Je viens de dire « destin ». Et je le répète.
Destin !
Hasard, Dieu, fortuité… Des rencontres brutales.
Télescopages d’êtres. « Tiens ! Vous z’ici ! » Et puis un curieux démarrage s’opère, tu franchis un porche mystérieux, auquel tu ne t’attendais pas, que tu n’avais ni prévu ni aperçu.
Voilà, ça s’opère de la manière ci-dessous…
Je traverse le hall de Cointrin. Un balayeur armé d’une pattemouille large comme un drap de lit, et qu’il actionne à l’aide d’une espèce de râteau sans dents, me coupe la route. Je le laisse passer, ma valise à la main. Je continue à me sentir « tout chose ». Ça remonte à ce matin. Une sensation de porte-à-faux. Je pense à côté de mon cerveau, marche à côté de mes lattes, agis à côté de mes projets. Comme si je ne parvenais plus à contrôler ma personne. Note qu’on ne la contrôle jamais vraiment ; on croit, on tente, mais le tenter c’est le vouloir. J’ai une espèce de vagabondage du subconscient. Comme s’il m’avait, non pas quitté, mais délié de cette association occulte grâce à laquelle un homme agit différemment d’un chien. Un sentiment d’orphelinage m’habite, tu comprends ? Non ? Tant pis. Et le balayeur passe en poussant son immense chiftir. Il sifflote « O Sole mio » par le trou de ses dents manquantes.
Qu’alors, au cours de mon temps d’arrêt, un bras se coule sous le mien, tandis qu’une jolie menotte surgit sur mon horizon. Je la reconnais. L’aurais reconnue sans la bague qu’elle porte au petit doigt, et que j’ai achetée à Rio de Janeiro, un jour. C’est une petite topaze (j’adore Pagnol) finement montée sur un anneau d’or très jaune.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? je demande sans me retourner.
— Tu m’avais vue ?
— Non.
— Et tu restes de marbre !
— Un bon flic doit savoir dominer ses réactions, n’importe leur intensité.
Je la regarde enfin, ne pouvant davantage prolonger cette taquinerie idiote. Et j’en prends plein la poire. Dedieu de Dieu, ce qu’elle est belle, Marie-Marie !
Au moins six mois que je ne l’ai vue ! Le temps s’occupe en priorité des jeunes filles, espère ! Il met le paquet avec ces gentilles donzelles ! Leur fait des fleurs, et des très chouettes, alors qu’il se contente de nous râper, nous autres, méthodiquement et de nous taillader la frime à légers coups de canif.
Elle a fait raccourcir ses cheveux, elle porte un tailleur dans les tons parme et tient un imperméable noir, doublé de fourrure, sur le bras. Léger maquillage, juste pour souligner les évidences. Ses yeux rayonnent, ses lèvres brillent, une radiation prodigieuse émane de tout son être.
On s’entre-contemple un moment, désarçonnés par nos retrouvailles.
— Dire qu’il faut s’en remettre au hasard, soupire-t-elle.
J’acquiesce doucement. Il me semble que je viens d’avaler un jeu de dominos sans boire pour faire glisser.
— En somme, tu me fuis ? dit-elle.
— En somme, oui.
— Pourquoi ?
— Parce que si je te voyais souvent je finirais par ne plus te quitter.
— Et cette perspective t’effraie ?
— Beaucoup.
— A cause ?
— Autodéfense, ma poule ! Je redoute les chaînes, et celles du cœur plus que toute autre.
— Parce que ce serait des chaînes, notre union ?
— Fatalement. Le terrible, c’est qu’elles me plairaient, comprends-tu ? J’en raffolerais. Je me les entortillerais autour du cœur et je deviendrais, délibérément, une espèce de momie d’amour.
Elle a un mignon sourire, un peu triste, comme toujours, les fêlures.
— Dans le fond, tu n’es qu’un grand lâche ; comment puis-je être amoureuse de toi, l’artiste ?
— Ça ne t’a pas encore passé ?
— Non. Persiste et signe. Une drôle d’obstinée, hein ? Faut du tempérament pour aimer un grand connard de ton espèce, l’aimer sans espoir. Aux Etats-Unis, on va se faire psychanalyser pour moins que ça !
Et la voici qui éclate de rire.
Tout ça au Cointrin airport, je te le rappelle. Dans le hall du premier, devant l’escalator conduisant à la zone internationale et aux boutiques.
