cape et mon épée et j’allai me promener en ville. Jamais je n’y avais eu autant de plaisir ; j’étais indépendant, j’avais les poches pleines d’or, j’étais plein de santé, de vigueur et, grâce aux caresses des trois dames, rempli d’une haute opinion de moi-même, car il est ordinaire aux jeunes gens de s’estimer ce que le beau sexe les apprécie.

» J’entrai chez un joaillier et j’achetai quelques bijoux. Ensuite je fus au théâtre et je finis par revenir chez moi. Je trouvai les trois dames assises à la porte de leur maison. Zorilla chantait en s’accompagnant de la guitare, les deux autres faisaient de la résilie ou filet.

» – Seigneur cavalier, me dit la mère, vous vous êtes logé chez nous et vous nous témoignez beaucoup de confiance, sans savoir seulement qui nous sommes.

Il serait cependant convenable de vous en informer.

Vous saurez donc, Seigneur cavalier, que je m’appelle Iñez Santarez, veuve de Don Juan Santarez, corrégidor de La Havane. Il m’avait prise sans bien, il m’a laissée de même, avec les deux filles que vous voyez. J’étais même très embarrassée de mon veuvage et de ma pauvreté, lorsque je reçus très inopinément une lettre de mon père. Vous me permettrez de taire son nom. Hélas !

il avait aussi, toute sa vie, lutté contre l’infortune ; mais enfin, ainsi que me l’apprenait sa lettre, il se trouvait dans un poste brillant, étant trésorier de la guerre.

Sa lettre contenait une remise de deux mille pistoles et l’ordre de venir à Madrid. J’y vins, en effet, mais ce fut pour apprendre que mon père était accusé de concussion, même de haute trahison, et détenu au château de Ségovie. Cependant, cette maison avait été louée pour nous. Je m’y suis donc logée et j’y vis dans une grande retraite, ne recevant absolument personne, à l’exception d’un jeune homme, employé dans les bureaux de la guerre : il vient me rapporter ce qu’il peut apprendre touchant le procès de mon père. Lui excepté, personne ne sait nos relations avec l’infortuné détenu.

» En achevant ces mots, Mme Santarez versa quelques larmes.

» – Ne pleure pas, maman, lui dit Célia, il y a un terme à tout, et sans doute il doit y en avoir aux peines.

Voilà déjà un jeune cavalier qui a une physionomie très heureuse, et sa rencontre me paraît d’un augure favorable.

» – En vérité, dit Zorilla, depuis qu’il est ici, notre solitude me semble n’avoir plus rien de triste.

» Mme Santarez me jeta un regard où je démêlai de la tristesse et de la tendresse. Les filles me regardèrent aussi, puis baissèrent les yeux, rougirent, se troublèrent et furent rêveuses : j’étais donc aimé de trois personnes charmantes ; cet état me semblait délicieux.

» Sur ces entrefaites, un jeune homme grand et bien fait s’approcha de nous, il prit Mme Santarez par la main, la conduisit à quelques pas de nous et eut avec elle un long entretien ; ensuite elle me l’amena et me dit :

» – Seigneur cavalier, voici Don Cristophe Sparadoz, dont je vous ai parlé, et qui est le seul homme que nous voyions à Madrid. Je voudrais aussi lui procurer l’avantage de votre connaissance ; mais, quoique nous habitions la même maison, je ne sais à qui j’ai l’honneur de parler.

» – Madame, lui dis-je, je suis noble et asturien ; mon nom est Leganez.

» Je crus devoir lui taire le nom de Hervas, qui pouvait être connu.

» Le jeune Sparadoz me toisa d’un air arrogant et sembla même vouloir me refuser le salut. Nous entrâmes dans la maison, et Mme Santarez fit servir une collation de fruits et de pâtes légères. J’étais encore le centre principal de toutes les attentions des trois belles, mais je m’aperçus pourtant bien des regards et des mines qui s’adressaient au nouveau venu. J’en fus blessé et, voulant tout ramener à moi, je fus aimable et brillant autant que possible.

» Au milieu de mon triomphe, Don Cristophe croisa son pied droit sur son genou gauche et, regardant la semelle de son soulier, il dit :

» – En vérité, depuis la mort du cordonnier Maragnon, il n’est plus possible d’avoir à Madrid un soulier bien fait.

» Ensuite il me regarda d’un air goguenard et méprisant.

