DIXIÈME JOURNÉE
Je me réveillai plus matin qu’à l’ordinaire, et j’allai sur la terrasse pour y respirer plus à mon aise, avant que le soleil eût embrasé l’atmosphère. L’air était calme. Le torrent lui-même semblait mugir avec moins de fureur et laissait entendre les concerts des oiseaux.
La paix des éléments passa jusqu’à mon âme,* et je pus réfléchir avec quelque tranquillité sur ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Cadix. Quelques mots échappés à Don Emmanuel de Sa, gouverneur de cette ville, et que je ne me rappelai qu’alors, me firent juger qu’il entrait aussi dans la mystérieuse existence des Gomélez, et qu’il savait aussi une partie de leur secret.
C’était lui qui m’avait donné mes deux valets, Lopez et Moschito, et je supposai que c’était par son ordre qu’ils m’avaient quitté à l’entrée de la vallée désastreuse de Los Hermanos. Mes cousines m’avaient souvent fait entendre que l’on voulait m’éprouver. Je pensai que l’on m’avait donné à la venta une boisson pour m’endormir et que, pendant mon sommeil, l’on m’avait transporté sous le gibet. Pascheco pouvait être devenu borgne par un tout autre accident que par sa liaison amoureuse avec les deux pendus, et son effroyable histoire pouvait être un conte. L’ermite, cherchant toujours à surprendre mon secret sous les formes de la confession, me paraissait être un agent des Gomélez, qui voulait éprouver ma discrétion*18. Il me parut enfin que je commençais à voir plus clair dans mon histoire, et à l’expliquer sans avoir recours aux êtres surnaturels, lorsque j’entendis au loin une musique fort gaie dont les sons semblaient tourner la montagne. Ils devinrent bientôt plus distincts, et j’aperçus une troupe joyeuse de Bohémiens qui s’avançaient en cadence, chantant et s’accompagnant de leurs sonahhas et cascareas. Ils établirent leur petit camp volant près de la terrasse et me donnèrent la facilité de remarquer l’air d’élégance répandu sur leurs habits et leur train. Je supposai que c’étaient là ces mêmes Bohémiens voleurs, sous la protection desquels s’était mis l’aubergiste de la Venta de Cardegnas, à ce que m’avait dit l’ermite, mais ils me paraissaient trop galants pour des brigands. Tandis que je les examinais, ils dressaient leurs tentes, mettaient leurs olles sur le feu, suspendaient les berceaux de leurs enfants aux branches des arbres voisins. Et, lorsque tous ces apprêts furent finis, ils se livrèrent de nouveaux aux plaisirs attachés à leur vie vagabonde, dont le plus grand à leurs yeux est la fainéantise.
Le pavillon du chef était distingué des autres non seulement par le bâton à grosse pomme d’argent qui était planté à l’entrée, mais encore parce qu’il était bien conditionné, et même orné d’une riche frange, ce que l’on ne voit pas communément aux tentes des Bohémiens. Mais quelle ne fut pas ma surprise en voyant le pavillon s’ouvrir et mes deux cousines en sortir, dans cet élégant costume que l’on appelle en Espagne à la Hitana Mahha. Elles s’avancèrent jusqu’au pied de la terrasse, mais sans paraître m’apercevoir. Puis elles appelèrent leurs compagnes, et se mirent à danser ce polio, si connu sur les paroles :
Quando me Paco me azze
Las Palmas para vaylar
Me se puene el corpecito
Como hecho de marzapan, etc.
Si la tendre Émina et la gentille Zibeddé m’avaient fait tourner la tête revêtues de leurs simarres mauresques, elles ne me ravirent pas moins dans ce nouveau costume. Seulement, je leur trouvais un air malin et moqueur qui, véritablement, n’allait pas mal à des diseuses de bonne aventure, mais qui semblait présager qu’elles songeaient à me jouer quelque nouveau tour en se présentant à moi sous cette forme nouvelle et inattendue.
Le château du cabaliste était soigneusement fermé, lui seul en gardait les clefs, et je ne pouvais joindre les Bohémiennes. Mais, en passant par un souterrain qui aboutissait au torrent et était fermé par une grille de fer, je pouvais les considérer de près, et même leur parler, sans être aperçu par les habitants du château. Je me rendis donc à cette porte secrète, où je ne me trouvai séparé des danseuses que par le lit du torrent. Mais ce n’étaient point mes cousines. Elles me parurent même avoir un air assez commun et conforme à leur état.
Honteux de ma méprise, je repris à pas lents le chemin de la terrasse. Lorsque j’y fus, je regardai encore, et je reconnus mes cousines. Elles parurent aussi me reconnaître, firent de grands éclats de rire et se retirèrent dans leurs tentes.
J’étais indigné.
« Oh ! ciel ! me dis-je en moi-même, serait-il possible que ces deux êtres si aimables et si aimants ne fussent que des esprits lutins, accoutumés à se jouer des mortels en prenant toutes sortes de formes, des sorcières peut-être, ou, ce qu’il y aurait de plus exécrable, des vampires à qui le ciel aurait permis d’animer les corps hideux des pendus de la vallée ? »
Il me semblait bien que tout ceci pouvait s’expliquer naturellement, mais maintenant je ne sais plus qu’en croire.
Tout en faisant ces réflexions, je rentrai dans la bibliothèque, où je trouvai sur la table un gros volume, écrit en caractères gothiques, dont le titre était : Relations curieuses de Hapelius. Le volume était ouvert, et la page paraissait avoir été pliée à dessein sur le commencement d’un chapitre, où je lus l’histoire suivante :