— Qu’est-ce que tu fiches à Genève, ma poule ?
Elle tape du pied.
— Ça y est, le seul mot gentil qui te vienne : ta poule ! T’as jamais réussi à trouver autre chose, toi qui passes pour un champion du verbe. Ce que ça fait glandu, alors ! Ça a un côté vieux tonton !
Sa rogne m’amuse. Elle est toujours identique, spontanée, pétardière.
— Bon, je vais essayer de me corriger de ce travers, ma poule. Mais tu n’as pas répondu à ma question : pourquoi Genève ?
— J’ai besoin d’une forte documentation sur le B.I.T. pour une thèse que je prépare.
— Tu es ici depuis longtemps ?
— Trois jours.
— Béru ne m’a rien dit.
— Parce que je lui ai demandé de ne pas t’en parler.
— Quelle idée !
Elle hausse les épaules. Je dois être plutôt con, dans le fond, sans m’en douter. Je suis là, je roule, j’en installe, mais en réalité mon Q.I. est très médiocre. Son attitude correspond à quelque chose de précis, et moi de me demander ce dont il retourne… Vilain, va ! Pauvre pomme ! Homme, tiens !
— Tu es ici pour combien de temps ?
— La semaine. Peut-être un peu plus.
— Et que fais-tu à l’aéroport ?
— Une de mes deux valises a été paumée à l’enregistrement d’Orly, j’ai déposé une réclamation et je suis venue voir si on avait du nouveau à son sujet. Et toi, tu regagnes Paris ?
— Non.
— Mais…
— J’allais rentrer, mais je renonce.
Son regard s’illumine comme un gâteau d’anniversaire.
— Et pourquoi renonces-tu ?
— Devine !
Je ramasse ma valtoche, lui chope le bras.
— Viens !
— Où donc ?
— A quel hôtel es-tu descendue ?
— Alpes et Jura, près de Plaimpalais.
— Comme moi ! m’écrié-je.
On s’éclate de rire.
Maison de famille, maison de confiance. Ça sent le repassage, le vieux, le ciré. Les pièces sont trop hautes de plafond ; toujours dans les maisons d’autrefois où l’on croyait que c’était du luxe. De vieilles femmes de chambre en blouse bleu clair passent en boitillant plus ou moins sous des charges de linges ou de literie.
Marie-Marie me conduit à la réception.
Une gentille vieille dame pleine de vieux malheurs refroidis et de résignation constamment renouvelée écrit des choses derrière une caisse à moulures.
Sa lampe de bureau, en fausse opaline verte, l’auréole d’une lumière un peu mélancolique aussi.
— Je vous présente mon oncle, madame Lüdi, il voudrait une chambre.
La personne me sourit flou sans trop croire à notre parenté. Elle paraît hésiter car la maison est dite « de confiance ». Je feins de ne pas m’apercevoir de ses doutes et dépose prestement mes fafs devant elle.
— Je suis à Genève pour un congrès des polices, expliqué-je, ce qui la rassure et, à la fois, l’emplit d’une crainte confuse, car onc n’est davantage intimidé par un flic que les honnêtes gens de son espèce.
Marie-Marie se joint à l’escorte qui me drive à ma piaule : Mme Lüdi, un bagagiste chenu en pantalon noir et gilet rayé, plus une femme de chambre octogénaire coltinant des linges de toilette.
— Les fenêtres donnent sur le jardin, annonce l’hôtelière en poussant les volets.
La pièce est immense, aussi intime qu’un local où vont se dérouler les championnats du monde de ping-pong. Le lit de bois est peut-être celui qui servit à Napoléon III durant son séjour en Suisse. La moquette à ramages est élimée. Le mobilier de bois verni contredit le plumard. L’ensemble est aussi folichon qu’un concours de pets dans un goulag. Dans ma hâte, j’allais t’oublier les trois tulipes de verre, maigrichonnes, formant lustre au milieu de cette nécropole.
— J’espère que vous vous plairez ici, fait l’hôtesse.
Je l’assure de ma totale admiration avec un enthousiasme dont je ne te dis que ça.
Quelques largesses au personnel cacochyme et me voici seul avec Marie-Marie.