» Le cordonnier Maragnon était précisément mon grand-père maternel, qui m’avait élevé, et je lui avais les plus grandes obligations ; mais il déparait fort mon arbre généalogique, du moins cela me parut ainsi. Il me sembla que je perdrais beaucoup dans l’esprit des trois dames si elles venaient à savoir que j’avais eu un grand-père cordonnier. Toute ma gaieté disparut ; je jetai à Don Cristophe des regards tantôt courroucés, tantôt fiers et méprisants. Je me proposai de lui défendre de mettre le pied dans la maison. Il s’en alla ; je le suivis dans l’intention de le lui signifier ; je l’atteignis au bout de la rue et lui fis le compliment désobligeant que j’avais préparé. Je crus qu’il allait se fâcher. Il affecta au contraire un air gracieux, me prit sous le menton comme pour me caresser, mais tout à coup il me souleva de manière à me faire quitter la terre ; ensuite il me donna un coup de pied, de ceux qu’on appelle crocs-en-jambe, et me fit tomber le nez dans le ruisseau. Étourdi du coup, je me relevai couvert de boue ; et, plein de rage, je regagnai le logis. Les dames étaient couchées. Je me mis au lit, mais je ne pus dormir : deux passions, l’amour et la haine, me tenaient éveillé ; celle-ci était toute concentrée sur Don Cristophe. Il n’en était pas de même de l’amour, mon cœur en était rempli, mais il n’était point fixé. Célia, Zorilla et leur mère m’occupaient tour à tour ; leurs images flatteuses se confondant dans mes rêves m’obsédèrent le reste de la nuit.

» Je m’éveillai fort tard. En ouvrant les yeux, je vis Mme Santarez assise au pied de mon lit : elle semblait avoir pleuré.

» – Mon jeune cavalier, me dit-elle, je suis venue me réfugier chez vous, j’ai là-haut des gens qui me demandent de l’argent, et je n’en ai pas à leur donner. Je dois, hélas ! mais ne fallait-il pas habiller et nourrir ces pauvres enfants ? Elles n’ont que trop de privations.

» Ici Mme Santarez se mit à sangloter, et ses yeux, remplis de larmes, se tournaient involontairement vers ma bourse, qui était à côté de moi sur ma table de nuit. Je compris ce langage muet. Je versai l’or sur ma table ; j’en fis à l’œil deux parts égales et j’en offris une à Mme Santarez : elle ne s’attendait point à ce trait de générosité. D’abord elle en parut comme immobile de surprise ; ensuite elle prit mes mains, les baisa avec transport, les pressa contre son cœur, puis elle ramassa l’or, en disant :

» – Oh ! mes enfants, mes chers enfants !

» Les filles vinrent ensuite, elles baisèrent aussi mes mains. Tous ces témoignages de reconnaissance achevèrent de brûler mon sang déjà trop allumé par mes songes.

» Je m’habillai à la hâte et voulus prendre l’air sur une terrasse de la maison ; passant devant la chambre des jeunes filles, je les entendis sangloter et s’embrasser en pleurant. Je prêtai l’oreille un instant et puis j’entrai.

Célia me dit :

» – Écoutez-moi, hôte trop cher et trop aimable ; vous nous trouvez dans la plus extrême agitation ; depuis que nous sommes au monde, aucun nuage n’avait troublé le sentiment que nous avons l’une pour l’autre et nous étions unies par la tendresse, plus encore que par le sang ; il n’en était plus de même depuis que vous êtes ici : la jalousie s’était glissée dans nos âmes, et peut-être en serions-nous venues à nous haïr ; le bon naturel de Zorilla a prévenu ce malheur affreux. Elle s’est jetée dans mes bras, nos larmes se sont confondues et nos cœurs se sont rapprochés. À présent, notre cher hôte, c’est à vous de nous réconcilier tout à fait ; promettez-nous de ne pas aimer l’une plus que l’autre ; et si vous avez quelques caresses à nous faire, partagez-les bien également.

» Qu’avais-je à répondre à cette invitation vive et pressante ? Je les serrai tour à tour dans mes bras ; j’essuyai leurs pleurs, et leur tristesse fit place à de tendres folies.

» Nous passâmes ensemble sur la terrasse, et Mme Santarez nous y vint trouver. Le bonheur d’avoir payé ses dettes l’enivrait de joie. Elle me pria à dîner et me demanda de lui accorder toute cette journée. Notre repas eut un air de confiance et d’intimité. Les domestiques furent écartés ; les deux filles servirent tour à tour. Mme Santarez, épuisée par les émotions qu’elle avait éprouvées, but deux verres d’un vin généreux de Rotha. Ses yeux, un peu troublés, n’en furent que plus brillants. Elle s’anima beaucoup, et il n’eût tenu qu’à ses filles d’avoir encore de la jalousie ; mais elles respectaient trop leur mère pour que l’idée leur en pût venir. Celle-ci, trahie par un sang que le vin avait exalté, était néanmoins fort éloignée de tout libertinage.

