III
HISTOIRE DE LÉONORE
ET DE LA DUCHESSE D’AVILA
» Le chevalier de Tolède, devenu grand bailli et sous-prieur de Castille, quitta Malte, revêtu de ses nouveaux honneurs, et m’engagea à faire avec lui le tour de l’Italie ; j’y consentis de grand cœur. Nous nous embarquâmes pour Naples, où nous arrivâmes sans accident.
Nous n’en serions pas aisément partis, si l’aimable Tolède eût été aussi facile à retenir qu’il était aisé à se prendre dans les lacs des belles dames ; mais son art suprême était de quitter les belles, sans même qu’elles eussent le courage de s’en fâcher. Il quitta donc ses amours de Naples pour essayer de nouvelles chaînes, et successivement à Florence, Milan, Venise et Gênes.
Nous n’arrivâmes que l’année suivante à Madrid.
» Tolède, dès le jour de son arrivée, alla faire sa cour au roi ; ensuite il prit le plus beau cheval de l’écurie du duc de Lerme, son frère ; on m’en donna un qui n’était guère moins beau, et nous allâmes nous mêler à la troupe qui caracolait aux portières des dames dans le Prado.
» Un superbe équipage frappa nos regards : c’était un carrosse ouvert, occupé par deux dames en demi-deuil.
Tolède reconnut la fière duchesse d’Avila et s’empressa de lui faire sa cour. L’autre dame se retourna ; il ne la connaissait pas et parut frappé de sa beauté.
» Cette inconnue n’était autre que la belle duchesse de Sidonia, qui venait de quitter sa retraite et de rentrer dans le monde : elle reconnut son ancien prisonnier et mit un doigt sur sa bouche pour me recommander le silence ; ensuite elle tourna ses beaux yeux sur Tolède, qui fit voir, dans les siens, je ne sais quelle expression sérieuse et timide que je ne lui avais vue près d’aucune femme. La duchesse de Sidonia avait déclaré qu’elle ne se remarierait plus, la duchesse d’Avila qu’elle ne se marierait jamais : un chevalier de Malte était précisément ce qu’il fallait pour leur société : elles firent des avances à Tolède, qui s’y prêta de la meilleure grâce du monde. La duchesse de Sidonia, sans faire voir qu’elle me connût, sut me faire agréer de son amie : nous formâmes une sorte de quadrille, qui se retrouvait toujours au milieu du tumulte des fêtes. Tolède, aimé pour la centième fois de sa vie, aimait pour la première.
J’essayai d’offrir un respectueux hommage à la duchesse d’Avila : mais, avant de vous entretenir de mes relations avec cette dame, je dois dire quelques mots sur la situation où elle se trouvait alors.
» Le duc d’Avila, son père, était mort pendant notre séjour à Malte ; la fin d’un ambitieux fait toujours un grand effet parmi les hommes : c’est une grande chute ; ils en sont émus et surpris. À Madrid, on se rappela l’infante Béatrice, son union secrète avec le duc. On reparla d’un fils sur qui reposaient les destinées de cette maison. On s’attendait que le testament du défunt donnerait des éclaircissements : cette attente fut trompée ; le testament n’éclaircit rien. La cour n’en parla plus ; mais l’altière duchesse d’Avila rentra dans le monde, plus hautaine, plus dédaigneuse et plus éloignée du mariage qu’elle ne l’avait jamais été.
» Je suis né très bon gentilhomme ; mais, dans les idées de l’Espagne, aucune sorte d’égalité ne pouvait exister entre la duchesse et moi, et si elle daignait me rapprocher d’elle, ce ne pouvait être que comme un protégé dont elle voulait faire la fortune. Tolède était le chevalier de la douce Sidonia ; j’étais comme l’écuyer de son amie.
» Ce degré de servitude ne me déplaisait point : je pouvais, sans trahir ma passion, voler au-devant des désirs de Béatrice, exécuter ses ordres, enfin me dévouer à toutes ses volontés. Tout en servant ma souveraine, je prenais bien garde qu’aucun mot, aucun regard, aucun soupir ne trahît les sentiments de mon cœur ; la crainte de l’offenser et, plus encore, celle d’être banni d’auprès d’elle me donnaient la force de surmonter ma passion. Pendant le cours de ce doux servage, la duchesse de Sidonia ne manqua point les occasions de me faire valoir auprès de son amie ; mais les faveurs qu’elle obtenait pour moi allaient, tout au plus, à quelque sourire affable qui n’exprimait que la protection.
» Tout cela dura plus d’un an : je voyais la duchesse à l’église, au Prado ; je prenais ses ordres pour la journée, mais je n’allais pas chez elle. Un jour, elle me fit appeler ; elle était entourée de ses femmes et travaillait au métier.
Elle me fit asseoir et, prenant un air altier, elle me dit :
« — Seigneur Avadoro, je ferais peu d’honneur au sang dont je sors si je n’employais le crédit de ma famille à récompenser les respects que vous me rendez tous les jours : mon oncle Sorriente m’en a fait lui-même l’observation et vous offre un brevet de colonel dans le régiment de son nom : lui ferez-vous l’honneur d’accepter ?
Faites-y vos réflexions.