On entend un ronron d’aspirateur dans l’immeuble. Un moineau s’ébat dans l’arbre dénudé du jardin. Des odeurs de beurre cuit s’échappent de la cuisine et alors, rassemble-toi, l’ami. Ecoute et tiens-toi bien, c’est ici, dans cette vaste pièce sotte et mal fagotée, que ton Santantonio va prononcer la phrase la plus importante de son existence. Parfaitement, à ce moment biscornu, tombé sur lui à l’improviste. Dans la libre Helvétie aux monts hospitaliers. Lui, le trousseur de garces, le flanqueur de gnons, l’impertinent, le démoniaque, bouffeur de culs et d’étoiles ; semeur de merde et d’idées folles ; lui qui traîne la Liberté dans sa tête et qui refuse d’emblée ce que les autres veulent. Le spadassin d’alcôves, l’alpiniste pour monts de Vénus, l’asseneur de quat’ vérités. Franc licheur, tête de buis. Cœur brûlant, haleine fraîche. San-Antonio de par ici et d’ailleurs ; lui qui avance en faisant marcher et qui ne recule que pour prendre son élan. L’Antonio, San A., Sana, ton pote, quoi ! Eh bien lui, eh bien moi, sais-tu ce qu’il dit, sais-tu ce que je dis dans cette triste chambre à cette jolie fille ? Il lui dit, je lui dis, tout de go, sans autoconcertation prélavable (comme dit Béru) :
— Ecoute, Marie-Marie, ça suffit comme ça, y en a marre : je vais t’épouser !
Textuel. Pas un mot de plus, pas une syllabe de moins. Net et sans bavure ! Une muraille vient de s’écrouler, qu’on aurait crue solide.
Est-ce moi qui viens de parler ?
Oui. Dans un élan profond de tout mon être, comme ils écrivent dans leur salmigondis littératerre, les cadémiciens titulaires de bonne chaire (qui est faible) dans les impressionnants baveux où tout ce qu’on écrit peut être retenu contre vous.
« … Y en a marre, je vais t’épouser. »
Marre de quoi, au fait ? De cette attente interminable qui dure depuis son enfance ? Je la revois, fillette espiègle, délurée, plus argotique que moi, plus tonitruante que son oncle (son vrai), le regard malin, les traits mobiles, espèce de musaraigne pas très jolie mais qu’on regardait vivre, fascinés.
Il n’y a pas si longtemps pourtant… Une pincée d’années. Elles ont suffi pour transformer la garnemente en cette jeune fille pas comme les autres que l’on sent farouche sous ses dehors désinvoltes ; et romanesque comme cela ne se fait plus. Vibrante d’un amour qu’elle ne m’a jamais tu, mais au contraire brandi avec défi, la petite peste insolente ! Une pincée d’années pour qu’une souris bavarde devienne cette gracieuse personne encore empêtrée dans sa beauté !
Voilà, j’ai dit.
Et j’en suis épuisé. Oui, je me sens mort de fatigue pour avoir proféré une phrase.
Mais quelle phrase !
Les mots en sont ce qu’ils sont. Faciles, quotidiens. Le tout recèle néanmoins une signification prodigieuse.
Elle reste très droite. Elle a pâli. Son regard semble s’être éteint. Elle sait que c’est du sérieux, du survrai. L’instant qu’elle prévoit depuis l’aube de sa vie. Elle s’était promise à moi. Et bon, ce grand imbécile finit par accepter le magistral présent. Il condescend, l’apôtre ! Il répond enfin oui à la question harcelante qu’elle lui pose depuis bientôt dix piges. Merde, c’est con, c’est un drôle de moment. Un moment pas facile à survivre. Un moment empêtreur. Tout ce qui l’a précédé n’était que préface interminable.
Mais qui vient malgré tout de s’achever. Il était une fois elle et moi.
Maintenant, tout reste à dire. Seulement par quoi commencer ?
— Tu sais, ma poule, par rapport à toi, je commence à être un peu kroum, et…
Elle m’interrompt.
— Ecoute, l’artiste, je veux bien que tu m’épouses, mais je t’en conjure, ne m’appelle plus jamais « ma poule ».
Bon, on débute par le plus facile, tu vois ? On déconne au lieu de causer. C’est nécessaire : la soupape.
— Je te disais que par rapport à toi…
— Par rapport à moi, je t’aime, riposte-t-elle d’un ton d’engueulerie. Et alors tu te prends toutes tes objections, t’en fais un gros paquet et tu le flanques à la poubelle !
Ayant déclaré de la sorte, elle va s’asseoir sur le bord du lit qui dut servir à Badinguet au temps où il faisait ses études à Thoune.
