La voix bêlante de Pinaud se faufile dans mes trompes d’Eustache (de Saint-Pierre, lequel dit un jour à ses concitoyens « Vous inquiétez pas de Calais, je suis dans leur manche ») comme un vieux ver de terre harassé dans une motte fraîche.
— Bon, je te répète : Théodose Mamandhréou, 69 bis, rue Claude Rank…
— Yes, Frère (ordinairement, je dis yes sœur, mais la Vieillasse a droit à un régime de faveur, puisque je n’ai pas de régime de bananes sous la main).
— Je vais m’en occuper immédiatement, bien que, depuis ce matin, ma gastrite me chicane. Je pense qu’elle s’est réveillée à cause de cette andouillette que j’ai mangée chez les Bérurier, hier au soir. Ils avaient invité votre vieux copain, le professeur Félix lequel, comme tu le sais…
— Puisque je le sais, inutile de me le répéter, tranché-je, remue ta délabrance, César.
Et de raccrocher pour économiser cent quatre-vingts minutes de communication archiment superflue.
Marie-Marie achève de remettre les effets en place dans la valise. Elle les manipule avec répulsion, comme s’ils appartenaient à un lépreux.
— Tu as une hypothèse ? demande la jouvencelle.
— Compte tenu de ce qu’aucun humain ne saurait mettre de tels vêtements, je suppose qu’ils sont destinés à quelque publicité, tu vois une autre explication, toi ?
Elle secoue la tête.
— Non, franchement pas. Pourtant, si ce que disait la vieille dame est juste, c’est-à-dire, si le propriétaire de cette valise s’est sauvé à la vue du cadavre, en abandonnant cette valise, c’est qu’il a eu peur, non ?
— Peut-être n’avait-il pas peur pour le contenu de cette valtouze, ma chérie, mais pour celui de son premier bagage. Profitant du début de confusion, il a mis les voiles…
— En ce cas, objecte ma tendrelle, rien ne l’empêchait de revenir chercher celle-là une fois l’autre en sécurité. Après tout, elle ne contient rien de répréhensible, et je te fiche mon billet que les douaniers ne se seraient même pas aperçus de l’anomalie, ces choses étant soigneusement pliées.
Je souris :
— Chouette mystère, non ?
— Excitant. Tu t’y colles ?
— A la sécotine !
— Je peux t’aider ?
— Mais, le B.I.T. ?
— J’en ai rien à foutre !
Elle baisse le thon (comme les poissonniers en période de mévente) et détourne les yeux :
— Je ne sais pas si tu es au courant, mais depuis ce matin, ma vie a pris une autre orientation.
— Quoi ! Tu vas laisser quimper les études ?
Elle bondit, outrée.
— Ah, parce que toi, tu t’accommoderais très bien d’avoir une femme qui passe ses journées dans un amphithéâtre plein de petits rouleurs ?
Elle se rembrunit, voyant que je vais objecter.
— Ah ! non : viens pas me dire que, pour assurer l’accomplissement de mes chères études, tu m’épouseras quand elles seront terminées !
— Tu plaisantes ! j’écrie, alors que c’était bien vers un truc dans ce goût-là que j’allais orienter la converse.
Elle déclare :
— Il y aura toi et rien d’autre. Quand je ne serai pas avec toi, je t’attendrai.
« Dès lors, elles seront deux », songé-je.
— Ainsi, nous serons deux, fait-elle en écho à ma pensée.
Le téléphone de la chambre, un vieil appareil comme tu n’en trouves plus qu’aux Puces et qui a probablement servi également à Napoléon III, grelotte comme quand Pinuche se gargarise.
Je débourre.
— Pour vous, annonce la dame de la réception. C’est Béru. Tonton ! notre tonton.
— Et l’eau, Mec ! il lance.
Son haleine est plus chargée que le casier judiciaire du pauvre Mesrine. Je crois la sentir d’ici.
— Le vieux from’ton vient d’m’annoncer comme quoi t’es z’à G’nève. Y m’a donné ton numéro d’biniou, d’où l’fait que je t’appelasse. C’tait juste pour t’annoncer une chose, gars : la mouflette est égal’ment aussi à G’nève. Tu veux qu’j’t’refile son tubophone, de manière qu’en sorte, si t’aurais une soirée d’creuse, tu pourrais aller lu passer l’bonjour ?