» De mon côté, j’étais loin de songer à des projets de séduction. Le sexe et l’âge étaient nos séducteurs. Les douces impulsions de la nature répandaient sur notre commerce un charme inexprimable ; nous avions de la peine à nous quitter. Le soleil couchant nous eût enfin séparés, mais j’avais commandé des rafraîchissements chez un limonadier voisin ; leur apparition fit plaisir, parce qu’elle était un prétexte de rester réunis : tout allait bien jusque-là. Nous étions à peine à table que nous vîmes arriver Cristophe Sparadoz. J’éprouvai une sensation fâcheuse à son aspect ; mon cœur avait pris une sorte de possession de ces dames, et mes droits compromis me causaient une véritable douleur.

» Don Cristophe n’y fit aucune attention, non plus qu’à ma personne. Il salua les dames, conduisit Mme Santarez au bout de la terrasse, eut avec elle une longue conversation et puis vint se mettre à table sans que personne l’y invitât. Il mangeait, buvait et ne disait mot ; mais la conversation étant tombée sur les combats de taureaux, il poussa son assiette, donna un coup de poing sur la table et dit :

» – Ah ! par saint Cristophe, mon patron, pourquoi faut-il que je sois commis dans les bureaux du ministre ?

J’aimerais mieux être le dernier torero de Madrid que président de tous les Cortés de la Castille.

» En même temps, il tendit le bras comme pour percer un taureau et nous fit admirer l’épaisseur de ses muscles. Ensuite, pour montrer sa force, il plaça les trois dames dans un fauteuil, passa sa main sous le fauteuil et le porta par toute la chambre. Don Cristophe trouvait tant de plaisir à ces jeux qu’il les prolongea le plus qu’il put ; ensuite il prit sa cape et son épée pour s’en aller. Jusque-là, il n’avait fait aucune attention à moi. Mais alors, m’adressant la parole, il dit :

» – Mon ami le gentilhomme, depuis la mort du cordonnier Maragnon, qui est-ce qui fait les meilleurs souliers ?

» Ce propos ne parut aux dames qu’une absurdité telle que Don Cristophe en proférait assez souvent.

Quant à moi, j’en fus très irrité : j’allai chercher mon épée et je courus après Don Cristophe ; je l’atteignis au bout d’une rue de traverse ; je me mis devant lui et, tirant mon épée, je lui dis :

» – Insolent, tu vas me payer tant de lâches affronts.

» Don Cristophe mit la main sur la garde de son épée ; mais, ayant aperçu à terre un bout de bâton, il le ramassa, en donna un coup sec sur la lame de mon épée et la fit sauter de ma main ; ensuite il s’approcha de moi, me prit par le chignon, me porta jusqu’au ruisseau et m’y jeta comme il avait fait la veille, mais si rudement que j’en fus plus longtemps étourdi.

» Quelqu’un me donna la main pour me relever ; je reconnus le gentilhomme qui avait fait enlever le corps de mon père et m’avait donné mille pistoles. Je me jetai à ses pieds ; il me releva avec bonté et me dit de le suivre. Nous marchâmes en silence et arrivâmes au pont du Mançanarez, où nous trouvâmes deux chevaux noirs, sur lesquels nous galopâmes une demi-heure le long du rivage. Nous arrivâmes à une maison solitaire, dont les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes ; la chambre où nous entrâmes était tapissée de serge brune et ornée de flambeaux d’argent et d’une brasière de même métal. Nous nous assîmes auprès, dans deux fauteuils, et l’inconnu me dit :

» – Seigneur Hervas, voilà comme va le monde, dont l’ordre, tant admiré, ne brille pas par la justice distributive ; les uns ont reçu de la nature une force de huit cents livres, d’autres de soixante. Il est vrai qu’on a inventé la trahison, qui remet un peu le niveau.

» En même temps, l’inconnu ouvrit un tiroir, en tira un poignard et me dit :

» – Voyez cet instrument ; le bout, contourné en olive, est terminé par une pointe plus affilée qu’un cheveu ; mettez-le à votre ceinture. Adieu, mon cavalier ; souvenez-vous toujours de votre bon ami, Don Belial de Gehenna. Quand vous aurez besoin de moi, venez, après minuit, au pont du Mançanarez ; frappez trois fois dans vos mains et vous verrez arriver les chevaux noirs. A propos, j’oubliais l’essentiel ; voici une seconde bourse ; ne vous en faites pas faute.