Elle tire sur sa jupe. Tu croirais une grande pensionnaire d’institution religieuse, pendant que ses vieux discutent avec la Mère Supérieure.
Et mézigue, toujours planté près de la lourde qui n’est même pas refermée ! Les odeurs de cuisine se font de plus en plus insistantes et dominent l’odeur de l’enduit pour faire briller. Et ça renifle aussi la fleur fanée dans ma piaule. Comme du foin, tu comprends ? Et dans l’arbre du jardin, ils sont deux piafs à présent qui se lissent les ailes en beuglant des cui-cui à voix de stentor. Et je note que le papier de tapisserie est dans les jaunes décolorés, et que c’est probablement lui qui sent la fleur fanée. D’ailleurs son motif est à fleurs, tu vois !
Bon, faut continuer, je te dis. Trouver une nouvelle démarche, penser autrement, s’adapter à la situasse.
— Tu veux que je parle ? propose Marie-Marie.
J’opine volontiers. C’est du dévouement pur et simple de sa part.
— Bon, bien voilà. Je t’aime trop pour ne pas comprendre où tu en es exactement, côté gamberge. Tout ce qui se précipite dans ta tête, l’artiste. La trouille qui s’empare de toi, bien que tu n’aies pas peur de grand-chose. Je sais pourquoi tu m’as demandée en mariage à cet instant précis et pas à un autre. Il fallait, ça couvait, c’était écrit dans le ciel. Bon, tu as cédé, pas à moi, peut-être même pas à toi non plus, mais à une sorte de circonstance à évolution lente. Je ne te dis pas merci. C’est ainsi.
Elle suit le motif du couvre-lit d’un doigt évasif. Un sourire presque triste lui vient. Marie-Marie respire un grand coup, très copieux. Vaillamment, elle reprend :
— J’ai plusieurs choses graves à te dire. C’est maintenant qu’il faut en parler, l’artiste. Maintenant… Après, on ne pourrait sans doute plus. En tous les cas moins bien. Premièrement, tu m’épouseras quand tu voudras.
— Le plus vite possible, lancé-je.
Elle redresse sa figure heureuse.
— Alors là, je te dis merci, Antoine.
Gestes indécis de l’Antonio. Elle repart :
— Deuxièmement, quand ce sera fait, nous habiterons chez toi. T’es un vieux célibatoche, l’artiste, et plus une plante est grosse, plus elle est difficile à repiquer. Cela dit, ça ne me déplaît pas de crécher avec ta mère, ça fait un bout de temps que je la considère un peu comme la mienne, elle est tellement faite pour être la maman de tous ceux qui en ont besoin d’une !
Je voudrais lui parler, mais va te faire enfler ; je coince de toutes parts !
— Troisièmement…
Là, elle avale sa salive, je sens que ça va être duraille à passer. Certains mots ressemblent à des oursins.
— Troisièmement, répète-t-elle, je connais ta réputation, l’artiste… Je sais qu’il vaut mieux ne pas exiger de toi le… la fidélité ; ça te perturberait en te créant des problèmes moraux. Quand un beau cul passe à ta portée, on dirait que tu viens de choper la maladie de Parkingson…
— Y a pas de « g », je lui murmure, c’est Parkinson, ma poule.
Elle hoche la tête et balbutie :
— Excuse-moi.
Alors là, ce « excuse-moi » pour une connerie, à un instant aussi grave, c’est irrésistible et on éclate de rire.
Et puis, tout à coup, c’est comme s’il n’y avait rien eu, comme si je ne lui avais pas parlé et qu’on se soit retrouvés à Genève fortuitement, comme d’ailleurs c’est le cas. La grosse détente !
— Si on allait bouffer, ma poule ?
Elle se dresse, sans tiquer sur le « ma poule », et sans doute ne l’a-t-elle point entendu.
— Bonne idée, les demandes en mariage, ça creuse. Tu veux que je défasse ta valise avant d’aller grailler ?
— D’accord.
Je la regarde s’activer. Pour voir. Me faire une petite préfiguration de ce que sera la vie après. C’est ma foi charmant. Elle agit d’un air appliqué, déballe mes hardes avec onction, les dispose sur les méchants cintres de l’hôtel en veillant aux faux plis.
On toque à la porte ouverte, c’est la femme de chambre antédiluvienne qui se pointe, toute pendouillante, le râtelier en décarrade, ses bandes à varices un peu lâches, comme les molletières des bons vieux chasseurs alpins.
