PI (borgne 1416)

Je demeure lové dans le coffre de la vieille Mercedes. Par sécurité, nous avons neutralisé le système de verrouillage et je le tiens fermé à l’aide d’un fil de fer. Mais par l’interstice subsistant je peux suivre les allées et venues de mes deux compères.

Selon mon conseil, ils vont droit à l’atelier situé au-dessus des garages ; escaladent le roide escalier et ouvrent la porte. Ce qui s’ensuit échappe à ma vue. Je ne puis qu’imaginer. Stefano est-il présent ? Si oui, peuvent-ils le neutraliser ? Deux questions qui m’abîment le cervelet par leur acuité. Je dois poireauter, poireauter encore. Acagnardé comme I am, mon menton touche la protubérance causée par la bombe. Si je me tire de cette mésaventure, il est probable que je serai cardiaque. Que ferai-je de ma vie ? J’envisage mon destin d’outre-bombe sous des auspices ensoleillés. Je suis démissionné ; bon, parfait. Merde à la Rousse. Je me consacrerai au roman, ou bien à la pube, il y a à faire dans le domaine. Et puis je récupérerai Marie-Marie et l’épouserai immédiatement. Du moment que ça rend ma Félicie si joyeuse…

Et puis…

Tout cela dans un coffre de Mercedes antédiluvienne qui sent le caoutchouc moisi et la vendange.

Seulement, en attendant, il y a, tout contre moi, la mort. La mort avec un mouvement d’horlogerie ou assimilé, et une charge pulvérisante. Et un rien doit suffire pour que ces différentes parties, dangereusement réunies sur ma viande, s’unissent pour m’anéantir…

Mais qu’est-ce qu’ils foutent, mes Zig et Puce ? Leur absence prolongée me donne à croire qu’ils ont trouvé Stefano dans son antre. S’ils avaient eu le dessous, Stefano réapparaîtrait, viendrait vérifier que mes anges gardiens sont seuls, ou pour le moins contrôlerait leur mode de locomotion. Donc, comme je n’aperçois pas l’homme à la combinaison kaki, cela veut dire que…

Bonheur ! Le Gros surgit soudain, au bas de l’escalier raide. Il vient à la bagnole, y prend place et manœuvre de façon à placer le coffre devant l’escadrin. Puis il s’approche et tapote le couvercle de la malle arrière.

— Si Monseigneur voudra s’donner la peine.

Je défais le fil de fer, repousse mon toit de tôle et jaillis hors du coffiot.

— Alors, Colonel ? je questionne.

— J’croive qu’c’t’ci qu’les Athéniens s’atteindrèrent, déclare le Gravos. Grimpe, j’ai une surprise pour toi.

Je gravis cinq à cinq (mes jambes déliées me le permettant) l’escalier de ciment. La lourde de l’atelier est ouverte. Je découvre Stefano debout devant son établi. Mes valeureux lui ont passé les poucettes après avoir glissé la chaînette derrière un montant de l’établi ; et surtout, ils l’ont bâillonné sévère avec le sparadrap même qui lui a servi à me cloquer la bombine sur le buffet.

— Comme ça, y n’peut pas causer, commente le Formide. Regarde, je vais y flanquer un coup d’latte dans les frangines et j’te paye des bugnes si tu l’entendras pousser un cri !

Exécution. Effectivement, nous voyons pâlir l’homme, verdir un peu, pour dire juste, mais aucun son n’est perceptible.

— Camarade, lui dit Béru, j’vas pas y aller par quat’ch’mins. On s’connaît peu, toi z’et moi, mais suffisamment assez pou’ qu’tu susses à qui t’as affaire. Si tu dérailles la moindre, j’te massacre en beauté. Croye-moi, y aura pas b’soin d’esplosif pour te réductionner en chair à saucisse. Je te décortique entièrement à l’Opinel, en commençant par les yeux, par charité chrétienne : qu’tu n’pusses voir la sute. Pour que tu sais bien ça, qu’tu piges la véracité d’la chose, j’te vas administrer un échantillon d’mon savoir. Vise un peu, bout d’homme. C’te bricole, j’l’ai baptisée les lunettes de soleil…

Le Gros met ses deux bras loin dans son dos et ramène brusquement les deux points d’airain sur les yeux de Stefano. Synchronisme parfait. Un seul « tchlaofff » nous rend compte de l’importance de l’impact. Les coquards du gonzier se mettent à enfler, sanguinoler et bleuir sans perdre un instant.

