EXTRAIT DE LA PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION (1958)
Le principe qui veut qu’on choisisse pour établir un texte la dernière édition publiée du vivant de l’auteur aurait dû m’incliner à suivre pour celle-ci les Dix Journées de la vie d’Alphonse van Worden (1814). Dans le cas précis, des motifs très sérieux m’en dissuadaient. Le texte de Saint-Pétersbourg est supérieur à tout point de vue : il est plus correct et plus complet. De nombreuses bévues discréditent en effet la version parisienne, où, d’autre part, les intermèdes sensuels, si caractéristiques de l’œuvre, disparaissent presque complètement. Aussi ai-je reproduit l’édition de 1804-1805, complétée par l’Histoire de Rébecca, qui termine le texte publié par Gide fils en 1814. De cette manière, je pense procurer, dans sa version intégrale et authentique, toute la première partie de l’ouvrage13.
Cette partie correspond franchement à l’inspiration la plus fantastique du recueil. Avadoro est plus picaresque que surnaturel. Ce n’est que par un artifice de distribution, sinon de simple mise en page, qu’y figure l’Histoire de Giulio Romati et de la Princesse de Mont-Salerne14. Ce récit s’apparente pour le thème et l’atmosphère au cycle des deux sœurs diaboliques, et il était parfaitement à sa place dans la version primitive de Saint-Pétersbourg, ensuite répartie pour les besoins de la cause en deux œuvres présentées comme distinctes. L’équivoque constamment maintenue entre la princesse et sa dame d’honneur, qui fait qu’on ne sait jamais s’il s’agit d’une seule personne ou de deux, les splendides servantes que cette créature à la fois simple et double accueille dans ses lits symétriques, interdisent en effet d’apercevoir en cette aventure autre chose qu’une variante des épisodes précédents où les principaux rôles étaient réservés à Émina et à Zibeddé, cousines du héros.
Dans le même esprit, j’ai cru devoir extraire d’Avadoro l’Histoire du terrible pèlerin Hervas. Non seulement elle est avec celle de la princesse de Mont-Salerne le seul récit fantastique d’Avadoro (elle inclut l’Histoire du Commandeur de Toralva), mais les deux sœurs qui accueillent si aimablement le héros sont d’évidents avatars des mêmes succubes. C’est même à cette occasion que se trouvent le plus nettement définies les relations scabreuses de deux jeunes filles « plutôt inspirées par l’émulation que par la jalousie », de leur mère « plus savante et non moins passionnée » et d’un héros comblé et damné à la fois, qui partagent sur le même lit des voluptés concertées.
L’Histoire de Léonore et de la duchesse d’Avila, que je reproduis également, ne comporte aucun élément surnaturel, mais, par le thème, elle appartient clairement à la série précédente. Une femme s’invente une sœur en qui elle se déguise et qu’elle fait épouser à son prétendant, de sorte que celui-ci la connaît sous deux apparences entre lesquelles s’égare sa passion. Il y a là comme une contre-partie inattendue des épisodes accoutumés où les deux sœurs sont l’une et l’autre fort réelles et ont deux corps bien distincts. Cette fois, deux incarnations alternantes d’une personnalité unique finissent par se confondre pour le bonheur d’un amant jusqu’alors divisé. Il m’a paru que la série des variantes où Potocki a obstinément multiplié une situation analogue serait restée incomplète si elle n’avait pas compris cette dernière et inverse possibilité. En outre, par les travestis qu’elle met en scène, par le « surnaturel expliqué » à quoi elle recourt, elle offre une illustration fidèle de l’atmosphère d’Avadoro.
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Le texte. Je dirai enfin quelques mots du texte édité ci-dessous. L’Avertissement ne figure pas dans l’édition de Saint-Pétersbourg. Je le tire de l’édition parisienne de 1814. Pour l’essentiel, je reproduis le texte imprimé à Saint-Pétersbourg en 1804-1805. Je n’ai pas tenu compte des corrections manuscrites de l’exemplaire de la Bibliothèque nationale, sauf pour les erreurs manifestes, typographiques ou autres. J’ai signalé ces dernières par une note en bas de page ou en recourant aux crochets droits.
J’ai maintenu, pour l’essentiel, la graphie de 1804, à cela près que j’ai modernisé l’orthographe et la ponctuation chaque fois qu’il suffisait d’un simple amendement automatique. J’ai cependant poussé le scrupule jusqu’à conserver pour marquer le j espagnol, ainsi dans cortehho (pour cortejo), Anduhhar (pour Andujar) ou fahha (pour faja). Tout de même, pour ne pas trop déconcerter inutilement le lecteur, j’ai écrit bolero à la place de volero et sergente general à la place de serhente heneral. J’ai dû parfois rétablir un mot sauté. Il figure toujours dans le texte entre crochets droits.
J’ai naturellement conservé la distribution des récits entre les Journées comme elle est faite dans la version de 1804. Elle est légèrement différente de celle de 1814.
Dans sa presque totalité, le texte présenté peut passer pour authentique et définitif. Il faut malheureusement faire exception pour les quelques parties empruntées aux éditions parisiennes. Celles-ci comprennent l’Histoire de Rébecca et les récits extraits d’Avadoro.
L’Histoire de Rébecca occupe la fin du tome III des Dix Journées (pp. 72 à 122).
Les récits d’Avadoro occupent dans l’édition parisienne de 1813 les pages suivantes :
— Histoire du terrible Pèlerin Hervas (suivie de celle du Commandeur de Toralva) : tome III, de la page 207 à la fin ; tome IV, de la page 3 à la page 120 (sauf quelques lignes aux pages 69-70, qui marquent une coupure dans le récit).
— Histoire de Léonore et de la Duchesse d’Avila : tome IV, de la page 165 à la fin.
Le texte de 1813 est reproduit sans aucune modification, encore que son autorité ne soit pas absolue, car il a pu subir de la part de l’éditeur le même genre de remaniements que subirent, l’année suivante, les Dix Journées. Ce n’en est pas moins le seul texte actuellement disponible dans l’original français. Je crois devoir le donner en attendant mieux, afin de présenter dès maintenant une image plus complète du fantastique de Potocki. On me pardonnera, je l’espère, cette anticipation : il me semble que l’intérêt de l’œuvre la méritait amplement.
Il me reste à remercier chaleureusement M. St. Wedkiewicz, directeur du Centre polonais de Recherches scientifiques de Paris, qui a eu l’obligeance d’écrire de ma part à M. Leszek Kukulski, et le professeur Kukulski lui-même qui m’a fort aimablement instruit de l’état présent de ses travaux tendant à la reconstitution intégrale du texte original français de Potocki.
J’exprime également ma très vive gratitude à Mme Tatiana Beliaeva, chargée de la Bibliothèque de l’Unesco à Paris, et à M. Barasenkov, directeur de la Gosudarstvennaja Publicnaja Biblioteca imeni Saltukova-Scedrina de Leningrad. C’est grâce à leur compréhension que j’ai pu avoir en communication le volume contenant le jeu complet des feuillets imprimés en 1804-1805 à Pétersbourg. Sans ce texte, la présente édition serait demeurée approximative jusque dans la partie qu’elle propose aujourd’hui au public.
En 1814, les Dix Journées, dernière publication de l’auteur qui devait mourir l’année suivante, se terminaient sur le souhait que le lecteur connût les nouvelles aventures du héros. Je forme le même vœu pour la prochaine et première publication complète d’un ouvrage resté, par l’effet d’une rare conjuration de hasards exceptionnels, aux trois quarts inédit et à peu près totalement inconnu dans la langue où il fut écrit.
Il est temps qu’après une attente d’un siècle et demi cette œuvre trouve dans la littérature française, comme dans la littérature fantastique européenne, la place enviable qu’il lui appartient d’occuper15.
R. C.