» Je remerciai le généreux Don Belial ; je remontai sur mon cheval noir ; un nègre monta sur l’autre ; nous arrivâmes au pont où il fallut descendre, et je gagnai mon logis.

» Rentré chez moi, je me couchai et m’endormis ; mais j’eus des songes pénibles. J’avais mis le poignard sous mon chevet ; il me parut qu’il sortait de sa place et m’entrait dans le cœur. Je voyais aussi Don Cristophe qui m’enlevait les trois dames de la maison.

» Mon humeur, le matin, était sombre ; la présence des jeunes filles ne me calma point. Les efforts qu’elles firent pour m’égayer produisirent un effet différent, et mes caresses eurent moins d’innocence. Quand j’étais seul, j’avais mon poignard à la main et j’en menaçais Don Cristophe, que je croyais voir devant moi.

» Ce redoutable personnage parut encore dans la soirée et ne fit pas à ma personne la plus légère attention ; mais il fut pressant avec les femmes. Il les lutina les unes après les autres, les fâcha et puis les fit rire. Sa balourdise finit par plaire plus que ma gentillesse.

» J’avais fait apporter un souper plus élégant que copieux. Don Cristophe le mangea presque à lui seul ; ensuite il reprit sa cape pour s’en aller. Avant de partir, il se tourna brusquement de mon côté et me dit :

» – Mon gentilhomme, qu’est-ce que ce poignard que je vois à votre ceinture ? Vous feriez mieux d’y mettre une alène de cordonnier.

» Là-dessus, il partit d’un grand éclat de rire et nous quitta. Je le suivis et, l’atteignant au détour d’une rue, je passai à sa gauche et lui donnai un coup de poignard de toute la force de mon bras. Mais je me sentis repoussé avec autant de force que j’en avais mis à frapper ; et Don Cristophe, se retournant avec beaucoup de sang-froid, me dit :

» – Faquin, ne sais-tu pas que je porte une cuirasse ?

» Ensuite, il me prit par le chignon et me jeta dans le ruisseau. Mais, pour cette fois, je fus charmé d’y être et qu’on m’eût épargné un assassinat. Je me relevai avec une sorte de contentement. Ce sentiment m’accompagna jusqu’à mon lit, et ma nuit fut plus tranquille que la précédente.

» Le matin, les dames me trouvèrent plus calme que je n’avais été la veille et m’en firent compliment ; mais je n’osai passer la soirée avec elles ; je craignais l’homme que j’avais voulu assassiner et je pensais que je n’oserais le regarder en face. Je passai la soirée à me promener dans les rues, enrageant de bon cœur lorsque je songeais au loup qui s’était introduit dans mon bercail.

» À minuit, j’allai au pont : je frappai dans mes mains ; les chevaux noirs parurent ; je montai sur celui qui m’était destiné et suivis mon guide jusqu’à la maison de Don Belial. Les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes ; mon protecteur vint à ma rencontre et me conduisit à la brasière où nous avions été la veille.

» – Eh bien ! me dit-il d’un ton un peu moqueur, eh bien ! mon cavalier, l’assassinat n’a pas réussi : c’est égal, on vous tiendra compte de l’intention ; au surplus, nous avons songé à vous débarrasser d’un rival aussi fâcheux. On a dénoncé les indiscrétions dont il se rendait coupable, et il est aujourd’hui dans la même prison que le père de Mme Santarez. Il ne tiendra donc qu’à vous de mettre votre bonne fortune à profit, un peu mieux que vous ne l’avez fait jusqu’à présent. Agréez le cadeau de cette bonbonnière, elle contient des pastilles d’une composition excellente ; offrez-les à vos dames et mangez-en vous-même.

» Je pris la bonbonnière, qui répandait un parfum agréable, et puis je dis à Don Belial :

» – Je ne sais pas trop ce que vous appelez mettre ma bonne fortune à profit. Je serais un monstre si je pouvais abuser de la confiance d’une mère et de l’innocence de ses filles ; je ne suis point aussi pervers que vous paraissez le supposer.

» – Je ne vous suppose, dit Don Belial, ni plus ni moins méchant que ne le sont tous les enfants d’Adam.

