Sommeil agité. En pointillés. Tu ne peux pas te laisser aller dans la pleine inconscience en ayant une bombe sur le poitrail, je te mets au défi. Moi qui roupille ordinairement sur le ventre, je m’applique à demeurer sur le dos. Et à garder mes bras le long du corps pour ne pas risquer d’arracher le fil, en un geste inconsidéré. Dès que je chavire un tant soit peu, des cauchemars oniriques m’assaillent. L’angoisse est plus vive la nuit que le jour. La paix souveraine de notre pavillon me fait mesurer l’affolant danger que je cours. Misère ! Que ne suis-je resté en compagnie de la môme Isa et de ses snobinards à la con. J’aurais fait le faraud, limé à perdre haleine et pris une indigestion de caviar au lieu d’aller me faire transformer en bombe vivante.
A cinq heures je suis déjà debout. Je m’abstiens de prendre une douche, par prudence. Chaque minute qui s’écoule accroît le danger. On ne règle pas un engin explosif comme une montre, après tout.
Je procède à une toilette des plus sommaires, me rase à la va-vite et j’appelle Mathias chez lui. Je réveille sa bonne femme, la pisse-vinaigre pondeuse qui est en piste pour le Prix Cognacq.
Mon coup de turlu a déclenché une demi-douzaine de ses chiares et j’entends piailler dans la basse-cour.
Furax, elle exclame comme quoi de quel droit on se permet d’appeler les gens à pareille heure.
— Passez-moi votre rouquin, ma belle, au lieu de vous distordre les cordes vocales ! riposté-je ; et sachez qu’on ne choisit pas son heure pour appeler les pompiers !
Mon ton fait chuter le sien.
Elle m’apprend que son partenaire est parti à quatre heures en Vendée pour aller y enterrer le frère de son père. Il a pris la route. Les obsèques doivent avoir lieu dans l’après-midi à Saint-Pourçan-Davaloir.
Mon estomac se flétrit un peu plus. Le rouquemoute absent ! Et moi qui espérais en lui. Il est tellement astucieux, ce grand glandu !
— A quelle heure rentrera-t-il ?
— Demain soir.
— Merci.
Et j’abandonne la mégère sans autres formules de politesse.
Je pourrais adresser un télégramme au Rouillé. Lui enjoindre d’aller prendre un avion Air-Inter quelque part pour rallier Pantruche au plus vite.
Mais, en mettant les choses au mieux, il ne pourrait pas être de retour avant la fin de la journée. Et d’ici là… Hein ? D’ici là !
M’man entre avec un plateau : café, pain grillé, beurre, confiture.
— Je t’ai entendu rentrer, mon Grand. Tu n’auras pas dormi beaucoup…
On s’embrasse. Je voudrais la serrer plus fort contre moi, mais à cause de cette charognerie de bombe…
— Tu as l’air sombre, mon Antoine ?
— Le boulot qui ne va pas comme je le voudrais…
— Tu sais bien que ça s’arrange toujours.
Je m’abstiens de lui répondre que ça s’arrange toujours sauf une fois, et que quand cette fois en question se produira…
Je prends une serviette de bain que je vais accrocher à l’appui de ma fenêtre. Félicie me regarde sans comprendre.
— Surtout ne retire pas ce linge, M’man. Il s’agit d’un signal.
— D’un signal ?
— Des rigolos qui doivent m’appeler. Tout va bien, ici ?
— Très bien, Toinet dort encore. Tu sais que notre petite Espagnole nous quitte : elle va épouser le garçon boucher.
— On cherchera quelqu’un d’autre.
— Est-ce bien la peine ? Maintenant que le gamin va au jardin d’enfants, j’ai beaucoup de temps libre, tu sais…
Un silence. Le tic-tac de ma pendulette, et d’autres bruits venus de l’extérieur. Les bruits du monde qui continue. Qui va aux abîmes sans que cette moisissure d’hommes qui le recouvre en soit consciente.
— Tu étais à Genève, n’est-ce pas ?
— Oui, et figure-toi que j’y ai rencontré Marie-Marie, tout à fait fortuitement. Elle prépare une espèce de thèse sur je ne sais plus quoi : le Bureau du Travail, peut-être bien, ça m’est sorti de l’esprit.
— Comment va-t-elle ?
Bien embarrassé pour lui répondre. Où en est-elle, ma jolie musaraigne ? Que lui est-il arrivé de pas catholique ?
— A propos, fais-je négligemment, figure-toi que je lui ai demandé de m’épouser.
Pour lors, la figure de ma Félicie devient radieuse.
— Non ! c’est vrai ! Quel bonheur !
Je prends ma vieille aux épaules et la regarde bien droit dans l’âme.