— A présent, une aut’ qu’j’ai baptisée « la tabatière à Monseigneur ».

Ça consiste, je vais t’expliquer… Béru écarte son index et son médius gauche, lesquels sont fortement ongulés, tu t’en doutes. Il met l’extrémité de chacun de ses deux doigts dans les narines de Stefano en gardant le bras à l’équerre. Après quoi, il flanque, à l’aide de sa main droite, une formidable tape remontante sous son coude gauche et le nez de l’artificier explose. Le raisin pisse. Dru.

— Des gadgets marrants, j’peux t’en proposer treize à la douzaine, gamin. Mais faut pas qu’on va perd’ son temps. Tiens, v’là une ardoise, une craie. M’sieur Tantonio, icigo, va t’interroger, et tu marqueras ta réponse su’ l’ardoise. Si les paroles se trissent, les z’écrits restent, tu pourras pas chicaner. Prends ta craie. Tu peux ? Moui. Banckok ! Vas-y, commissaire d’mes deux !

Je m’assieds près de Stefano, sur l’établi.

— Je sais que le mot le plus long de la langue française devait faire exploser l’engin, camarade. Grâce au ciel, mon petit doigt m’a averti de la chose à temps. Si ce mot n’est pas prononcé, la bombe explosera-t-elle de toute manière ?

Stefano ne se donne pas la peine de rédiger, il fait un mouvement de tête affirmatif.

— Quand ? poursuis-je.

Cette fois, il écrit :

— Minuit.

Je pose mes chères mains d’artiste sur ses fumières épaules de terroriste.

— Ta peau contre la mienne, ça joue ?

Il reste immobile.

— Si tu ne désamorces pas ma bombe, je ne te quitterai pas et nous exploserons ensemble.

Il ne bronche pas mieux.

— Mais en attendant l’heure du réveillon, tu la sentiras passer, espère. Ne compte pas trop sur un salut venu de l’extérieur, car si quelqu’un se pointe, nous t’abattons.

Je dégaine un ravissant pistolet qu’il m’a été loisible de passer au contrôle d’Orly grâce à un tour de magie que m’a enseigné un vieux forban de mes relations. Ça consiste à glisser mon arme dans la poche du policier préposé à la fouille avant qu’il entreprenne celle-ci, pour la lui reprendre dès qu’elle est terminée.

Je promène le canon sous son nez en charpie (à propos, va falloir que j’écrive une lettre à la Nation).

— Alors, tu me désamorces, oui ou merde ?

Stefano paraît réfléchir, enfin il acquiesce.

— Où se trouve l’appareil désamorceur ?

Il écrit fiévreusement, en faisant des fautes d’orthographe que je corrigerai plus tard : « Placard du fond, samsonite rouge. »

Tiens tiens, la samsonite ! Comme quoi il a l’œil, l’Antonio, non ? Qui ose prétendre le contraire ?

Je vais au placard et trouve sans peine le bagage en question.

Je l’ouvre. Les flacons aperçus la veille sont là, en beau cristal taillé, de formes et de tailles diverses avec des contenus aux couleurs variées.

— Et après ? demandé-je à Stefano.

Il écrit :

— Enlevez le flacon qui a un bouchon rond. Je.

A ma surprise, tous les flacons viennent en même temps. Et je m’aperçois alors qu’ils ne mesurent pas plus de dix centimètres de hauteur. Dessous, il y a un double fond, plus exactement, un second couvercle.

— Le désamorceur est là-dedans ? je lui demande.

Il opine.

Malgré que ses chasses soient en déconfiture (de groseille), je le regarde à yeux portants. Qu’est-ce qu’il manigance ? Je n’aime pas la brusque façon dont il a cédé. C’est un coriace. Ne me réserverait-il pas un coup de jarnac, voire simplement d’amaque ?

— Tu croyes qu’y t’bite ? suppose le Gros qui me lit entre les lignes.

— J’ai des doutes, raillé-je (ce qui vaut mieux que de dérailler).

— Moi idem, Sana. Alors on va prend’ quéques précautions alimentaires, sors d’la pièce et va attend’ en bas des marches du temps qu’on va vérifier sa panoplie. Nous aut’, moi et Félisque, on n’est pas bombés.