— Monsieur, glapatouille-t-elle, en faisant avec sa bouche le bruit qu’une autre dame fait avec sa main quand elle s’ablutionne le trésor sur un pur-sang de chez Jacob-Delafon, vous voulez bien descendre : une dame vous demande !
J’écarquille des vasistas.
— Moi !
Que dis-je : mouhaâ ! fais-je plutôt.
— Vous êtes bien le commissaire Satono ?
— Presque.
— Alors, vous !
Mon éberluement n’a d’égal que ma profonde stupeur, comme l’écrivait bellement François Coppée (rative) dans un de ses poèmes les moins dégueulasses.
— C’est ça, la gloire, remarque avec ironie Marie-Marie.
— Quoi, la gloire ?
— On t’a reconnu et vu entrer ici, t’as une autre explication, toi, grand flic malin ?
J’hoche la tronche et dévale l’escadrin. Un jappement fluet et teigneux m’accueille. J’ai la surprise de découvrir, dans un superbe fauteuil d’osier fanfrelucheux, la vieillasse en zibeline qui attendait ses bagages hier soir, son yorkshire blotti entre les deux escalopes qui ont remplacé ses nichons de jadis. Sa membrane à poils me vocifère contre en trémoussant un petit collier à grelots.
Je m’avance vers la personne. Peinte en guerre, ce morninge, Mistress la Dame. Plus de zibeline : de l’extra-con, comme dit Bérurier (mon futur oncle par alliance). Elle s’est maquillée à tâtons car son rose à joues lui descend jusque dans les poils de la barbe. Y a du tremblé dans le rouge à lèvres comme sur les gravures coloriées au pochoir d’autrefois. Néanmoins, ma visiteuse continue de « faire bourgeoise ». Elle me sourit, me présente la main…
Je lui prends trois cent cinquante grammes environ d’os, osselets et cartilages recouverts de peau froide, me penche dessus pour un simulacre de baise-pogne, et virgule à la bisaïeule une souriée de fête.
— Vous ne me connaissez pas… commence-t-elle.
— Je n’ai pas cet honneur, mais si je ne vous connais pas, madame, du moins vous reconnais-je. J’ai eu le privilège de voyager avec vous hier à bord d’un avion Swiss-Air.
Elle a un petit départ de minauderie.
— Quel physionomiste ! Il est vrai que vous êtes policier !
Je me dépose sans me fêler dans le siège voisin. Ce qu’il y a de bien avec les sièges d’osier, c’est qu’ils soulignent tes moindres mouvements. Tu croises les jambes et ça fait comme si tu sciais trois stères de bois sur un chevalet.
— J’ai beau être policier, madame, je reste perplexe quant à votre visite. D’où me connaissez-vous ? Et comment sûtes-vous que j’étais en cet hôtel ?
Elle agite son index ganté, mais bagué par-dessus le chevreau d’un rubis sur canapé de brillants ; style « Ah, je vous ai bien eu, petit polisson ! »
— Un concours de circonstances, annonce-t-elle. Purement fortuites…
— La fortuité est le paprika de la vie, si tant est que l’humour en soit le sel, réponds-je n’importe comment, car c’est pas les paroles, mais la musique qui importe quand tu jactes avec une vieille rombiasse enfourrurée et armée d’un yorkshire à crinière.
Elle gloussaille. Se dégargane en présentant son beau gant droit devant sa bouche en forme de cachet postal.
— Je me trouvais à l’aéroport tout à l’heure. Je pris un taxi. Comme je m’y installais, je vous vis sortir en compagnie d’une ravissante jeune fille. C’est alors que le conducteur de mon taxi vous aperçut de même et déclara : « Tiens, encore ce flic ! » Je vous demande pardon, monsieur, je ne fais que reprendre l’expression de ce garçon.
— Vous êtes toute pardonnée, m’empressé-je.
— L’homme qui est bavard me dit qu’il venait de se livrer avec vous à une équipée rocambolesque sur la route du lac. Il m’apprit de la sorte que vous étiez un policier français. Il précisa même que, d’après ce qu’il avait cru comprendre, vous vous occupiez de cette horrible histoire d’hier. Et il critiquait fort votre initiative, étant, me parut-il, farouchement nationaliste.
— Je le sais, ponctué-je, il me l’a dit de vive voix.