Ils ont des scrupules avant de commettre le crime, et des remords après ; par là, ils se flattent de tenir encore un peu à la vertu ; mais ils pourraient s’épargner ces sentiments fâcheux s’ils voulaient examiner ce que c’est que la vertu, qualité idéale dont ils admettent l’existence sans examen ; et cela même doit la ranger au nombre des préjugés qui sont des opinions admises sans jugement préalable.

» – Seigneur Don Belial, répondis-je à mon protecteur, mon père avait mis entre mes mains son soixante-sixième volume, qui traitait de la morale.

Le préjugé, selon lui, n’était pas une opinion admise sans jugement préalable, mais une opinion déjà jugée avant que nous fussions au monde et transmise comme par héritage. Ces habitudes de l’enfance jettent dans notre âme cette première semence, l’exemple la développe, la connaissance des lois la fortifie ; en nous y conformant, nous sommes des honnêtes gens ; en faisant plus que les lois n’ordonnent, nous sommes des hommes vertueux.

» – Cette définition, dit Don Belial, n’est pas mauvaise et fait honneur à votre père ; il écrivait bien et pensait encore mieux, peut-être ferez-vous comme lui.

Mais revenons à votre définition. Je conviens avec vous que les préjugés sont des opinions déjà jugées ; mais ce n’est pas une raison pour ne pas les juger encore, lorsque le jugement est formé. Un esprit curieux d’approfondir les choses soumettra les préjugés à l’examen et il examinera même si les lois sont également obligatoires pour tout le monde. En effet, vous observerez que l’ordre légal semble avoir été imaginé pour le seul avantage de ces caractères froids et paresseux qui attendent leurs plaisirs de l’hymen, et leur bien-être de l’économie et du travail. Mais les beaux génies, les caractères ardents, avides d’or et de jouissances, qui voudraient dévorer leurs années, qu’est-ce que l’ordre social a fait pour eux ? Ils passeraient leur vie dans les cachots et la termineraient dans les supplices.

Heureusement, les institutions humaines ne sont pas réellement ce qu’elles paraissent. Les lois sont des barrières : elles suffisent pour détourner les passants ; mais ceux qui ont bien envie de les franchir passent par-dessus ou par-dessous. Ce sujet me mènerait trop loin ; il se fait tard. Adieu, mon cavalier ; faites usage de ma bonbonnière et comptez toujours sur ma protection.

» Je pris congé du seigneur Don Belial et retournai chez moi. On m’ouvrit la porte ; je gagnai mon lit et tâchai de m’endormir. La bonbonnière était sur une table de nuit ; elle répandait un parfum délicieux. Je ne pus résister à la tentation : je mangeai deux pastilles, je m’endormis et j’eus une nuit très agitée.

» Mes jeunes amies vinrent à l’heure accoutumée.

Elles me trouvèrent dans le regard quelque chose d’extraordinaire : véritablement, je les voyais avec d’autres yeux ; tous leurs mouvements me semblaient des agaceries faites à dessein de me plaire ; je prêtais le même sens à leurs discours les plus indifférents ; tout en elles attirait mon attention et me faisait imaginer des choses auxquelles je n’avais pas songé auparavant.

» Zorilla trouva ma bonbonnière ; elle mangea deux pastilles, et en offrit à sa sœur. Bientôt, ce que j’avais cru voir acquit quelque réalité : les deux sœurs furent dominées par un sentiment intérieur et s’y livraient sans le connaître ; elles-mêmes en furent effrayées et me quittèrent avec un reste de timidité qui avait quelque chose de farouche.

» Leur mère entra : depuis que je l’avais sauvée de ses créanciers, elle avait pris avec moi des manières affectueuses ; ses caresses me calmèrent quelques instants : mais, bientôt, je la vis des mêmes yeux que je voyais ses filles. Elle s’aperçut de ce qui se passait en moi et en éprouva de la confusion. Ses regards, en évitant les miens, tombèrent sur la bonbonnière fatale ; elle y prit quelques pastilles et s’en alla. Bientôt elle revint, me caressa encore, m’appela son fils et me serra dans ses bras. Elle me quitta avec un sentiment de peine et de grands efforts sur elle-même. Le trouble de mes sens alla jusqu’à l’emportement : je sentais le feu circuler dans mes veines, je voyais à peine les objets environnants, un nuage couvrait ma vue.

» Je pris le chemin de la terrasse : la porte des jeunes filles était entrouverte, je ne pus me défendre d’entrer : le désordre de leurs sens était plus excessif que le mien ; il m’effraya. Je voulus m’arracher de leurs bras, je n’en eus pas la force. Leur mère entra ; le reproche expira sur sa bouche : bientôt elle perdit le droit de nous en faire30.

» Ma bonbonnière était vide ; mes pastilles épuisées : mais nos regard et nos soupirs semblaient encore vouloir ranimer nos flammes éteintes. Nos pensées se nourrissaient de souvenirs criminels et nos langueurs avaient leurs coupables délices.

» C’est le propre du crime d’étouffer les sentiments de la nature. Mme Santarez, livrée à des désirs effrénés, oubliait que son père languissait dans un cachot et que, peut-être, son arrêt de mort était prononcé. Si elle n’y pensait guère, moi j’y pensais encore moins.

» Mais, un soir, je vis entrer chez moi un homme soigneusement enveloppé dans son manteau, ce qui me causa quelque frayeur, et je ne fus pas trop rassuré lorsque je vis que, pour mieux se déguiser, il avait même pris un masque. Le mystérieux personnage me fit signe de m’asseoir, s’assit lui-même, et me dit :

» – Seigneur Hervas, vous me paraissez lié avec Mme Santarez ; je veux m’ouvrir à vous sur ce qui la concerne : l’affaire étant sérieuse, il me serait pénible d’en traiter avec une femme. Mme Santarez avait donné sa confiance à un étourdi, nommé Cristophe Sparadoz.

Il est aujourd’hui dans la même prison où se trouve le sieur Goranez, père de ladite dame. Ce fou-là croyait avoir le secret de certains hommes puissants ; mais, ce secret, c’est moi qui en suis le dépositaire et le voici en peu de mots. D’aujourd’hui en huit jours, une demi-heure après le soleil couché, je passerai devant cette porte et je dirai trois fois le nom du détenu, Goranez, Goranez, Goranez. À la troisième fois, vous me remettrez un sac de trois mille pistoles. M. Goranez n’est plus à Ségovie, mais dans une prison de Madrid.

Son sort sera décidé avant le milieu de la même nuit.

Voilà ce que j’avais à dire ; ma commission est finie.

» En même temps, l’homme masqué se leva et partit.

» Je savais ou je croyais savoir que Mme Santarez n’avait aucun moyen pécuniaire. Je me proposai donc d’avoir recours à Don Belial. Je me contentai de dire à ma charmante hôtesse que Don Cristophe ne venait plus chez elle parce qu’il était devenu suspect à ses supérieurs ; mais que j’avais moi-même des intelligences avec les bureaux, et que j’avais tout lieu d’espérer un entier succès. L’espoir de sauver son père remplit Mme Santarez de la joie la plus vive. Elle ajouta la reconnaissance à tous les sentiments que je lui inspirais déjà. L’abandon de sa personne lui parut moins criminel. Un bienfait aussi grand paraissait devoir l’absoudre. Des délices nouvelles occupèrent encore tous nos moments. Je m’en arrachai une nuit pour aller voir Don Belial.

» – Je vous attendais, me dit-il, je savais bien que vos scrupules ne dureraient guère et vos remords encore moins. Tous les fils d’Adam sont faits de la même pâte ; mais je ne m’attendais pas que vous seriez si tôt las de plaisirs, tels que ne les ont jamais goûtés les rois de ce petit globe, qui n’avaient pas ma bonbonnière.

» – Hélas ! seigneur Belial, lui répondis-je, une partie de ce que vous dites n’est que trop véritable ; mais il ne l’est point que mon état me lasse : je crains, au contraire, que, s’il venait à finir, la vie n’eût plus de charmes pour moi.

» – Cependant, vous êtes venu me demander trois mille pistoles pour sauver le sieur Goranez, et, dès que celui-ci sera justifié, il prendra chez lui sa fille et ses petites-filles : il a déjà disposé de leur main en faveur de deux commis de son bureau. Vous verrez dans les bras de ces heureux époux deux objets charmants qui vous avaient sacrifié leur innocence et qui, pour prix d’une telle offrande, ne demandaient qu’une part aux plaisirs dont vous étiez le centre. Plutôt inspirées par l’émulation que par la jalousie, chacune d’elles était heureuse du bonheur qu’elle vous avait donné et jouissait sans envie de celui que vous deviez à l’autre. Leur mère, plus savante et non moins passionnée, pouvait, grâce à ma bonbonnière, voir sans humeur le bonheur de ses filles. Après de tels moments, que ferez-vous le reste de votre vie ? Irez-vous rechercher les légitimes plaisirs de l’hymen ou soupirer le sentiment près d’une coquette, qui ne pourra même vous promettre l’ombre des voluptés qu’aucun mortel avant vous n’avait connues.

» Ensuite, Don Belial, changeant de ton, me dit :

» – Mais non, j’ai tort ; le père de Mme Santarez est réellement innocent, et il est en votre pouvoir de le sauver ; le plaisir de faire une bonne action doit l’emporter sur tous les autres.

» – Monsieur, vous parlez bien froidement des bonnes actions et bien chaudement des plaisirs qui, après tout, sont ceux du péché. On dirait que vous voulez mon éternelle perdition. Je suis tenté de croire que vous êtes…

» Don Belial ne me laissa point achever.

» – Je suis, me dit-il, l’un des principaux membres d’une association puissante dont le but est de rendre les hommes heureux, en les guérissant de vains préjugés qu’ils sucent avec le lait de leur nourrice et qui les gênent ensuite dans tous leurs désirs. Nous avons publié de très bons livres où nous prouvons admirablement que l’amour de soi est le principe de toutes les actions humaines, et que la douce pitié, la piété filiale, l’amour brûlant et tendre, la clémence dans les rois sont autant de raffinements de l’égoïsme. Or, si l’amour de soi-même est le mobile de toutes nos actions, l’accomplissement de nos propres désirs en doit être le but naturel. Les législateurs l’ont bien senti. Ils ont écrit les lois de manière qu’elles pussent être éludées, et les intéressés n’y manquent guère.

» – Eh quoi ! lui dis-je, seigneur Belial, ne regardez-vous pas le juste et l’injuste comme des qualités réelles ?

» – Ce sont des qualités relatives. Je vous le ferai comprendre avec le secours d’un apologue.

» Des insectes très petits rampaient sur le sommet de hautes herbes. L’un d’eux, dit aux autres : « Voyez ce tigre couché près de nous ; c’est le plus doux des animaux, jamais il ne nous fait de mal. Le mouton, au contraire, est un animal féroce ; s’il en venait un, il nous dévorerait avec l’herbe qui nous sert d’asile : mais le tigre est juste, il nous vengerait. »

» Vous pouvez en conclure, seigneur Hervas, que toutes les idées du juste et de l’injuste, du bien et du mal, sont relatives et nullement absolues ou générales.

Je conviens avec vous qu’il y a une sorte de satisfaction niaise, attachée à ce qu’on appelle les bonnes actions.

Vous en trouverez sûrement à sauver le bon M. Goranez, qui est accusé injustement. Vous ne devez pas hésiter à le faire si vous êtes las de vivre avec sa famille.

Faites vos réflexions, vous en avez le temps. L’argent doit être remis samedi, une demi-heure après le coucher du soleil. Soyez ici dans la nuit du vendredi au samedi, les trois mille pistoles seront prêtes à minuit précis.

Adieu, agréez encore cette bonbonnière.

» Je retournai chez moi et, chemin faisant, je mangeai quelques pastilles. Mme Santarez et ses filles m’attendaient et ne s’étaient pas couchées. Je voulus parler du prisonnier : on ne m’en donna pas le temps…

Mais, pourquoi révélerais-je tant de forfaits honteux ?

Il vous suffira de savoir qu’abandonnés à des désirs sans frein il n’était plus en notre pouvoir de mesurer le temps et de compter les jours ; le prisonnier fut entièrement oublié.

» La journée du samedi allait finir : le soleil, couché derrière des nuages, me parut jeter dans le ciel des reflets couleur de sang. Des éclairs soudains me faisaient tressaillir : je cherchais à me rappeler ma dernière conversation avec Don Belial. Tout à coup, j’entends une voix creuse et sépulcrale répéter trois fois : Goranez, Goranez, Goranez.

» – Juste ciel ! s’écria Mme Santarez, est-ce un esprit du ciel ou de l’enfer ; il m’avertit que mon père n’est plus.

» J’avais perdu connaissance ; lorsque je l’eus retrouvée, je pris le chemin de Mançanarez, pour faire une dernière tentative auprès de Don Belial. Des alguazils m’arrêtèrent et me conduisirent dans un quartier que je ne connaissais pas du tout, et dans une maison que je ne connaissais pas davantage, mais que je reconnus bientôt pour une prison. On me mit des fers et l’on me fit entrer dans un obscur caveau.

» J’entendis près de moi un bruit de chaînes.

» – Es-tu le jeune Hervas ? me demanda le compagnon de mon infortune.

» – Oui, lui dis-je, je suis Hervas, et je reconnais au son de ta voix que tu es Cristophe Sparadoz. As-tu des nouvelles de Goranez ? Etait-il innocent ?

» – Il était innocent, dit Don Cristophe ; mais son accusateur avait ourdi sa trame avec un art qui mettait dans ses mains sa perte ou son salut. Il lui demandait trois mille pistoles : Goranez n’a pu se les procurer et vient de s’étrangler en prison. On m’a donné aussi le droit de m’étrangler ou de passer le reste de mes jours au château de Laroche, sur la côte d’Afrique.

J’ai choisi le dernier parti et je me propose de m’échapper dès que je pourrai et de me faire mahométan.

Quant à toi, mon ami, tu vas avoir la question extraordinaire pour te faire avouer des choses dont tu n’as aucune idée : mais ta liaison avec Mme Santarez fait supposer que tu es instruit et complice de son père.

» Qu’on se représente un homme dont le corps et l’âme étaient également amollis dans la volupté ; et cet homme menacé des horreurs d’un supplice cruellement prolongé.

Je crus déjà ressentir les douleurs de la torture, mes cheveux se dressèrent sur ma tête ; le frisson de la terreur pénétra mes membres ; ils n’obéirent plus à ma volonté, mais aux mouvements soudains d’impulsions convulsives.

» Un geôlier entra dans la prison et vint chercher Sparadoz. Celui-ci, en s’en allant, me jeta un poignard ; je n’eus pas la force de le saisir, encore moins aurais-je eu celle de me poignarder. Mon désespoir était de telle nature que la mort elle-même ne pouvait me rassurer.

» – Ô Belial, m’écriai-je, Belial, je sais bien qui tu es, et pourtant je t’invoque !

» – Me voici, s’écria l’esprit immonde ; prends ce poignard ; fais couler ton sang et signe le papier que je te présente.

» – Ah ! mon bon ange, m’écriai-je alors, m’avez-vous tout à fait abandonné ?

» – Tu l’invoques trop tard, s’écria Satan, grinçant les dents et vomissant la flamme.

» En même temps, il imprima sa griffe sur mon front.

J’y sentis une douleur cuisante et je m’évanouis, ou plutôt je tombai en extase. Une lumière soudaine éclaira la prison ; un chérubin, aux ailes brillantes, me présenta un miroir et me dit :

» – Vois sur ton front le Thau renversé ; c’est le signe de réprobation ; tu le verras à d’autres pécheurs, tu en ramèneras douze dans la voie du salut et tu y rentreras toi-même : prends cet habit de pèlerin et suis-moi.

» Je me réveillai, ou je crus me réveiller : et réellement je n’étais plus dans la prison, mais sur le grand chemin qui va en Galice ; j’étais vêtu en pèlerin.

» Bientôt après, une troupe de pèlerins vint à passer.

Ils allaient à Saint-Jacques-de-Compostelle : je me joignis à eux, et je fis le tour de tous les lieux saints de l’Espagne. Je voulais passer en Italie et visiter Lorette.

J’étais dans les Asturies, je pris ma route par Madrid.

Arrivé dans cette ville, j’allai au Prado et je cherchai la maison de Mme Santarez. Je ne pus la retrouver, bien que je reconnusse toutes celles du voisinage. Ces fascinations me prouvèrent que j’étais encore sous la puissance de Satan. Je n’osai pousser plus loin mes recherches.

» Je visitai quelques églises, puis j’allai au Buen-Retiro. Ce jardin était absolument désert. Je n’y vis qu’un seul homme, assis sur un banc. La grande croix de Malte, brodée sur son manteau, me prouva qu’il était un des principaux membres de l’ordre. Il paraissait rêveur, et même comme immobile, à force d’être plongé dans sa rêverie.

» En l’approchant de plus près, il me parut voir sous ses pieds un abîme dans lequel sa figure se peignait renversée comme dans l’eau ; mais, ici, l’abîme paraissait rempli de feu.

» Lorsque j’approchai davantage, l’illusion n’eut plus lieu ; mais, en observant cet homme, je vis qu’il avait au front le Thau renversé, ce signe de réprobation que le chérubin m’avait fait voir dans le miroir, sur mon propre front.

» Il me fut aisé de comprendre que je voyais un des douze pécheurs qui devaient être par moi ramenés dans la voie du salut. Je cherchai à gagner la confiance de celui-ci : je l’obtins, lorsqu’il fut convaincu que mon motif n’était point une vaine curiosité. Il était nécessaire qu’il me fît son histoire. Je la lui demandai, et il la commença en ces termes :

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