— Cet appareil peut fort bien déclencher mon feu d’artifice à distance ?

— Ecoute, Mec, ta bombe, c’est pas la panade universelle ! Déjà elle marche au son, plus au mouvement classique, s’y va falloir qu’é fonctionne en suce aux ondes estra-courtes, ça d’vient une centrale thermogène-énucléée ! Allez, va !

Je vais.

— Attends, laisse-moi ta seringue. S’il déconne un tantisoit, il a sa dose, t’entends, beau frisotté ?

Je m’évacue. Mon battant est en pleine folie. Dedieu, c’est lui qui va me flanquer le feu aux poudres à cogner de la sorte !

Je m’efforce de respirer calmos. De penser à autre chose. J’évoque le sourire de maman, ce morninge, quand elle est arrivée dans ma chambre avec son plateau chargé de bonnes choses… Mais ma panique demeure, persiste et signe. Je suis mort de peur, là. J’avoue, sans honte. Je mets au défi quiconque, dans ma posture, de ne pas craquer à ce stade de l’action.

Je compte les secondes. Sont-ce mes toutes ultimes ? J’attends l’Apocalypse dans ma chair. Aurai-je le temps de comprendre ? Le temps de savoir que ça y est ?

Un cri retentit, là-haut ! Un autre ! Un troisième ! Tous différents. Trois cris poussés par trois hommes.

Je grimpe en hâte.

Quelle vision, madoué !

Par quoi te la commencer ? Ce que c’est chiant, à force, le job de narrateur. Faut toujours être sur la brèche, raconter, se défoncer pour faire comprendre à des têtes de nœuds, souvent. Pas que ça leur échappe. Je vois ceci, et puis cela ; et c’est comme ci, et encore comme ça ! Merde chiasse, je vais rendre mon stylo au magasinier du Fleuve Negro, moi, un de ces soirs. Basta, à la fin !

Bon, allez, un coup de reins, l’apôtre.

Alors que je te dise : Béru en Saint-Michel, comme sur les images pieuses de sa Prem’. Y f’sait quoi, Saint-Michel ? Réponse à m’sieur l’abbé. Il terrassait le dragon, voui, mon chérubin. Bérurier, ce sont des serpents, lui, qu’il terrasse en les écrasant à coups de talon rageur. Combien de ces atroces reptiles grouillassent sur le plancher ? Quatre, cinq ? Même morts ils continuent de se tortiller, de fouetter l’air avec leurs queues, comme Béru, à l’auberge de Commune pendant que sa grosse frigide changeait de position.

Félix est plaqué au mur, les mains bien posées à plat contre, comme sur les affiches pour films d’épouvante. On dirait qu’il souhaiterait pénétrer dans le mur. Béru, vaillant, invincible, le courage à jamais en bandoulière, massacre les serpents résolument, en fier luron natif de Saint-Locdu-le-Vieux qui eut, en son temps d’écolier, maille à partir avec les vipères buissonnières de sa contrée. Certains des serpents se dressent pour l’attaquer, mais il les ravage de son talon pilonneur, impitoyable et précis. Bientôt, l’écheveau de reptiles n’a plus que des soubresauts agoniques.

— Le salaud ! rage Sa Majesté. Ah ! le fumier de lope ! Ce qu’il nous mijotait ! Mais courageux, le frère, ça…

Et c’est alors que je constate que Stefano est mort à son établi.

Bérurier explique.

— Il m’a demandé d’ouvrir la valise, du moins son double fond. Je la tenais devant lui. Il a alors plongé la main dedans, a ramassé le paquet de serpents et a voulu nous le flanquer contre. Heureusement, ces p’tits marrants s’sont tortillés à son bras dare-dare. On a z’eu l’temps d’se garer des taches. T’as pas été piqué, Félisque ?

— Les serpents ne piquent pas, ils mordent, rectifie le professeur à l’appendice surdéveloppé.

Le Valeureux ricane :

— J’sais pas s’y z’ont mordu ou piqué le Stefano, mais ç’a été sa fête.

— Bravo pour ta présence d’esprit, Gros. Reste à savoir qui, désormais, est en mesure de débrancher ma bombinette farceuse.

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