» – Madame, lui répondis-je, j’ai attaché ma fortune à celle de l’aimable Tolède et je ne demande que les emplois qu’il obtiendra pour moi. Quant aux respects que j’ai le bonheur de vous rendre tous les jours, leur plus douce récompense serait la permission de les continuer.
» La duchesse ne répondit point et me donna, par une légère inclination de tête, le signal du départ.
» Huit jours après, je fus encore appelé chez l’altière duchesse ; elle me reçut comme la première fois et me dit :
» – Seigneur Avadoro, je ne puis souffrir que vous vouliez vaincre en générosité les d’Avila, les Sorriente et tous les grands dont le sang coule dans mes veines ; j’ai à vous faire de nouvelles propositions, avantageuses pour votre fortune : un gentilhomme, dont la famille nous est attachée, a fait une grande fortune au Mexique ; il n’a qu’une fille, dont la dot est d’un million…
» Je ne laissai point la duchesse achever sa phrase et, me levant avec quelque indignation, je lui dis :
» – Madame, quoique le sang des d’Avila et des Sorriente ne coule pas dans mes veines, le cœur qu’elles nourrissent est placé trop haut pour qu’un million y puisse atteindre.
» J’allais me retirer, la duchesse me pria de me rasseoir ; ensuite elle ordonna à ses femmes de passer dans l’autre chambre et de laisser la porte ouverte, puis elle me dit :
» – Seigneur Avadoro, il ne me reste plus à vous offrir qu’une seule récompense, et votre zèle pour mes intérêts me fait espérer que vous ne me refuserez pas : c’est de me rendre un service essentiel.
» – En effet, lui répondis-je, le bonheur de vous servir est la seule récompense que je vous demanderai de mes services.
» – Approchez, me dit la duchesse, on pourrait nous entendre de l’autre chambre. Avadoro, vous savez sans doute que mon père a été, en secret, l’époux de l’infante Béatrice, et peut-être vous aura-t-on dit, en grand secret, qu’il en avait eu un fils ; effectivement, mon père en avait fait courir le bruit, mais c’était pour mieux dérouter les courtisans. La vérité est qu’il en avait une fille, et qu’elle vit encore ; on l’a élevée dans un couvent près de Madrid ; mon père, en mourant, m’a révélé le secret de sa naissance, qu’elle ignore elle-même ; il m’a aussi expliqué les projets qu’il avait faits pour elle ; mais sa mort a tout détruit, il serait impossible aujourd’hui de renouer le fil des ambitieuses intrigues qu’il avait ourdies à ce sujet ; l’entière légitimation de ma sœur serait, je crois, impossible à obtenir, et la première démarche que nous ferions entraînerait peut-être l’éternelle réclusion de cette infortunée. J’ai été la voir : Léonore est une bonne fille, simple, gaie, et je me suis senti pour elle une tendresse véritable ; mais l’abbesse a tant dit qu’elle me ressemblait que je n’ai pas osé y retourner. Cependant, je me suis déclarée sa protectrice et j’ai laissé croire qu’elle était un des fruits des innombrables amours que mon père a eues dans sa jeunesse. Depuis peu, la cour a fait prendre dans le couvent des informations qui me donnent de l’inquiétude, et je suis résolue de la faire venir à Madrid.
» J’ai, dans la rue Retrada, une maison de peu d’apparence : j’ai fait louer une maison vis-à-vis ; je vous prie de vous y loger et de veiller sur le dépôt que je vous confie : voici l’adresse de votre nouveau logement, et voici une lettre que vous présenterez à l’abbesse des ursulines del Pegnon ; vous prendrez quatre hommes à cheval et une chaise à deux mules ; une duègne viendra avec ma sœur et restera près d’elle : c’est à elle seule que vous aurez affaire. Vous n’aurez pas les entrées de la maison : la fille de mon père et d’une infante doit avoir au moins une réputation sans tache.
» Après avoir ainsi parlé, la duchesse fit cette légère inclination de tête qui, chez elle, était le signal du départ ; je la quittai donc et j’allai d’abord voir mon nouveau logement. Il était commode et bien garni : j’y laissai deux domestiques affidés, et je gardai le logement que j’avais chez Tolède.
» Je vis aussi la maison de Léonore : j’y trouvai deux femmes destinées à la servir, et un ancien domestique de la maison d’Avila, qui n’avait pas la livrée ; la maison était abondamment et élégamment pourvue de tout ce qui est nécessaire à un ménage bourgeois.
» Le lendemain, je pris quatre hommes à cheval et j’allai au couvent del Pegnon. On m’introduisit au parloir de l’abbesse. Elle lut ma lettre, sourit et soupira :
» – Doux Jésus ! dit-elle, il se commet dans le monde bien des péchés : je me félicite bien de l’avoir quitté.
Par exemple, mon cavalier, la demoiselle que vous venez chercher ressemble à la duchesse d’Avila ; mais elle lui ressemble ; deux images du doux Jésus ne se ressemblent pas davantage. Et qui sont les parents de la demoiselle ?