« D’ailleurs, poursuit-il, j’aim’rais contrôler le comme quoi elle est bien là-bas pour ses études. Les gamines, à notre époque, si tu les surveillerais pas, tu les r’trouves av’c de la came dans l’pif et une bite dans le cul, recta-rectum, mon pote. Bouge pas, j’cherche son numéro su’ mon scalpin…
Un instant de semi-silence, coupé par un feuilletis appliqué. Il calpine avec application, l’Obèse. Chassant chaque page d’un pouce ravageur qui dérape un brin sur le papier because les lubrifications diverses qu’il a subies.
— Ça y est, l’v’là…
Il m’énonce les six chiffres. Puis :
— Du temps qu’j’y ai, j’vais inscrire l’tien, pour si des fois on ne sait jamais…
— Sage précaution, Gros.
Et je lui restitue en l’articulant bien le numéro qu’il vient de m’épeler et de composer. Sa Majesté se met en devoir de le transcrire ; c’est seulement lorsque mes six chiffres à moi sont blottis sous les six chiffres de sa nièce que la similitude lui pète aux yeux, à lui qui a tant pété au nez des autres !
Sa surprise s’exprime par un rot caverneux, issu des abysses béruréens.
— Dis voir, ajoute-t-il à ce préambule, é’c’qu’t’t’foutrerais pas d’ma gu’l’ ?
— A peine, rassuré-je. Pour n’rien t’cacher, nous sommes ensemble présentement, Marie-Marie et moi.
Le taureau de la rousse grumeloche à blanc avant de questionner :
— V’s’êtes ensemble… tous les deux ?
— Pas exactement, disons seulement qu’elle est avec moi et que, en contrepartie, je suis avec elle.
Mister Jumbo explose :
— Non, mais qu’est-ce vous manigancez ! Comment t’est-ce tu savais que la mouflette était à G’nève ? Et qu’est-ce y t’a permis d’la voir à mon insuce, hmmm ?
— Il y a un instant, tu me demandais d’lui rendre visite, Gros, sois logique !
— Logique mon cul ! J’t’demandais d’la voir, pas d’Iu rend’ visite ! J’aim’ pas beaucoup ces coups en loucedé, Mec. C’est pas sous prétesque qu’t’es mon supérieur rachitique et un ami d’la famille qu’y faut qu’tu t’croives tous les droits ! A cet instant précis, Marie-Marie, avec une calme autorité, m’empare le combiné et mélode dans le passe-thé :
— Salut, gros Tonton ! Arrête de râler, sinon tu vas flanquer la prostate au jet d’eau de Genève.
L’Enflure se calme un brin.
— Faut que je t’annonce une nouvelle, Tonton : San-A. vient de me demander ma main ! Ce qui suit ressemble au bruit d’une bétonnière en activité. C’est un malaxage de mots, de cris, d’onomatopées, de toux, de rots, de plaintes, de vociférations. La pauvrette écarte le combiné de son oreille finement ourlée, comme on dit si joliment dans les romans de la Collection Branlette. Et puis, tout soudain et de go, inattendu : un déclic. Au paroxysme, Bérurier a raccroché.
Nous attendons, dans le calme et la dignité, qu’il renouvelle son appel, mais fume ! Si bien que c’est bibi qui demande le numéro de l’Agence.
Claudette me répond, de sa voix faite pour charmer les garçons coiffeurs non-sodomites, les laitiers veufs, le facteur des recommandés et les mecs qui se dévouent pour changer sa roue quand elle crève avec sa R 5 sur la route.
— Ici Paris Detective Agency, nous vous écoutons !
Ce pluriel donne une dimension à la phrase. Elle pourrait s’en tirer avec un très sobre et très classique « Allô », mais elle aime vanner, la mère. Elle prend de l’emphase et un peu de poids depuis quelque temps.
— Ici, le Grand Chef indien, annoncé-je, passez-moi Béru !
— Il vient de tailler la route comme un malpropre, me répond-elle en modulant sa fréquence.
— C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’après avoir tempêté au téléphone, il m’a demandé si je voulais voir son cul, ce qu’à Dieu ne plaise ! A lâché un pet avec lequel il va me falloir finir l’après-midi, et a foutu le camp sans refermer la porte, en entraînant un vieux kroum déplumé qui me paraissait encore plus blindé que lui !
— Ça ne fait rien. A part ça, du nouveau ?
— Je me suis acheté une petite robe écossaise Synonyme de Georges Rech, me prévient-elle.
Ce qu’apprenant, je lui conseille de souffler dorénavant dans une cornemuse plutôt que dans des zobs, après quoi je libère son tympan droit.
— Dis donc, il a pas l’air de prendre notre mariage du bon côté, Tonton ! soupire Marie-Marie.
Je lui chope le menton, comme ça, regarde. Tu vois ? Entre mon index replié et mon pouce, et pose ma bouche sur ses lèvres, à moins que ce ne soit mes lèvres sur sa bouche, j’ai pas le temps de vérifier.
— Ne te tracasse pas : il est blindé. Notre mariage, il en rêve depuis que tu t’es fait couper les nattes, ma poule !
Je visionne le cadran de ma « Santos ». Trois plombes de l’aprême, l’heure sotte. Il est trop tôt ou trop tard, comme lorsque tu veux bouffer une poire. C’est encore vert ou déjà trop mûr. Je contemple ma « fiancée » d’un air indécis (de Fendant)[4].
De louches mais compréhensibles convoitises me taraudent la glanderie. Rien de plus chignolant que la promiscuité entre un homme et une femme. Les sexes entament à leur insu le dialogue des Carmélites. Faut réagir, l’Antoine, et fissa ! sinon tu ne l’auras pas vierge quand elle quittera l’autel pour se rendre à l’hôtel, ta Merveilleuse. Or, je tiens farouchement à épouser une fille intacte, moi. Ma bonne vieille soif d’absolu. Il ne faut pas qu’elle soit déflorée avant le mariage, fût-ce par moi ! Toutes ces années d’attente. Ce don instinctif doit aboutir à quelque chose de… De quoi, au fait ? Je sombre dans la pomponnette, merde ! Il devient hyper rétro, le commissaire ! Veillée des Chaumières ! Maître de Forges, la lyre ! Je me raconte des histoires pour petites châtelaines d’avant Quatorze. Et alors ? Et puis ? Et quoi ? Chacun ses faiblesses, non ? A lui de les assumer sans emmerder les autres, en tout cas le moins possible.
J’ébroue et me fais craquer les jointures.
— Allez, au boulot ! m’exhorté-je.
— Tu continues ton enquête ? demande Marie-Marie d’une drôle de voix et avec un drôle d’air, mi-déçu, mi-soulagé.
— Naturlich.
— Par quoi ?
— Je ne sais pas, j’attends l’inspiration. J’ignore ce que je vais faire, tout ce dont je suis certain c’est que je vais le faire. Il serait bon de retrouver le propriétaire de cette valtouze, évidemment, mais comment ?
— Tu pourrais faire tous les hôtels de la ville.
— Il n’est pas à l’hôtel.
— Qu’en sais-tu ?
Je désigne la valise aux fringues extravagantes.
— Il apportait ça à quelqu’un, c’est évident. Donc, il se trouve chez un particulier.
— Crois-tu ?
En fait, je ne crois rien. J’attends quelque chose d’indispensable, qui va se produire. Quoi ? Mystère. Mais je me fie à mon intuition. Je sais qu’un événement est en marche. Qu’il se développe. L’air m’apporte des fumets annonciateurs. Pour le moment, je dois m’économiser. Je n’ose pousser mes cogitations trop loin. De peur de les faire capoter. Pourquoi l’homme s’est-il éclipsé rapidos en abandonnant cette valise ? Pourquoi n’a-t-il pas cherché à la reprendre ?
Je sors mon carnet mignon, le feuillette pour récupérer une carte de visite logée entre ses feuillets.
— A qui téléphones-tu ?
Pie curieuse, toujours, Marie-Marie ! Va me falloir de la santé pour subir ses sempiternelles questions.
Une voix ancillaire, dont il est duraille d’établir le sexe de l’usager, me dit qu’ici la Résidence de la Petite France. Je requiers Mme de la Salpingite et on me la livre dans l’instant.
— Oh ! c’est vous, très cher commissaire. Déjà ! Quel bonheur ! Que puis-je ?…
— Vous pouvez beaucoup, gentille madame !
La v’là qui remouille. J’entends. Comme si j’étais assis sur un ponton du Léman, le soir, à la brise, lorsque l’eau d’Evian, non mise en bouteilles, clapote contre les pilotis.
— Mais dites vite, dites vite ! Tout ! Tout, m’entendez-vous, beau fringant ! On ne vous résiste pas !
Va falloir que je mette un slip de cuir, les gars, avec fermeture soudée à l’autogène !
— J’ai besoin de retrouver l’homme à l’imperméable blanc à col de fourrure, exquise madame, et vous êtes en l’eau cul extrêmement rance (cela je le prononce à toute vibure, pas qu’elle capte) l’auxiliaire idéale.
— Oui ! Moui ! Voui ! Rrrrouiiii ! tourterelle-t-elle à n’en plus pouvoir.
— L’ayant vu, de vos chers yeux vu, vous seule, belle dame, pouvez en fournir une description précise.
— Certes, bien sûr, évidemment, c’est certain, cela va de soi, c’est indéniable ! triomphe la dadame.
— Votre mari, m’avez-vous dit, a les bras longs ?
— Ils traînent par terre ! pouffe cette mutine putine qui n’est pas dénuée d’humour, à défaut de charmes.
Elle a fait toutes ses humanités en lisant « La Robe de laine (du Pingoin) ; La Neige sur les pas : Les Roquevillard ; Mon Frère Yves et Les Oberlé de M. Bazin (l’oncle du reptilien).
— Par le canal de votre époux, continué-je, essayez d’obtenir la liste des chauffeurs de taxi en stationnement hier soir à l’aéroport pour l’arrivée du dernier vol en provenance de Paris. Voyez chacun de ces messieurs, demandez-lui s’il a chargé un individu correspondant au type à l’imperméable blanc. Même si aucun d’eux ne l’a piloté, celui qui se trouvait en tête de station à ce moment-là l’aura vu monter dans une voiture particulière. Cette mission vous paraît-elle par trop mobilisatrice, ravissante madame ?
— Non ! Naon ! Nahaon ! qu’elle me répond.
— Bravo ! Merci ! A très vite !
Je raccroche. Marie-Marie s’étrangle de rire.
— Tu as une manière de mettre les douairières au tapin, toi alors !
— Que puis-je faire de mieux pour son oisiveté ?
— Et pendant ce temps-là, tu vas coincer la bulle ?
Que pile, en guise de ma réponse, la pauvre brave vieille femme de chambre aux jambes torses et variqueuses, aux cheveux mal teints, au regard pareil à un soubassement de pissotière se pointe, comme naguère (de cent ans) quand elle vint m’annoncer la visite de la mère Salpingite.
Elle apporte un paquet pour Marie-Marie. Format boîte de chocolats. D’ailleurs il est ceint d’un bioutifoule ruban de velours grenat.
La jouvencelle de mon cœur s’étonne.
— Qui vous a remis cela ?
— Un livreur, répond la croulante en masturbant le chef.
Je lui allonge un pourliche qui paraît la surprendre par son ampleur, elle écarte les plaies de la cicatrice carminée qui lui tient lieu de bouche pour me découvrir les rouages de son dentier.
— C’est de toi ? questionne Marie-Marie en désignant le paquet.
— Pas du tout.
Elle s’apprête à défaire l’emballage quand j’interviens.
— Ne touche pas à ça, chérie !
— Tu crois que c’est un colis piégé ?
— Tu ne connais personne à Genève ?
— Non.
— En ce cas, qui donc t’enverrait un présent ?
— C’est ce que je me demande…
C’est redoutable, un paquet dont on redoute qu’il contienne une bombe. L’angoisse vient de l’incertitude plus que du danger lui-même.
Je soupèse le laxompem. Poids modeste : une livre. Chocolats fourrés ou plastique ? Est-ce que ça fait tic-tac, comme dans les bouquins au papa Leblanc ? Machinalement, je porte le paquet à mon oreille. Allô ! Ne coupez pas ! Comme si, de nos jours, les pacsifs piégés se trouvaient pourvus d’un vieux réveil japonais en guise de détonateur ! D’ailleurs, si la boîte que l’on sent à travers le papier contenait un explosif, celui-ci agirait lorsqu’on ouvre et pas à une heure donnée, qui rendrait l’attentat aléatoire. Eh bien, crois-moi ou fonce te faire grumeler l’alpenstock à crinière, mais il me semble percevoir un léger bruit. Quelque chose d’infiniment ténu.
Un bruit feutré, à peine perceptible. S’agit-il d’un effet de ma délirante imagination ? Marie-Marie, d’instinct, a reculé.
— Ne touche pas à ça, Antoine ! supplie-t-elle.
Je dépose le truc sur la table, perplexe.
Que fait-on dans un cas semblable, lorsqu’on n’a plus le laboratoire de la Cabane Bambou à dispose ? On demande à la vieille femme de chambre d’aller l’ouvrir à la cave et on se bouche les oreilles avec du chewing-gum mâché en attendant la suite ; ou bien on téléphone à la police genevoise et on a l’air d’un grand con de flic français si la boîte contient les savoureux chocolats Suchard sans lesquels la chère Suisse ne serait pas tout à fait ce qu’elle est. Ou encore, mais alors là faut se trimbaler des burnes grosses comme des gants de boxe d’entraînement, on ouvre soi-même le gentil colis en priant très fort le Seigneur pour qu’Il ne joue pas au con.
Je passe en revue ces trois soluces. Ayant pour témoin la femme de ma vie, j’opte pour la troisième, quitte à la transformer en veuve avant que de l’avoir épousée.
— As-tu des ciseaux, mon tendre amour ?
Oui. Mais je ne veux pas que…
— Donne-les-moi ! enjoins-je d’une voix tellement déterminée que si je demandais sur ce ton-là son portefeuille à un Ecossais, il me le tendrait sans barguigner.
Pendant qu’elle défère, je me mets à bricoler in the penderie. Occupation très simpliste que celle qui consiste à libérer deux tringles de métal chromé destinées à supporter des cintres à habit.
Que fait ton Tantonio chéri ensuite ? Assieds-toi sur ce paratonnerre, je vais t’expliquer.
Il emprunte (à 4 pour cent seulement, les taux d’intérêt étant très bas en Helvétie) le cordonnet actionnant les rideaux. Il attache solidement les deux branches inférieures des ciseaux à l’extrémité de chacune des tringles… Tu me suis, oui ? Ben alors, qu’est-ce que t’as à bâiller comme une moule de caissière ! J’obtiens, cela étant fait, des ciseaux dont les manches mesurent un mètre cinquante environ. Qu’il ne me reste plus, dès lors, qu’à déposer l’envoi mystérious sur le carreau de la salle de bains, puis à m’agenouiller devant la porte entrouverte, mais en demeurant dans la chambre. J’actionne mes ciseaux en me tenant le plus possible à l’abri du galandage. Qu’ainsi donc, seuls mes avant-bras et une partie de ma frite se trouvent exposés ; c’est beaucoup malgré tout, objecteras-tu ; à quoi je ne te répondrai pas, car il n’y a rien à répondre à l’évidence. Etant, de par mes fonctions, homme de risques, j’en prends, et voilà tout.
— Sors de la chambre, Marie-Marie !
— Non, fait-elle, je reste avec toi.
Je devrais admirer son courage, sa grandeur d’âme, l’abnégation dont elle fait preuve, mais tout ce qu’il me vient, c’est de l’enrognement.
— Je te dis de te barrer, bon Dieu ! On n’est pas en train d’interpréter « Les Derniers Jours de Fort de Vaux » !
Elle sort en pestant :
— Ce qu’il est râleur, ce mec ! Décidément, le célibat n’arrange pas le caractère des hommes !
Demeuré seul, je respire un grand coup et me mets au turbin.
J’ai l’impression de travailler dans ces cages de verre où sont enclos des éléments radioactifs. Les manipulations se font par un système d’étranges prothèses qui suppléent les mains du manipulateur. C’est très angoissant.
Les mâchoires des ciseaux se comportent avec une certaine lourdeur maladroite, vu la longueur inusitée de leurs branches.
Clip !
Le ruban est tranché. C’était le plus zézé.
A présent, de la pointe de l’instrument, j’entreprends d’écarter le papier d’emballage. Que de tâtonnements menus ! Que de maladresses mal rattrapées ! Mais, comme l’a si bien dit Monseigneur le Comte de Paris : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron. » Mon delco cesse de débloquer, mes gestes s’affûtent, se font plus précis, plus efficaces. Et, bravo Santonio ! v’là le papier dégagé. Boîte de chocolats. Fondants, exquis, dit le couvercle. Miam miam !
Régale-toi, l’aminche.
Je resserre les mâchoires des ciseaux (en anglais : scissors) pour, de leurs pointes qui n’en forment plus qu’une (miracle de la technique évolutive !), entreprendre de relever le couvercle. C’est difficile, et je dirai même plus : duraille ! La boîte de carton comporte une languette engagée dans une encoche. