HISTOIRE DE ZOTO

— Je suis né dans la ville de Bénévent, capitale du duché de ce nom. Mon père, qui s’appelait Zoto comme moi, était un armurier, habile dans sa profession. Mais comme il y en avait deux autres dans la ville, qui avaient même plus de réputation, son état ne suffisait qu’à peine à l’entretenir avec sa femme et ses trois enfants, à savoir mes deux frères et moi.

» Trois ans après que mon père se fut marié, une sœur cadette de ma mère épousa un marchand d’huile, appelé Lunardo, qui lui donna pour présent de noces des boucles d’oreilles en or, avec une chaîne du même métal à mettre autour du cou. Ma mère, en revenant de la noce, parut plongée dans une sombre mélancolie. Son mari voulut en savoir le motif ; elle se défendit longtemps de le lui dire, enfin elle avoua qu’elle se mourait d’envie d’avoir des pendants d’oreilles et un collier comme sa sœur. Mon père ne répondit rien. Il avait un fusil de chasse du plus beau travail, avec les pistolets de même façon, ainsi que le couteau de chasse. Le fusil tirait quatre coups sans être rechargé. Mon père y avait travaillé quatre ans. Il l’estimait trois cents onces d’or de Naples. Il alla chez un amateur, vendit toute la garniture pour quatre-vingts onces. Puis il alla acheter des bijoux tels que sa femme en avait désiré et les lui apporta. Ma mère alla dès le même jour les montrer à la femme de Lunardo, et même ses boucles d’oreilles furent trouvées un peu plus riches que celles de sa sœur, ce qui lui fit un extrême plaisir.

» Mais, huit jour après, la femme de Lunardo vint chez ma mère pour lui rendre sa visite. Elle avait les cheveux tressés tournés en limaçon et rattachés par une aiguille d’or, dont la tête était une rose de filigrane, enrichie d’un petit rubis. Cette rose d’or enfonça une cruelle épine dans le cœur de ma mère. Elle retomba dans sa mélancolie et n’en sortit que lorsque mon père lui eut promis une aiguille pareille à celle de sa sœur.

Cependant, comme mon père n’avait ni argent ni moyen de s’en procurer, et qu’une pareille aiguille coûtait quarante-cinq onces, il devint bientôt aussi mélancolique que ma mère l’avait été quelques jours auparavant.

» Sur ces entrefaites, mon père reçut la visite d’un brave du pays, appelé Grillo Monaldi, qui vint chez lui pour faire nettoyer ses pistolets. Monaldi, s’apercevant de la tristesse de mon père, lui en demanda la raison, et mon père ne la lui cacha point. Monaldi, après un moment de réflexion, lui parla en ces termes :

» – Monsieur Zoto, je vous suis plus redevable que vous ne le pensez. L’autre jour, on a, par hasard, trouvé mon poignard dans le corps d’un homme assassiné sur le chemin de Naples. La justice a fait porter ce poignard chez tous les armuriers, et vous avez généreusement attesté que vous ne le connaissiez point. Cependant, c’était une arme que vous aviez faite et vendue à moi-même. Si vous eussiez dit la vérité, vous pouviez me causer quelque embarras. Voici donc les quarante-cinq onces dont vous avez besoin, et, de plus, ma bourse vous sera toujours ouverte.

» Mon père accepta avec reconnaissance, alla acheter une aiguille d’or, enrichie d’un rubis, et la porta à ma mère, qui ne manqua pas, dès le jour même, de s’en parer aux yeux de son orgueilleuse sœur.

» Ma mère, de retour chez elle, ne douta point de revoir Mme Lunardo ornée de quelque nouveau bijou.

Mais celle-ci formait bien d’autres projets. Elle voulait aller à l’église suivie d’un laquais de louage en livrée, et elle en avait fait la proposition à son mari. Lunardo, qui était très avare, avait bien consenti à faire l’acquisition de quelque morceau d’or qui, au fond, lui semblait aussi en sûreté sur la tête de sa femme que dans sa propre cassette. Mais il n’en fut pas de même lorsqu’on lui proposa de donner une once d’or à un drôle, seulement pour se tenir une demi-heure derrière le banc de sa femme. Cependant, les persécutions de Mme Lunardo furent si violentes et si souvent répétées, qu’il se détermina enfin à la suivre lui-même en habit de livrée.

Mme Lunardo trouva que son mari était, pour cet emploi, aussi bon qu’un autre et, dès le dimanche suivant, elle voulut paraître à la paroisse suivie de ce laquais d’espèce nouvelle. Les voisins rirent un peu de cette mascarade, mais ma tante n’attribua leurs plaisanteries qu’à l’envie qui les dévorait.

» Lorsqu’elle fut proche de l’église, les mendiants firent une grande huée et lui crièrent dans leur jargon :

» – Mira Lunardu che ja lu criadu de sua mugiera.