On n’en sait rien. Le feu duc d’Avila (Dieu puisse avoir son âme)…
» Il est probable que l’abbesse n’eût pas si tôt fini son bavardage, mais je lui représentai que j’étais pressé de remplir ma commission. L’abbesse branla la tête, proféra bien des hélas ! et des doux Jésus, puis elle me dit d’aller parler à la tourière.
» J’y allai : la porte du cloître s’ouvrit ; il en sortit deux dames très exactement voilées ; elles montèrent en voiture sans mot dire ; je me mis à cheval et les suivis en silence. Lorsque nous fûmes près de Madrid, je pris le devant et reçus les dames à la porte de leur maison. Je ne montai point ; j’allai dans mon logement vis-à-vis, d’où je les vis prendre possession du leur.
» Léonore me parut effectivement avoir beaucoup de ressemblance avec la duchesse ; mais elle avait le teint plus blanc, ses cheveux étaient très blonds, et elle paraissait avoir plus d’embonpoint ; c’est ainsi que j’en jugeais de ma fenêtre, mais Léonore ne se tenait pas assez tranquille pour que je pusse bien distinguer ses traits. Peu de temps après, la gouvernante fit mettre les jalousies, les ferma à clef et je ne vis plus rien.
» Dans l’après-dînée, j’allai chez la duchesse et lui rendis compte de ce que j’avais fait.
» – Monsieur Avadoro, me dit-elle, Léonore est destinée au mariage. Dans nos mœurs, vous ne pouvez pas être admis chez elle ; cependant, je dirai à la duègne de laisser ouverte une jalousie du côté où sont vos fenêtres ; mais j’exige que vos jalousies soient fermées.
Vous avez à me rendre compte de ce que fait Léonore.
Il serait peut-être dangereux pour elle de vous connaître, surtout si vous avez pour le mariage l’éloignement que vous m’avez montré l’autre jour.
» – Madame, lui répondis-je, je vous disais seulement que l’intérêt ne me déterminerait pas dans le mariage ; cependant, vous avez raison, je ne compte pas me marier.
» Je quittai la duchesse ; je fus chez Tolède, à qui je ne fis point part de nos secrets, puis j’allai à mon logement de la rue Retrada. Les jalousies de la maison vis-à-vis, et même les fenêtres, étaient ouvertes. Le vieux laquais Androdo jouait de la guitare ; Léonore dansait le bolero avec une vivacité et des grâces que je n’eusse point attendues d’une pensionnaire des carmélites, car elle y avait été élevée et n’était entrée aux ursulines que depuis la mort du duc. Léonore fit mille folies, voulant faire danser sa duègne avec Androdo.
Je ne pouvais assez m’étonner de voir que la sérieuse duchesse d’Avila eût une sœur d’une humeur aussi gaie.
D’ailleurs, la ressemblance était frappante ; j’étais, au fond, très amoureux de la duchesse, et sa vive image ne pouvait manquer de m’intéresser beaucoup : je me laissais aller au plaisir de la contempler, lorsque la duègne ferma la jalousie.
» Le lendemain, j’allai chez la duchesse, je lui rendis compte de ce que j’avais vu. Je ne lui cachai point l’extrême plaisir que m’avaient fait les naïfs amusements de sa sœur. J’osai même attribuer l’excès de mon ravissement à son grand air de famille.
» Comme ceci ressemblait de loin à une espèce de déclaration, la duchesse eut l’air de s’en fâcher : son sérieux s’en accrut.
» – Monsieur Avadoro, me dit-elle, quelle que soit la ressemblance entre les deux sœurs, je vous prie de ne les point confondre dans les éloges que vous voudrez bien en faire ; cependant, venez demain ; j’ai un voyage à faire et je désire vous voir avant mon départ.
» – Madame, lui dis-je, dût votre courroux m’anéantir, vos traits sont empreints dans mon âme comme y serait l’image de quelque divinité : vous êtes trop au-dessus de moi pour que j’ose élever jusqu’à vous une pensée amoureuse ; mais, aujourd’hui, vos traits divins je les retrouve dans une jeune ; personne gaie, franche, simple, naturelle, qui me préservera de vous aimer en elle.
» À mesure que je parlais, la figure de la duchesse devenait plus sévère : je m’attendais à être banni de sa présence. Je ne le fus point ; elle me répéta simplement de revenir le lendemain.
» Je dînai chez Tolède et, le soir, je retournai à mon poste. Les fenêtres de la maison vis-à-vis étaient ouvertes, et je voyais jusqu’au fond de l’appartement.
Léonore, avec de grands éclats de rire, couvrait elle même une table d’une nappe très blanche et de deux simples couverts ; elle était en simple corset, les manches de sa chemise relevées jusqu’aux épaules.
» On ferma les fenêtres et les jalousies ; mais ce que j’avais vu avait fait sur moi une forte impression ; et quel est le jeune homme qui puisse voir de sang-froid l’intérieur d’un jeune ménage !
» Je ne sais trop ce que je balbutiai le lendemain à la duchesse ; elle parut craindre que ce ne fût. une déclaration et, se hâtant de prendre la parole, elle me dit :
» – Seigneur Avadoro, je dois partir, comme je vous l’ai dit hier. Je vais passer quelque temps à mon duché d’Avila : j’ai permis à ma sœur de se promener après le soleil couché, sans trop s’écarter de sa maison : si alors vous voulez l’aborder, la duègne est prévenue et vous laissera causer autant que vous voudrez. Tâchez de connaître l’esprit et le caractère de cette jeune personne : vous m’en rendrez compte à mon retour.
» Ensuite un signe de tête m’avertit de prendre congé.
Il m’en coûta de quitter la duchesse ; j’étais réellement amoureux d’elle : son extrême fierté ne me décourageait pas ; je pensais, au contraire, que, si elle se décidait à prendre un amant, elle le choisirait au-dessous d’elle, ce qui, en Espagne, n’est pas très rare ; enfin quelque chose me disait que la duchesse pourrait m’aimer un jour ; mais je ne sais, en vérité, d’où me venait ce pressentiment ; sûrement sa conduite avec moi ne pouvait y donner lieu.
Je pensai à la duchesse tout ce jour-là ; mais, vers le soir, je recommençai à penser à sa sœur : j’allai dans la rue Retrada. Il faisait un beau clair de lune : je reconnus Léonore et sa duègne, assises sur un banc près de leur porte. La duègne me reconnut aussi, vint au-devant de moi et m’invita à m’asseoir près de sa pupille ; elle-même s’éloigna.
» Après un moment de silence, Léonore me dit :
» – Vous êtes donc ce jeune homme qu’il m’est permis de voir ? Aurez-vous de l’amitié pour moi ?
» Je lui répondis que j’en avais déjà beaucoup.
» – Eh bien ! faites-moi le plaisir de me dire comment je m’appelle.
» – Vous vous appelez Léonore.
» – Ce n’est pas ce que je vous demande ; je dois avoir un autre nom. Je ne suis plus aussi simple que je l’étais aux carmélites : je croyais alors que le monde n’était peuplé que de religieuses et de confesseurs ; mais, à présent, je sais qu’il y a des maris et des femmes qui ne se quittent ni jour ni nuit, et que les enfants portent le nom de leur père : c’est pour cela que je veux savoir mon nom.
» Comme les carmélites, dans quelques couvents surtout, ont une règle très sévère, je ne fus pas surpris de voir que Léonore eût conservé tant d’ignorance jusqu’à l’âge de vingt ans ; je lui répondis que je ne la connaissais que sous le nom de Léonore. Je lui dis ensuite que je l’avais vue danser dans sa chambre et que sûrement elle n’avait pas appris à danser aux carmélites.
» – Non, me répondit-elle, c’est le duc d’Avila qui m’avait mise aux carmélites. Après sa mort, je suis entrée aux ursulines, où une pensionnaire m’apprenait à danser, une autre à chanter ; pour ce qui est de la manière dont les maris vivent avec leurs femmes, toutes les pensionnaires des ursulines m’en ont parlé, et ce n’est point un secret parmi elles. Quant à moi, je voudrais bien avoir un nom et, pour cela, il faudrait me marier.
» Ensuite Léonore me parla de la comédie, des promenades, des combats de taureaux, et témoigna beaucoup de désir de voir toutes ces choses. J’eus encore quelques entretiens avec elle et toujours les soirs. Au bout de huit jours, je reçus de la duchesse une lettre ainsi conçue :
» En vous rapprochant de Léonore, j’espérais qu’elle prendrait de l’inclination pour vous. La duègne m’assure que mes vœux sont accomplis. Si le dévouement que vous avez pour moi est véritable, vous épouserez Léonore ; songez qu’un refus m’offenserait.
» Je répondis en ces termes :
» Madame,
» Mon dévouement pour votre grandeur est le seul sentiment qui puisse occuper mon âme : ceux que l’on doit à une épouse, peut-être, n’y trouveraient plus de place.
Léonore mérite un époux qui ne soit occupé que d’elle.
» Je reçus la réponse suivante :
» Il est inutile de vous le cacher plus longtemps, vous êtes dangereux pour moi, et le refus que vous faites de la main de Léonore m’a donné le plus vif plaisir que j’aie ressenti en ma vie : mais je suis résolue de me vaincre ; je vous donne donc le choix d’épouser Léonore ou d’être à jamais banni de ma présence, peut-être même des Espagnes. Mon crédit à la cour ira bien jusque-là. Ne m’écrivez plus. La duègne est chargée de mes ordres.
» Quelque amoureux que je fusse de la duchesse, tant de hauteur eut le droit de me déplaire : je fus un moment tenté de tout avouer à Tolède et de me mettre sous sa protection ; mais Tolède, toujours amoureux de la duchesse de Sidonia, était très attaché à son amie et ne m’eût pas servi contre elle ; je pris donc le parti de me taire et, le soir, je me mis à la fenêtre pour voir ma future épouse.
» Les fenêtres étaient ouvertes, je voyais jusqu’au fond de la chambre. Léonore était au milieu de quatre femmes, occupées à la parer. Elle avait un habit de satin blanc brodé d’argent, une couronne de fleurs, un collier de diamant. Par-dessus tout cela, on lui mit un voile blanc qui la couvrait de la tête aux pieds.
» Tout ceci me surprenait un peu. Bientôt ma surprise augmenta. On porta une table dans le fond de la chambre, on la para comme un autel. On y mit des bougies, un prêtre parut, accompagné de deux gentilshommes qui paraissaient n’y être que comme témoins ; le marié manquait encore. J’entendis frapper à ma porte. La duègne parut.
» On vous attend, me dit-elle. Penseriez-vous résister aux volontés de la duchesse ?
» Je suivis la duègne. La mariée n’ôta point son voile ; on mit sa main dans la mienne : en un mot, on nous maria.
» Les témoins me firent compliment, ainsi qu’à mon épouse dont ils n’avaient pas vu le visage et se retirèrent.
La duègne nous conduisit à une chambre faiblement éclairée des rayons de la lune et ferma la porte sur nous.
» La manière dont je vécus avec ma femme répondit à ce mariage bizarre. Après le coucher du soleil, sa jalousie s’ouvrait, et je voyais tout l’intérieur de son appartement ; elle ne sortait plus la nuit, et je n’avais pas les moyens de l’aborder. Vers minuit, la duègne venait me chercher et me ramenait chez moi avant le jour.
» Au bout de huit jours, la duchesse revint à Madrid, je la revis avec quelque sorte de confusion : j’avais profané son culte et me le reprochais. Elle, au contraire, me traitait avec une extrême amitié. Sa fierté disparaissait dans le tête-à-tête ; j’étais son frère et son ami.
» Un soir que je rentrais chez moi, comme je fermais ma porte, je me sentis arrêté par la basque de mon habit. Je me retournai et je reconnus Busqueros.
» Ah ! ah ! je vous y prends, me dit-il. Monseigneur de Tolède m’a dit qu’il ne vous voyait plus et que vous aviez des allures dont il n’était pas informé. Je ne lui ai demandé que vingt-quatre heures pour les découvrir et j’y ai réussi. Ah ! çà, mon garçon, tu me dois du respect, car j’ai épousé ta belle-mère.
» Ce peu de mots me rappela combien Busqueros avait contribué à la mort de mon père. Je ne pus m’empêcher de lui montrer de la malveillance et je m’en débarrassai.
» Le lendemain, j’allai chez la duchesse et lui parlai de cette fâcheuse rencontre. Elle en parut très affectée.
» – Busqueros, me dit-elle, est un furet auquel rien n’échappe : il faut soustraire Léonore à sa curiosité.
Dès aujourd’hui, je la fais partir pour Avila. Ne m’en voulez pas, Avadoro, c’est pour assurer votre bonheur.
» – Madame, lui dis-je, l’idée du bonheur semble supposer l’accomplissement des désirs, et je n’ai jamais désiré être l’époux de Léonore. Cependant il est véritable qu’à présent je me suis attaché à elle, et je l’aime tous les jours davantage, si toutefois cette expression m’est permise, car je ne la vois point le jour.
» Le même soir, j’allai à la rue Retrada, mais je n’y trouvai personne : la porte et les volets étaient fermés.
» Quelques jours après, Tolède me fit appeler dans son cabinet et me dit :
» – Avadoro, j’ai parlé de vous au roi. Sa Majesté vous donne une commission pour Naples. Temple, cet aimable Anglais, m’a fait faire des ouvertures ; il désire me voir à Naples, et, si je n’y peux aller, il veut que ce soit vous. Le roi ne juge point à propos que je fasse ce voyage et veut vous y envoyer. Mais, ajouta Tolède, vous ne me paraissez pas trop flatté de ce projet.
» – Je suis très flatté des bontés de Sa Majesté, mais j’ai une protectrice et je ne voudrais rien faire sans son approbation.
» Tolède sourit et me dit :
» – J’ai parlé à la duchesse ; allez la voir ce matin.
» J’y allai. La duchesse me dit :
» – Mon cher Avadoro, vous connaissez la position actuelle de la monarchie espagnole ; le roi est proche de sa fin et avec lui finit la ligne autrichienne ; en des circonstances aussi critiques, tout bon Espagnol doit s’oublier lui-même et, s’il peut servir son pays, il n’en doit pas manquer les occasions. Votre femme est en sûreté ; elle ne vous écrira point. Je lui servirai de secrétaire. Si j’en crois la duègne, je serai dans le cas de vous annoncer bientôt des choses qui vous attacheront encore plus à Léonore.
» En disant ces mots, la duchesse baissa les yeux, rougit, puis elle me fit signe de me retirer.
» Je pris mes instructions chez le ministre. Elles concernaient la politique extérieure et s’étendaient aussi à l’administration du royaume de Naples, qu’on voulait, plus que jamais, rattacher à l’Espagne. Je partis dès le lendemain et fis le voyage avec toute la diligence possible.
» Je mis, à remplir ma commission, le zèle qu’on a pour un premier travail. Mais, dans les intervalles de mes occupations, les souvenirs de Madrid reprenaient un grand empire sur mon âme. La duchesse m’aimait, malgré qu’elle en eût ; elle m’en avait fait l’aveu.
Devenue ma belle-sœur, elle s’était guérie de ce que ce sentiment pouvait avoir de passionné ; mais elle m’avait conservé un attachement dont elle me donnait mille preuves. Léonore, mystérieuse déesse de mes nuits, m’avait, par les mains de l’hymen, offert la coupe des voluptés ; son souvenir régnait sur mes sens autant que sur mon cœur ; mes regrets, pour elle, se tournaient presque en désespoir ; ces deux femmes exceptées, le sexe m’était indifférent.