Là-dessus, j’attends la suite, voire la fin de l’histoire.
Elle vient tout doux.
— Nous partîmes. Prîmes la route du Centre. A un carrefour dont le feu était au rouge, vous nous rattrapâtes. Et c’est alors, mon cher monsieur le policier, c’est alors qu’il me vint une idée : vous parler. Je priai donc le chauffeur de vous suivre. Vous répéter les protestations du bonhomme meurtrirait vos tympans. La chère France ne sort pas grandie de ses sarcasmes. Il faillit même refuser, et c’est quand je lui eus précisé que mon époux est un haut fonctionnaire de l’O.N.U. qu’il se rendit à mon désir. Nous arrivâmes donc jusqu’à cet hôtel. J’attendis un peu, ne sachant si vous alliez y descendre ou bien si vous ne faisiez qu’accompagner la jeune personne qui se trouvait avec vous, car le chauffeur prétendait que vous comptiez rentrer à Paris… Mais, ne vous voyant point réapparaître, et votre propre taxi étant reparti, je me décidai.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
— Grâce à ce diable de taxi, auquel, paraît-il, vous montrâtes votre carte. Commissaire Satano, il a parfaitement retenu votre patronyme.
— Un surdoué de la mémoire, conviens-je sans ménager mon admiration pour la prouesse. Ainsi donc, madame, vous souhaitez m’entretenir ?
Elle tarde à se lancer, prise d’une espèce de pudeur du dernier moment.
— Il est vrai, il est vrai, fait la dame.
— En ce cas, je vais me faire une joie de vous écouter.
— Il s’agit du drame d’hier soir…
Je m’en gaffais un peu, remarque.
— Vous parlez de ce manutentionnaire décédé d’une morsure de serpent ?
— En effet. Peut-être suis-je à même de fournir certaines révélations à son sujet. Seulement, monsieur le commissaire, seulement, il faut me jurer sur l’honneur que mon nom ne sera pas évoqué, à aucun moment. Le jurez-vous ?
A pieds joints, tu penses ! Un serment prêté « à blanc » est-il valable ?
— Je vous le jure bien volontiers, madame.
— Sur qui, sur quoi ?
— Sur ce que vous jugerez bon, madame.
Elle réfléchit :
— Sur la France ? hasarda-t-elle.
— Et pourquoi pas, madame ? acquiescé-je de bonne et belle grâce.
Levant la main droite, je m’exécute, ce en usant d’une gravité qui renforce la qualité de ma prestation. Elle en mouillotte d’extase patriotarde et solennelle, la daronne. Moi, tu croirais le nouveau président U.S. en train de jurer sur la Constitution, ou bien la Bible, je sais plus, mais de toute façon, c’est un comique, alors inutile de se dévisser les cellules pour souffler dans leur gicleur.
— Et maintenant, qu’avez-vous à m’apprendre, petite maâme ?
Elle ressent le besoin de glapouter encore un petit brin avant de plonger :
— Mon époux occupe une position de tout premier plan, comprenez-vous ? et il serait fâcheux que son nom soit cité à propos d’un fait divers.
— C’est l’évidence même.
— Avez-vous lu La Suisse de ce matin ?
— Je n’ai pas eu ce privilège.
Elle dégoupille son Hermès en derme d’alligator sevré et sort un cahier de l’honorable publication, plié en quatre, c’est-à-dire quatre fois.
En dernière heure, un court article intitulé : « Mort suspecte d’un bagagiste de Cointrin. » Quinze lignes sont consacrées au drame. On y évoque l’hypothèse d’une morsure de serpent. C’est le compte rendu donné à la radio du matin, en plus évasif, les nécessités de la mise sous presse ayant contraint le journal à boucler avant d’avoir de plus amples détails. J’opine et rends le précieux document à ma visiteuse. Son connard de roquet se méprend quant à mes intentions, croit que je vais violer sa maîtresse pour en faire la mienne et me mord la main, ce qui divertit fort la vioque.
— Miki n’est pas méchant, me rassure-t-elle, tandis que j’étanche quelques gouttelettes de sang consécutives.
— J’en suis convaincu, dis-je en songeant qu’il ne me serait pas désagréable de propulser son infâmure à poils d’artichaut par la fenêtre, sans ouvrir icelle, bien entendu.
Moi, je ne connais qu’une personne capable de tant tellement retarder l’instant d’une confidence, c’est Pinuche, dit Baderne-Baderne, lequel a toujours des dégoiseries oiseuses à te sortir avant d’en arriver à l’essentiel.
La vieillasse fourrurée me guigne en biais.
— Vous avez un visage extrêmement expressif, m’annonce-t-elle.
Je me retiens de lui répondre que « toujours quand une saloperie vérolante de clébard veut me bouffer les couilles ». Un simple sourire prudent fait l’affaire.
— Qu’avez-vous à me dire, madame ? à brûle-pourpoint-je, vu que j’en ai extrêmement marre de la voir tergir et verser de la sorte.
— Eh bien, hier, lorsque cet homme mort est apparu…
— Oui ?
— Il s’est passé, au même moment, un fait que j’ai trouvé troublant après y avoir réfléchi.
— Lequel ?
— Que je vous raconte…
— Oh, oui, faites cela pour moi, de grâce !
— Eh bien, nous attendions tous nos bagages, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Parmi les premiers servis, il y avait un monsieur en imperméable blanc à col de fourrure. Un grand brun de type plutôt méditerranéen, l’auriez-vous remarqué ?
— Pas spécialement.
— Moi, j’ai bien été contrainte, car ce butor m’a bousculée en se précipitant sur sa valise, mon Miki a eu une de ces frayeurs ! Si vous aviez senti battre son pauvre petit cœur…
— L’amour, je soupire en suçant ma main endolorie. Et alors, ce voyageur ?
— Il s’est emparé d’une sacoche de gros cuir, avec une poignée et une sangle, constellée d’étiquettes d’hôtels.
— Palpitant ! Et ensuite ?
— Ensuite, il a attendu ses autres bagages.
— C’est tout ?
— Vous pensez bien que non.
— Je me disais aussi…
— Il y a eu ce… cette affreuse chose… Et vous devez vous rappeler la confusion qui a suivi ?
— Très bien.
— J’ai alors vu l’homme s’en aller précipitamment.
Cette fois, un petit « tilt » s’opère dans mon cerveau du milieu (le meilleur). Voilà qui commence à m’intéresser.
— Bravo pour votre don d’observation, jolie madame ! dérapé-je.
Elle remouille, trémousse du fion, fibrille du dentier et dit :
— Mais ce n’est pas tout !
— Allons donc !
— Pour ma part, j’ai dû attendre mes valises longtemps. J’ai été livrée la dernière, ou presque.
Son horreur à grelots éternue et me fait « grrrrrr » comme si je venais de lui refiler un rhume. J’ai toujours eu une aversion pour les petits chiens. Et ils me la rendent au milluple. En revanche, je raffole des bons gros toutous dont la boîte crânienne sonne le creux lorsque tu la toques.
Ma visiteuse joue avec une grosse chaîne d’or qu’elle porte en sautoir. Je ne sais quelles idées lubriques s’allument dans sa tête chenue. Visiblement, je l’émoustille. Elle rapproche son genou du mien dans l’espoir d’établir un contact que je refuse discrètement. Par-delà son parfum coûteux, me parviennent des relents de corps ancien, vachement tristes et désemparants. L’âge est un naufrage de tout, un abandon pourrissant. Moi, vieillir, j’envisage pas trop. Au-delà d’une certaine limite, je sais que je ne pourrais plus me tolérer…
— Donc, l’encouragé-je, vos bagages sont arrivés en dernier ?
— Oui. Mais, après que je les eusse pris et confiés au porteur, je me suis aperçue qu’il restait une valise.
— Ah, bon ? répond l’Antonio qui s’en branle.
— Une valise constellée d’étiquettes qui me parurent identiques à celles décorant (si l’on peut considérer ces choses vaniteuses comme des ornements) le bagage de cet homme à l’imperméable fourré qui a quitté la salle d’arrivée précipitamment.
— Fichtre, mes compliments, madame, votre don d’observation est proprement sidérant.
Elle pigeonne, trémoule, roucousse. Sa belle langue rose très pâle dardine entre ses merveilleuses fausses dents éclatantes d’imitation…
— C’est naturel chez moi, dit-elle : rien ne m’échappe. Si vous saviez combien j’ai été utile à mon époux…
Pour mieux m’affirmer, elle dépose sa main vidée de vraie viande sur ma cuisse qui en est bourrée et ajoute :
— J’ai un œil ! Si vous saviez !
— Vous en possédez même deux, complimenté-je.
Comblée, elle repart.
— Je dors fort peu et lis énormément la nuit.
— Des romans policiers, je gage ?
— Bravo, vous l’avez deviné.
M’est avis que ces polars lui ont branché la moulinette sur des idées à la mords-moi-donc-le-nœud-mais-pas-trop-fort.
— J’ai passé mes heures d’insomnie à évoquer cette sombre histoire, affirme-t-elle. Je revoyais l’homme brun, avec son sac de cuir à ses pieds, attendant encore devant le présentoir roulant, sans aucun doute, d’autres livraisons. Et alors ce… cette horrible chose se produit. L’homme brun ramasse prestement son sac et file. Et sa deuxième valise est restée.
— Il est peut-être venu la récupérer plus tard ?
— Non.
Sa dextre s’enhardit. Elle se penche pour me la faire déraper à dix centimètres du perchoir à condors. Je la laisserais aller, Ernestine, recta elle profiterait de ce que ce hall est désert pour grimper aux asperges. Faut drôlement se gaffer avec ses vieilles voraces nostalgiques. Elles t’engourdissent Popaul en deux temps trois mouvements.
— Comment le savez-vous ? reviens-je à nos moutons.
Elle ricane.
— Je n’ai pas seulement le sens de l’observation, j’ai également de la Suisse dans les idées. Ce matin, après que j’eusse lu le journal, je suis allée à l’aéroport. J’ai prétendu qu’un de mes amis avait oublié une valise au vol d’hier soir. On m’a conduite aux objets en souffrance, et cette valise s’y trouve toujours. Bien entendu, on ne me l’a pas remise ; mais j’ai eu l’opportunité de l’examiner. C’est une valise de cuir fauve, assez fatiguée. La plupart des étiquettes collées dessus doivent cacher des petits dommages. Elles proviennent de grands hôtels de Grèce, d’Italie, et de New York. Le nom de son propriétaire figure dans une pochette de cuir fixée à la poignée, et c’est M. Théodose Mamandhréou, de Paris. L’adresse complète, je n’ai pu la lire, n’ayant pas mes lunettes…
Dans le fond, tu sais qu’elle est pas croyable, cette maman ! Ce côté fouille-merde, détective privé. Tu jurerais un personnage de la mère Christie.
— Bien sûr, admet-elle, il se peut que mon imagination travaille un peu trop.
Evidemment qu’il se peut. Et c’est même très probable, pourtant son témoignage se tient. Et puis, moi, je vais te dire, ce qui m’accroche, c’est le nom du gars : un blaze grec.
Elle attend, Mémère. Quoi ? D’autres compliments ? Que je lui fasse la cour ? L’invite à déjeuner ?
— Puis-je avoir vos coordonnées, jolie madame ?
Elle mioumoute :
— Oh ! Pardon, comment ai-je pu ! Faut-il que cette histoire m’occupe l’esprit ! Gaëtane de la Salpingite, commissaire. Résidence de la Petite France. D’ailleurs, voici ma carte…
Elle fouille sa momie de crocodile, finit par y dénicher un face-à-main, dont elle s’aide pour partir à la recherche d’un blanc bristol gravé d’anglaises, comme l’écrivait Marguerite Yourcenar à qui l’on écrit en commençant sa lettre par : « Madame et Cher Monsieur », depuis qu’elle en est.
J’empoche, remercie, me dresse.
— Pensez-vous faire usage de ces renseignements, beau commissaire ?
— Certes.
— Me promettez-vous de me tenir au courant du devenir de votre enquête ?
— Je vous le promets.
— Vous savez que notre maison vous est large ouverte et que j’aurais plaisir à vous y traiter ?
Chère Gaëtane ! Un velours, cette vieille bergère. Je porte sa patte de volaille à mes lèvres voraces. Bien entendu son foutraque à quatre pattes manque de me bouffer le pif !
Je la raccompagne jusqu’à son taxi.
Le chauffeur qui somnolait en écoutant la monotone litanie des appels-radio, me cloaque un œil d’huître dont on a crevé la « chambrée »[3].
— Alors, toujours genevois ? ronchonne-t-il.
— Je ne vois pas pourquoi je ne serais plus genevois, lui réponds-je avec un sens de l’humour qui me met hors de la portée du commun des mortels.
— Je commençais à me faire vieux, reproche-t-il à sa cliente.
Elle ne répond pas.
En ce qui la concerne, c’est chose faite.