» Cependant, comme les gueux ne poussent la hardiesse que jusqu’à un certain point, Mme Lunardo entra librement dans l’église, où on lui rendit toutes sortes d’honneurs. On lui présenta l’eau bénite et on la plaça dans un banc, tandis que ma mère était debout et confondue avec les femmes de la dernière classe du peuple.

» Ma mère, de retour au logis, prit aussitôt un habit bleu de mon père et se mit à en orner les manches d’un reste de bandoulière jaune qui avait appartenu à la giberne d’un miquelet. Mon père, surpris, demanda ce qu’elle faisait. Ma mère lui raconta toute l’histoire de sa sœur, et comme son mari avait eu la complaisance de la suivre en habit de livrée. Mon père l’assura qu’il n’aurait jamais cette complaisance. Mais, le dimanche suivant, il donna une once d’or à un laquais de louage, qui suivit ma mère à l’église, où elle joua un rôle encore plus beau que Mme Lunardo n’avait fait le dimanche précédent.

» Ce même jour, tout de suite après la messe, Monaldi vint chez mon père et lui tint ce discours :

» – Mon cher Zoto, je suis informé de la rivalité d’extravagances qui existe entre votre femme et sa sœur. Si vous n’y remédiez, vous serez malheureux toute votre vie. Vous n’avez donc que deux partis à prendre : l’un de corriger votre femme, l’autre d’embrasser un état qui vous mette à même de satisfaire son goût de la dépense. Si vous prenez le premier parti, je vous offre une baguette de coudrier, dont je me suis servi avec ma défunte femme tant qu’elle a vécu. On a d’autres baguettes de coudrier qu’on prend par les deux bouts, elles tournent dans la main et servent à découvrir les sources ou même les trésors. Cette baguette-ci n’a point les mêmes propriétés. Mais si vous la prenez par un bout et que vous appliquiez l’autre sur les épaules de votre épouse, je vous assure que vous la corrigerez aisément de tous ses caprices.

» Si, au contraire, vous prenez le parti de satisfaire à toutes les fantaisies de votre femme, je vous offre l’amitié des plus braves gens de toute l’Italie. Ils se rassemblent volontiers à Bénévent, parce que c’est une ville frontière. Je pense que vous m’entendez, ainsi faites vos réflexions.

» Après avoir ainsi parlé, Monaldi laissa sa baguette de coudrier sur l’établi de mon père et s’en alla.

» Pendant ce temps-là, ma mère était allée après la messe montrer son laquais de louage au Corso et chez quelques-unes de ses amies. Enfin, elle rentra toute triomphante, mais mon père la reçut tout autrement qu’elle ne s’y attendait. De sa main gauche, il saisit son bras gauche et, prenant la baguette de coudrier de la main droite, il commença de mettre à exécution les conseils de Monaldi. Sa femme s’évanouit. Mon père maudit la baguette, demanda pardon, l’obtint et la paix se trouva rétablie.

» Quelques jours après, mon père alla trouver Monaldi pour lui dire que le bois de coudrier n’avait point fait un bon effet, et qu’il se recommandait aux braves dont il lui avait parlé. Monaldi lui répondit :

» – Monsieur Zoto, il est assez surprenant que, n’ayant pas le cœur d’infliger la moindre punition à votre femme, vous ayez celui d’attendre les gens au coin d’un bois. Cependant tout cela est possible, et le cœur humain recèle bien d’autres contradictions. Je veux bien vous présenter à mes amis, mais il faut auparavant que vous ayez commis au moins un assassinat.

Tous les soirs, lorsque vous aurez fini votre ouvrage, prenez une épée de longueur, mettez un poignard à votre ceinture, et promenez-vous d’un air un peu fier vers le portail de la Madone, peut-être quelqu’un viendra-t-il vous employer. Adieu. Puisse le ciel bénir vos entreprises.

» Mon père fit ce que Monaldi lui avait conseillé et, bientôt, il s’aperçut que divers cavaliers de sa trempe et les sbires le saluaient d’un air d’intelligence. Au bout de quinze jours de cet exercice, mon père fut, un soir, accosté par un homme bien mis, qui lui dit :

» – Monsieur Zoto, voici cent onces que je vous donne.

Dans une demi-heure, vous verrez passer deux jeunes gens qui auront des plumes blanches à leurs chapeaux. Vous vous approcherez d’eux, avec l’air de vouloir leur faire une confidence et vous direz à mi-voix : « Qui de vous est le marquis Feltri ? » L’un d’eux dira : « C’est moi. » Vous lui donnerez un coup de poignard dans le cœur. L’autre jeune homme, qui est un lâche, s’enfuira. Alors vous achèverez Feltri. Lorsque le coup sera fait, n’allez pas vous réfugier dans une église. Retournez tranquillement chez vous, et je vous suivrai de près.

» Mon père suivit ponctuellement les instructions qu’on lui avait données et, lorsqu’il fut de retour chez lui, il vit arriver l’inconnu dont il avait servi le ressentiment. Celui-ci lui dit :

» – Monsieur Zoto, je suis très sensible à ce que vous avez fait pour moi. Voici encore une bourse de cent onces, que je vous prie d’accepter, et en voici encore une autre de même valeur que vous présenterez au premier homme de justice qui viendra chez vous.

» Après avoir ainsi parlé, l’inconnu se retira.

» Bientôt après, le chef des sbires se présenta chez mon père, qui lui donna aussitôt les cent onces destinées à la justice, et celui-ci invita mon père à venir faire chez lui un souper d’amis. Ils se rendirent à un logement adossé à la prison publique, et ils y trouvèrent pour convives le Barigel et le confesseur des prisonniers. Mon père était un peu ému, et ainsi qu’on l’est d’ordinaire après un premier assassinat. L’ecclésiastique remarquant son trouble lui dit :

» – Monsieur Zoto, point de tristesse. Les messes de la cathédrale sont à douze taris la pièce. On dit que le marquis Feltri a été assassiné. Faites dire une vingtaine de messes pour le repos de son âme, et l’on vous donnera par-dessus le marché une absolution générale.

» Après cela, il ne fut plus question de ce qui s’était passé, et le souper fut assez gai.

» Le lendemain, Monaldi vint chez mon père et lui fit compliment sur la manière dont il s’était montré. Mon père voulut lui rendre les quarante-cinq onces qu’il en avait reçues, mais Monaldi lui dit :

» – Zoto, vous offensez ma délicatesse Si vous me reparlez encore de cet argent, je croirai que vous me reprochez de n’en avoir pas fait assez. Ma bourse est à votre service et mon amitié vous est acquise. Je ne vous cacherai plus que je suis moi-même le chef de la troupe dont je vous ai parlé. Elle est composée de gens d’honneur et d’une exacte probité. Si vous voulez en être, dites que vous allez à Brescia pour y acheter des canons de fusils, et venez nous joindre à Capoue Logez-vous à la Croce d’oro, et ne vous embarrassez pas du reste.

» Mon père partit au bout de trois jours et fit une campagne aussi honorable que lucrative.

» Quoique le climat de Bénévent soit très doux, mon père, qui n’était pas encore fait au métier, ne voulut pas travailler dans la mauvaise saison. Il passa son quartier d’hiver dans le sein de sa famille, et son épouse eut un laquais le dimanche, des agrafes d’or à son corset noir, et un crochet d’or où pendaient ses clefs.

» Vers le printemps, il arriva que mon père fut appelé dans la rue par un domestique inconnu, qui lui dit de le suivre à la porte de la ville. Là, il trouva un seigneur d’un certain âge et quatre hommes à cheval. Le seigneur lui dit :

» – Monsieur Zoto, voici une bourse de cinquante sequins. Je vous prie de vouloir bien me suivre dans un château voisin, et de permettre que l’on vous bande les yeux.

» Mon père consentit à tout et, après une assez longue traite et plusieurs détours, ils arrivèrent au château du vieux seigneur. On le fit monter et on lui ôta son bandeau. Alors il vit une femme masquée, attachée dans un fauteuil, et ayant un bâillon dans la bouche. Le vieux seigneur lui dit :

» –Monsieur Zoto, voici encore cent sequins. Ayez la complaisance de poignarder ma femme.

» Mais mon père répondit :

» – Monsieur, vous vous êtes mépris sur mon compte. J’attends les gens au coin d’une rue ou je les attaque dans un bois, ainsi qu’il convient à un homme d’honneur, mais je ne me charge point de l’office d’un bourreau.

» Après avoir ainsi parlé, mon père jeta les deux bourses aux pieds du vindicatif époux. Celui-ci n’insista pas davantage, fit encore bander les yeux à mon père, et ordonna à ses gens de le conduire aux portes de la ville.

Cette action noble et généreuse fit beaucoup d’honneur à mon père, mais ensuite il en fit une autre, qui fut encore plus généralement approuvée.

» Il y avait, à Bénévent, deux hommes de qualité, dont l’un s’appelait le comte Montalto et l’autre le marquis Serra. Le comte Montalto fit appeler mon père et lui promit cinq cents sequins pour assassiner Serra. Mon père s’en chargea, mais il demanda du temps, parce qu’il savait que le marquis était fort sur ses gardes.

» Deux jours après, le marquis Serra fit appeler mon père, dans un lieu écarté, et lui dit :

» – Zoto, voici une bourse de cinq cents sequins.

Elle est à vous, donnez-moi votre parole d’honneur de poignarder Montalto.

» Mon père prit la bourse et lui dit :

» – Monsieur le marquis, je vous donne ma parole d’honneur de tuer Montalto. Mais il faut que je vous avoue que je lui ai aussi donné parole de vous faire périr.

» Le marquis dit en riant :

» – J’espère bien que vous ne le ferez pas.

» Mon père répondit très sérieusement :

» – Pardonnez-moi, monsieur le marquis, je l’ai promis et je le ferai.

» Le marquis sauta en arrière et tira son épée. Mais mon père tira un pistolet de sa ceinture et cassa la tête au marquis. Ensuite il se rendit chez Montalto et lui annonça que son ennemi n’était plus. Le comte l’embrassa et lui remit les cinq cents sequins. Alors mon père avoua, d’un air un peu confus, que le marquis, avant de mourir, lui avait donné cinq cents sequins pour l’assassiner. Le comte dit qu’il était charmé d’avoir prévenu son ennemi.

» – Monsieur le comte, lui répondit mon père, cela ne vous servira de rien, car j’ai donné ma parole.

« En même temps, il lui donna un coup de poignard.

Le comte, en tombant, poussa un cri qui attira ses domestiques. Mon père se débarrassa d’eux à coups de poignard et gagna les montagnes, où il trouva la troupe de Monaldi. Tous les braves qui la composaient vantèrent à l’envi un attachement aussi religieux à sa parole.

Je vous assure que ce trait est encore, pour ainsi dire, dans la bouche de tout le monde et que, pendant longtemps, on en parlera dans Bénévent. »

Comme Zoto en était à cet endroit de l’histoire de son père, un de ses frères vint lui dire qu’on demandait des ordres au sujet de l’embarquement. Il nous quitta donc, en nous demandant la permission de reprendre le lendemain le fil de son récit. Mais ce qu’il avait dit me donnait beaucoup à penser. Il n’avait cessé de vanter l’honneur, la délicatesse, l’exacte probité de gens à qui l’on aurait fait grâce de les pendre. L’abus de ces mots, dont il se servait avec tant de confiance, brouillait toutes mes idées.

Émina, s’apercevant de ma rêverie, m’en demanda le sujet. Je lui répondis que l’histoire du père de Zoto me rappelait ce que j’avais entendu dire, il y avait deux jours, à un certain ermite, à savoir qu’il y avait pour les vertus des bases plus sûres que le point d’honneur.

Émina me répondit :

— Mon cher Alphonse, respectez cet ermite, et croyez ce qu’il vous dit. Vous le retrouverez plus d’une fois dans le cours de votre vie.

Puis les deux sœurs se levèrent et se retirèrent avec les négresses dans l’intérieur de l’appartement, c’est-à-dire dans la partie du souterrain qui leur était destinée.

Elles revinrent pour le souper, et puis chacun s’alla coucher.

Mais, lorsque tout fut tranquille dans la caverne, je vis entrer Émina, tenant, comme Psyché, une lampe d’une main et conduisant de l’autre sa petite sœur, qui était plus jolie que l’amour. Mon lit était fait de façon qu’elles purent s’y asseoir toutes les deux. Puis Émina me dit :

— Cher Alphonse, je t’ai dit que nous étions à toi.

Que le grand cheik nous le pardonne si nous prévenons un peu sa permission.

Je lui répondis :

— Belle Émina, pardonnez-moi vous-même. Si c’est encore là une épreuve où vous mettiez ma vertu, j’ai peur qu’elle ne s’en tire pas trop bien.

— L’on y a pourvu, répondit la belle Africaine et, mettant ma main sur sa hanche, elle me fit sentir une ceinture, qui n’était point celle de Vénus, bien qu’elle tînt à l’art et au génie de l’époux de cette déesse. La ceinture était fermée par un cadenas dont la clef n’était pas au pouvoir de mes cousines, ou du moins elles me l’assurèrent.

Le centre de toute pruderie ainsi mis à couvert, l’on ne songea point à m’en disputer les surfaces. Zibeddé se rappela le rôle d’amante qu’elle avait autrefois étudié avec sa sœur. Celle-ci voyait dans mes bras l’objet de ses feintes amours et livrait ses sens à cette douce contemplation La cadette, souple, vive, brûlante, dévorait par le tact et pénétrait par ses caresses. Nos moments furent encore emplis par je ne sais quoi, – par des projets sur lesquels on ne s’expliquait pas, par tout ce doux babil de jeunes gens qui sont entre le souvenir récent et l’espoir d’un bonheur prochain.

Enfin le sommeil vint appesantir les belles paupières de mes cousines, et elles se retirèrent dans leur appartement. Lorsque je me trouvai seul, je pensai qu’il me serait bien désagréable de me réveiller encore sous le gibet. Je ne fis que rire de cette idée, mais néanmoins elle m’occupa jusqu’au moment où je m’endormis.

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