» Les lettres de la duchesse m’arrivaient dans le pli du ministre. Elles n’étaient point signées et l’écriture en était contrefaite. J’appris ainsi que Léonore avançait dans sa grossesse, mais qu’elle était malade et surtout languissante. Ensuite je sus que j’étais père, et que Léonore avait beaucoup souffert. Les nouvelles qu’on me donnait de sa santé semblaient conçues de manière à en préparer de plus tristes encore.
» Enfin, je vis arriver Tolède au moment ou je m’y attendais le moins. Il se jeta dans mes bras.
» – Je viens, me dit-il, pour les intérêts du roi ; mais ce sont les duchesses qui m’envoient.
» En même temps, il me remit une lettre. Je l’ouvris en tremblant ; j’en pressentis le contenu. La duchesse m’annonçait la fin de Léonore et m’offrait toutes les consolations de la plus tendre amitié.
» Tolède qui, depuis longtemps, avait sur moi le plus grand ascendant, en usa pour rendre le calme à mes esprits. Je n’avais, pour ainsi dire, point connu Léonore ; mais elle était mon épouse, et son idée s’identifiait au souvenir des délices de notre courte union. II me resta de ma douleur beaucoup de mélancolie et d’abattement.
» Tolède prit sur lui le soin des affaires, et, lorsqu’elles furent terminées, nous retournâmes à Madrid. Près des portes de la capitale, il me fit descendre et, prenant des chemins détournés, il me conduisit au cimetière des carmélites : là, il me fit voir une urne de marbre noir ; on lisait sur sa base : Léonore Avadoro. Ce monument fut baigné de mes pleurs ; j’y retournai plusieurs fois avant de voir la duchesse. Elle ne m’en sut point mauvais gré : bien au contraire, la première fois que je la vis, elle me témoigna une affection qui tenait de la tendresse.
Enfin elle me conduisit dans l’intérieur de son appartement et me fit voir un enfant au berceau : mon émotion était à son comble. Je mis un genou en terre ; la duchesse me tendit la main pour me relever. Je la baisai : elle me fit signe de me retirer.
» Le lendemain, je me rendis chez le ministre et, avec lui, chez le roi. Tolède, en m’envoyant à Naples, avait voulu un prétexte de me faire accorder des grâces ; je fus fait chevalier de Calatrava. Cette décoration, sans me mettre au niveau des premiers rangs, m’en rapprochait néanmoins. Je fus, avec Tolède et les deux duchesses, sur un pied qui ne tenait plus en rien de l’infériorité ; d’ailleurs, j’étais leur ouvrage, et ils paraissaient se plaire à me relever.
» Bientôt après, la duchesse d’Avila me chargea de suivre une affaire qu’elle avait au conseil de Castille ; j’y mis le zèle qu’on peut imaginer et une prudence qui ajouta à l’estime que j’avais inspirée à ma protectrice.
Je la voyais tous les jours et toujours plus affectueuse.
Ici commence le merveilleux de mon histoire.
» À mon retour d’Italie, j’avais repris mon logement chez Tolède ; mais la maison que j’avais rue Retrada était restée à ma charge. J’y faisais coucher un domestique appelé Ambrosio. La maison vis-à-vis, qui était celle où je m’étais marié, appartenait à la duchesse. Elle était fermée, et personne ne l’habitait. Un matin, Ambrosio vint me prier de mettre quelqu’un à sa place, surtout quelqu’un de brave, vu qu’après minuit il n’y faisait pas bon, non plus que dans la maison de l’autre côté de la rue.
» Je voulus me faire expliquer de quelle nature étaient les apparitions ; Ambrosio m’avoua que la peur l’avait empêché de rien distinguer. Au surplus, il était décidé à ne plus coucher dans la rue Retrada, ni seul, ni en compagnie. Ces propos piquèrent ma curiosité. Je me décidai à tenter l’aventure dès la même nuit. La maison était restée garnie de quelques meubles. Je m’y transportai après le souper. Je fis coucher un valet dans l’escalier et j’occupai la chambre qui donnait sur la rue et faisait face à l’ancienne maison de Léonore. Je pris quelques tasses de café pour ne point m’endormir et j’entendis sonner minuit. Ambrosio m’avait dit que c’était l’heure du revenant. Pour que rien ne l’effarouchât, j’éteignis ma bougie. Bientôt je vis de la lumière dans la maison vis-à-vis. Elle passa d’une chambre et d’un étage dans l’autre ; les jalousies m’empêchaient de voir d’où provenait cette lumière. Le lendemain, je fis demander, chez la duchesse, les clefs de la maison et je m’y transportai. Je la trouvai entièrement vide et m’assurai qu’elle n’était point habitée. Je décrochai une jalousie à chaque étage et puis j’allai vaquer à mes affaires.
» La nuit suivante, je repris mon poste, et, minuit sonnant, la même lumière se fit voir. Mais, pour le coup, je vis bien d’où elle provenait. Une femme, vêtue de blanc et tenant une lampe, traversa lentement toutes les chambres du premier étage, passa au second et disparut.
La lampe l’éclairait trop faiblement pour que je pusse distinguer ses traits ; mais sa blonde chevelure me fit reconnaître Léonore.
» J’allai voir la duchesse dès qu’il fit jour. Elle n’y était pas ; je me transportai vers mon enfant. Je trouvai, parmi les femmes, du mouvement et de l’inquiétude.
D’abord on ne voulut pas s’expliquer. Enfin la nourrice me dit qu’une femme, toute vêtue de blanc, était entrée la nuit, tenant une lampe à la main, qu’elle avait longtemps regardé l’enfant, l’avait béni et s’était en allée.
» La duchesse rentra. Elle me fit appeler et me dit :
» – J’ai des raisons de désirer que votre enfant ne soit plus ici. J’ai donné des ordres pour qu’on lui prépare la maison de la rue Retrada : il y demeurera avec sa nourrice et la femme qui passe pour être sa mère. Je vous proposerais bien d’y demeurer aussi, mais cela pourrait avoir des inconvénients.
» Je lui répondis que je garderais la maison vis-à-vis et que j’y coucherais quelquefois.
» On se conforma aux vues de la duchesse ; j’eus soin de faire coucher mon enfant dans la chambre qui donnait sur la rue et de ne point faire remettre la jalousie.
» Minuit sonna. Je me mis à la fenêtre. Je vis, dans la chambre vis-à-vis, l’enfant endormi, ainsi que la nourrice. La femme, vêtue de blanc, parut, une lampe à la main. Elle s’approcha du berceau, regarda longtemps l’enfant, le bénit. Puis elle vint à la fenêtre et regarda longtemps de mon côté. Ensuite elle sortit de la chambre, et je vis de la lumière dans l’étage supérieur. Enfin la même femme parut sur le toit, en parcourut légèrement l’arête, passa sur un toit voisin et disparut à mes yeux.
» J’étais confondu, je l’avoue. Je dormis peu et, le lendemain, j’attendis minuit avec impatience. Minuit sonna, je fus à ma fenêtre. Bientôt je vis entrer, non pas la femme blanche, mais une sorte de nain, qui avait le visage bleuâtre, une jambe de bois et une lanterne à la main. Il s’approcha de l’enfant, le regarda attentivement, puis il alla à la fenêtre, s’y assit, les jambes croisées, et se mit à me considérer avec attention. Ensuite il sauta de la fenêtre dans la rue ou, plutôt, il eut l’air de glisser et vint frapper à ma porte. De la fenêtre, je lui demandai qui il était. Au lieu de répondre, il me dit :
» – Juan Avadoro, prends ta cape et ton épée et suis-moi.
» Je fis ce qu’il me disait, je descendis dans la rue et je vis le nain à une vingtaine de pas de moi, clopinant sur sa jambe de bois et me montrant le chemin avec sa lanterne. Après avoir fait une centaine de pas, il prit à gauche et me conduisit dans ce quartier désert qui s’étend entre la rue Retrada et le Mançanarez. Nous passâmes sous une voûte et nous entrâmes dans un patio planté de quelques arbres (on appelle, en Espagne, patio, des cours intérieures où les voitures n’entrent point). Au bout du patio était une petite façade gothique qui paraissait être le portail d’une chapelle. La femme blanche en sortit. Le nain éclaira mon visage avec sa lanterne.
» – C’est lui, s’écria-t-elle, c’est lui-même, mon époux, mon cher époux !
» – Madame, lui dis-je, j’ai cru que vous étiez morte.
» – Je suis vivante !
» Et, effectivement, c’était bien elle. Je la reconnaissais au son de sa voix et, mieux encore, à l’ardeur de ses transports légitimes. Leur vivacité ne me laissa pas le loisir de faire des questions sur ce que notre situation avait de merveilleux : je n’en eus même pas le temps.
Léonore s’échappa de mes bras et se perdit dans l’obscurité. Le nain boiteux m’offrit le secours de sa petite lanterne. Je le suivis à travers des ruines et des quartiers tout à fait déserts. Tout à coup, la lanterne s’éteignit.
Le nain, que je voulus rappeler, ne répondit point à mes cris ; la nuit était tout à fait noire. Je pris le parti de me coucher à terre et d’attendre ainsi le jour. Je m’endormis. Lorsque je m’éveillai, il faisait grand jour. Je me trouvai couché près d’une urne de marbre noir. J’y lus, en lettres d’or : Léonore Avadoro. En un mot, j’étais près du tombeau de ma femme. Je me rappelai alors les événements de la nuit, et je fus troublé de leur souvenir.
Je n’avais, de longtemps, approché du tribunal de la pénitence. J’allai aux Théatins et demandai mon grand-oncle, le père Heronymo : il était malade. Il se présenta un autre confesseur. Je lui demandai s’il était possible que des démons pussent revêtir des formes humaines.
» – Sans doute, me répondit-il, les succubes sont formellement mentionnés dans la Somme de saint Thomas, et c’est un cas réservé. Lorsqu’un homme est longtemps sans participer aux sacrements, les démons prennent sur lui un certain empire. Ils se font voir sous la figure de femmes et induisent en tentation. Si vous croyez, mon fils, avoir rencontré des succubes, ayez recours au grand pénitencier. Hâtez-vous, ne perdez point de temps.
» Je répondis qu’il m’était arrivé une aventure singulière, où j’avais été abusé par des illusions. Je lui demandai la permission d’interrompre ma confession.
» J’allai chez Tolède. Il me dit qu’il me mènerait dîner chez la duchesse d’Avila, et que la duchesse de Sidonia y serait aussi. Il me trouva l’air préoccupé, et m’en demanda le motif. J’étais effectivement rêveur et je ne pouvais fixer mes idées à rien de raisonnable. Je fus encore triste au dîner des duchesses ; mais leur gaieté était si vive, et Tolède y répondait si bien, que je finis par la partager.
» Pendant le dîner, j’avais observé des signes d’intelligence et des rires qui semblaient avoir rapport à moi.
On quitta la table, et notre partie carrée, au lieu d’aller au salon, prit le chemin des appartements intérieurs.
Lorsque nous y fûmes, Tolède ferma la porte à clef et me dit :
» – Illustre chevalier de Calatrava, mettez-vous aux genoux de la duchesse. Elle est votre femme depuis plus d’un an. N’allez pas nous dire que vous vous en doutiez.
Les gens à qui vous raconterez votre histoire la devineront peut-être, mais le grand art est d’empêcher le soupçon de naître, et c’est ce que nous avons fait. À la vérité, les mystères de l’ambitieux d’Avila nous ont bien servis. Il avait véritablement un fils qu’il comptait faire reconnaître. Ce fils est mort, et alors il a exigé de sa fille qu’elle ne se mariât point, afin que les fiefs revinssent aux Sorriente, qui sont une branche des d’Avila. La fierté de notre duchesse lui faisait désirer de n’avoir point de maître. Mais, depuis notre retour de Malte, cette fierté ne savait pas trop où elle en était et courait risque de faire un fameux naufrage. Heureusement pour la duchesse d’Avila, elle a une amie, qui est aussi la vôtre, mon cher Avadoro. Elle lui a fait une pleine confidence, et nous nous sommes concertés sur des intérêts aussi chers. Nous avons alors inventé une Léonore, fille du duc et de l’infante, qui n’était que la duchesse elle-même, coiffée d’une perruque blonde et légèrement fardée. Mais vous n’aviez garde de reconnaître votre fière souveraine dans la naïve pensionnaire des carmélites. J’ai assisté à quelques répétitions de ce rôle, et je vous assure que j’y eusse été trompé comme vous.
» La duchesse, voyant que vous refusiez les plus brillants partis pour le seul désir de lui rester attaché, s’est décidée à vous épouser. Vous êtes mariés devant Dieu et l’Église, mais vous ne l’êtes point devant les hommes, ou du moins vous chercheriez en vain les preuves de votre mariage. Ainsi la duchesse ne manque point aux engagements contractés.
» Vous vous êtes donc mariés, et les suites en ont été que la duchesse a dû passer quelques mois dans ses terres pour se soustraire aux regards des curieux.
Busqueros venait d’arriver à Madrid. Je l’ai mis à votre piste et, sous prétexte de dérouter le furet, nous avons fait partir Léonore pour la campagne. Ensuite il nous a convenu de vous faire partir pour Naples, car nous ne savions plus que vous dire au sujet de Léonore, et la duchesse ne voulait se faire connaître à vous que lorsqu’un gage vivant de votre amour ajouterait à vos droits.
» Ici, mon cher Avadoro, j’implore de vous mon pardon. J’ai plongé le poignard dans votre sein en vous annonçant la mort d’une personne qui n’avait jamais existé. Mais votre sensibilité n’a point été perdue : la duchesse est touchée de voir que vous l’ayez si parfaitement aimée sous deux formes si différentes. Depuis huit jours, elle brûle de se déclarer. Ici, c’est encore moi qui suis le coupable : je me suis obstiné à faire revenir Léonore de l’autre monde. La duchesse a bien voulu faire la femme blanche, mais ce n’est pas elle qui a couru si légèrement sur l’arête du toit voisin ; cette Léonore n’était qu’un petit ramoneur de cheminée.
» Le même drôle est revenu la nuit suivante, habillé en diable boiteux ; il s’est assis sur la fenêtre et s’est glissé dans la rue le long d’une corde attachée à l’avance.
Je ne sais ce qui s’est passé dans le patio de l’ancien couvent des carmélites ; mais ce matin je vous ai fait suivre et j’ai su que vous vous étiez longuement confessé.
Je n’aime point avoir affaire à l’Église, et j’ai craint les suites d’une plaisanterie qu’on pousserait trop loin. Je ne me suis donc plus opposé au désir de la duchesse, et nous avons décidé que la déclaration se ferait aujourd’hui.
» Tel fut à peu près le discours de l’aimable Tolède.
Mais je ne l’écoutais guère : j’étais aux pieds de Béatrice ; une aimable confusion se peignait dans ses traits. Ils exprimaient l’entier aveu de sa défaite. Ma victoire n’avait et n’eut jamais que deux témoins : elle ne m’en fut pas moins chère. »