— Cette nouvelle te fait-elle vraiment plaisir, M’man ?
— Mais elle me comble, mon Grand. Voilà des années que je prie pour que tu te maries. Les hommes ne sont pas faits pour vieillir auprès de leur mère. A ce petit jeu, tu ne me rattraperas jamais, tu sais, plaisante-t-elle. Et alors, épouser Marie-Marie représente à mes yeux la réussite complète. Cette mignonne n’existe que pour toi, elle t’était destinée en venant au monde, comme jadis, une princesse d’un Etat à un prince d’un autre.
Elle m’embrasse. Paraît sincère dans son allégresse. Et moi, je me dis que j’ai une bombe agrippée à mes côtelettes, et puis que ma fiancée a disparu… Et tout le reste encore ! Merde, faut pas avoir peur des mouches à merde pour parler mariage à cet instant.
— Ce sera pour quand ? questionne ma chère chérie.
— Le plus tôt sera le mieux, Antoine.
— Tu as tellement envie de…
J’allais dire : « de me voir décamper d’ici » ; mais c’eût été trop cruel, trop injuste.
— … de devenir grand-mère ? complété-je.
— Bien sûr, mais j’ai surtout envie de te voir créer un foyer ; ainsi, quand je m’en irai, je le ferai sans arrière-pensée.
Il y a des moments où la joie est bien triste. Je respire l’arôme du café pour tenter de m’accrocher au présent. Et c’est quoi, le présent, le véritable, sinon la seconde où tu renifles une odeur, où un son franchit ton tympan, où une saveur investit tes papilles. Le présent est le temps organique par excellence. Le passé, le futur, c’est l’affaire de l’esprit ; le présent, celle de nos sens.
Pour qu’on ne sombre pas dans les mélancos fatales, M’man dit qu’elle va profiter de ce qu’il est tôt pour mettre sa lessive en route. Je lui ai payé une machine à laver ultra moderne, puisqu’il s’agit d’une « »[12] mais ce qu’elle appelle « le linge fin », à savoir mes chemises, Félicie s’obstine à le laver à la main.
Alors bon, bien, la voilà partie. Je petit-déjeune en tentant de me forger un optimisme, mais j’ai beau chatoyer des méninges, décidément, je fais un blocage, au niveau du thorax, tu parles !
A ma dernière gorgée de caoua, le biniou retentit. Ouf ! Rien que cette manifestation extérieure m’apporte du baume sur la partie malade.
— San-Antonio ! me nommé-je.
La voix délicieuse, mais froide, de Connie Vance retentit.
— Comment vont nos affaires, commissaire ?
— Elles suivent le plan prévu ; j’ai rendez-vous à dix heures et quart.
— Je vous rejoindrai à dix heures dans le café qui fait l’angle de la place Belvache et de la rue du Faubourg Saint-Honoré.
— O.K.
— Et pas de fausse manœuvre, commissaire, sinon vous partiriez en confetti dans l’heure qui suivrait.
— Tout se passera normalement, promets-je.
Nous sommes déjà installés à une table du fond, le Vieux et moi, quand Connie se présente, merveilleuse dans du Sonya Rykiel à dominante de blanc et de bleu. Le Dabuche est solennel comme un texte de loi britannique dans du bleu croisé (chemise blanche amidonnée, cravate bleu marine). Sa rondelle rouge en jette comme le point du drapeau japonais (lequel me fait toujours songer à une nuit de noces sur la banquise).
En apercevant l’arrivante, il oublie la situasse et se dresse, galantin à ne plus pouvoir, la bouche prégobeuse, l’œil en trou de serrure, les doigts avant-trousseurs.
— Mademoiselle, je vous prie, si vous voulez bien…
Elle s’assied (ou s’assoit, si tu as besoin d’une autre rime) avec beaucoup d’aisance. Elle est détendue, parfumée, et semble se rendre à un rendez-vous galant plutôt qu’à une mission périlleuse dans laquelle le sort du monde se trouve plus ou moins impliqué.
— Vous accepterez bien quelque chose ? propose le vioque.
— Un café, dit Connie.
Tout cela très galuchard, très pontesque, tu vois ?
Le Sémillant alerte le garçon.
— Un café !
Puis, à miss Vance :
— Alors, mutine demoiselle, c’est donc à ce frais minois que nous devons toutes ces tracasseries ?
La « mutine demoiselle » renfrogne son frais minois.
— Je ne suis qu’un minuscule maillon de la chaîne, objecte-t-elle.
— Mais quel maillon ! égosille Achille. Jamais joaillier n’en cisela de plus remarquable. Bon, où en sommes-nous ?
Connie ouvre son sac-pochette en cuir bleu. Y prend une enveloppe blanche et me la tend.
— Voici le message que vous devrez lire au Président et à ses ministres.
Je saisis l’enveloppe. Elle est plate. Le texte ne doit figurer que sur un seul feuillet. Je la tâte du doigt sur toute sa superficie. Connie me regarde agir d’un air ironique.
— Il s’agit d’une simple enveloppe contenant une simple feuille, commissaire.
J’opine, mais mire cependant l’enveloppe en l’élevant en direction du tube de néon qui nous surplombe.
Par transparence, le papier n’étant pas très épais, j’aperçois les lignes d’un texte dactylographié.
— Vous ne l’ouvrirez qu’en présence de… ces messieurs, déclare Connie.
Je m’incline.
— C’est la moindre des choses, miss Vance.
Connie jette un calme regard autour d’elle.
— Je suppose que je devrai vous attendre ici ? remarque-t-elle.
— En effet, pourquoi supposez-vous si bien ?
— Pour qui me prenez-vous, mon cher ? Il est clair que tous les consommateurs ici présents sont des flics, mâles et femelles, rassemblés là pour s’assurer de moi ?
— Bravo pour votre perspicacité. Effectivement, il vous est déconseillé de vouloir quitter cette table. Même l’accès des toilettes vous est interdit, j’espère que vous avez pris vos précautions ?
Elle opine et boit quelques gorgées de café avec une grâce qui sent la bonne éducation.
— Soyez gentille, dis-je, allongez discrètement votre bras gauche sur vos genoux.
Elle obtempère. Moi, en artiste, j’extrais une paire de menottes de ma fouille. Clic à son mignon poignet, et clic après l’une des volutes de fonte du guéridon.
— Dans votre position, personne ne peut s’apercevoir de la chose, dis-je.
Achille bêle :
— Croyez bien que nous sommes navrés de devoir prendre ce genre de mesure avec une ravissante personne comme vous…
Connie le rassure :
— Je comprends parfaitement, ne vous excusez pas.
— Afin que nul malotru n’ait la tentation de venir vous importuner, ma chère, nous allons vous adjoindre un compagnon.
J’adresse un mouvement de menton à un vieux zig en train d’écluser un muscadet au rade. Celui-ci s’approche.
— L’officier de police César Pinaud, présenté-je. C’est un homme qui a de la conversation, vous verrez. Et maintenant, je pense qu’il est l’heure, monsieur le directeur.
Le Dabe et moi nous nous levons avec un ensemble parfait, comme on dit souvent.
Connie Vance m’adresse un petit salut de sa main libre.
— Bye bye, dit-elle, vous êtes en train de vivre un moment historique, commissaire.
Par-delà son sourire, on la devine très persuadée de la réalité de ce qu’elle énonce.
Un moment historique !
L’Elysée est à quatre-pas-d’ici-je-te-le-fais-savoir.
— Ne pensez-vous pas que nous devrions prendre connaissance du message, Patron ? murmuré-je en arpentant la cour d’honneur semée de petits graviers.
— Non, mon garçon, ce serait extrêmement incorrect, me bloque le Vioque. Vous vous imaginez, vous présentant devant lui avec une enveloppe ouverte ?
Il pouffe sobrement (oui : il y parvient) à une pareille évocation (sacerdotale).
Un huissier enchaîné, qu’on se demande bien pourquoi, nous accueille. Nous drive dans l’auguste Palais jusqu’à un bureau où nous sommes pris en main par un personnage jeune et grave, mis avec recherche (des recherches qui auraient abouti). Ce dernier me jauge d’une œillée enveloppante, l’air de se dire « Tiens, c’est lui, le fameux Santantonio, il ne casse pas trois pattes à un canard. » Puis il nous prend en charge pour un nouveau cheminement en ces lieux qui ne sont pas d’élection, mais de résultat d’élections.
Une antichambre encore. On se regarde, Achille et moi, impressionnés.
— Ne soyez pas ému, mon garçon, bredouille le Dirlo, du bout de son râtelier en désarrimage. Que diantre, c’est un homme comme vous et moi, après tout !
Mais son timbre est fêlé et ses jambes sont molles, et l’on entend à peine ses paroles.
Dehors, dans le grand parc solitaire et glacé, deux cèdres sont tout à l’heure plantés.
Notre attente est brève. Le secrétaire revient, toujours attentif et silencieux. Il nous fait signe de venir.
Et nous venons.
Côte à côte, vaillamment. Fraternellement unis par la solennité de l’instant.
On passe la porte, on débouche, on les voit.
Lui, avec sa grande taille, son regard qui va directement au plus profond. Vêtu de gris, chemise gris très pâle, cravate vert foncé. Flanqué de son Premier ministre, de ses ministres de l’Intérieur et de l’Injustice, et même d’un autre, mal répertorié, pas très beau, mais c’est pas pour le conserver longtemps.
Le Vieux se détache, avance vers ce groupe prestigieux, le menton en ganache, la tête à ressort, tout flexible soudain, tout onctueux dans sa roideur native. Bizarre de courtisanerie. Interloquant, je trouve. Changé, quoi.
Des mains se tendent. Des formules s’échangent. Le Président me salue avec une courtoisie un peu froide. Il se distancie toujours, le Président. Fossé de Vincennes autour de son augusterie. Par principe. No man’s land nécessaire. Si trop spontané, trop ouvert, investi, tu piges ? Rempart indispensable. Juste des créneaux, tout là-haut, mais l’huile bouillante à dispose. Il n’aime pas les échelles, le Président, les échelles de la familiarité. Il a besoin de donjonner tout seul, sa flamme au bout du mât.
Bon, les Russes vont arriver, mais il restera dans sa tour, dans son chagrin, comme le grand Gaulle.
Y a que les hommes hauts de taille qui peuvent. Les petits se démènent, gesticulent. Napoléon chialait dans le giron britiche après Ouaterlo. Les hommes hauts dédaignent. Ils ont la taille pour assumer leur destin. Bravo. Autour de lui, c’est fretaille et valetin. Ça fait des bulles au lieu de causer.
Lui, impénétrable, protégé par ses centimètres supplémentaires et sa fonction suprême. Il est suprême. Un suprême peut se permettre d’emmerder le reste. Tout lui est tourbière. Il règne.
— Monsieur le commissaire, dit-il, si j’ai pris au sérieux votre demande d’audience, c’est parce que nos services de renseignements m’ont signalé certaines anomalies au plus haut niveau de la politique helvétique.
Un léger temps.
— Vous détenez ce fameux message ?
Je le sors de ma poche.
— Le voici, monsieur le président.
Il s’empare du pli. Tout autre que lui exigerait qu’on le lui décachette. Mais il s’en charge personnellement.
De l’enveloppe éventrée, il tire un feuillet plié en deux. Les deux bords sont maintenus par un morceau de scotch. Deux lignes tapées à la machine sont tracées sur chacune des faces. Le Président lit à mi-voix.
— Attention ! Nous exigeons que ce message soit lu par le commissaire San-Antonio.
Le Chef de l’Etat fait la moue et me rend le feuillet scotché.
— Eh bien, puisque ces gens l’exigent, commissaire.
Je reprends donc la feuille et décolle le morceau de sparadrap qui la maintient pliée en deux. Le texte s’offre enfin à moi.
Il commence par : Monsieur le Président de la République, Messieurs du gouvernement…
Je vais pour attaquer.
Et c’est alors, oui, alors seulement que, dans une fraction de millième de seconde, je pige tout. La vérité m’inonde. Elle est écrite en caractères d’affiche. Elle flamboie.
Oh ! mon Dieu…
Je me mets à trembler, à hoqueter, à… Tout, quoi ! Mes terlocuteurs s’en aperçoivent.
— Mon Dieu, qu’avez-vous, commissaire ! écrie le Premier Ministre.
— Est-ce si grave que cela ? demande le Président d’un ton calme.
Je replie le papier, le presse contre moi.
— Le texte importe peu, monsieur le Président. C’est un de ces mots qui compte, un seul. Je dégrafe ma chemise pour la énième fois.
— Ceci est une bombe qui a été appliquée contre ma poitrine. Elle est probablement commandée par un dispositif à ondes qui doit réagir à certains sons lorsqu’ils se trouvent rassemblés en un mot du message. Si je le lis à voix haute, nous sautons tous. Diabolique ! Diabolique ! Je suis la bombe vivante chargée de vous détruire, vous et vos collaborateurs ! Rendez-vous compte du chaos dans lequel serait plongé le pays à la seconde même !
Et, en termes succincts, je narre mon odyssée.
— San-Antonio, éclate alors le Vieux, vous avez passé sous silence le fait que vous soyez porteur d’explosif. Comment osez-vous vous présenter devant Son Altesse Présidentielle dans cet état ! Au mépris de toute sécurité ! J’exige votre démission immédiate ! Et votre départ de cette pièce plus immédiatement encore !
Sans un mot, je tourne les talons.
— Un instant, commissaire ! fait le Président.
Il vient à moi et récupère le message. Le lit en une regardée hâtive.
— Effectivement, ce texte est parfaitement anodin, dit-il ; si vous voulez mon avis, le mot fatal, c’est celui-ci…
De son magistral index il me désigne les vingt-cinq lettres composant le mot le plus long de la langue française, que j’ose même pas te l’écrire ici de peur de te faire éclater ce polar en pleine poire.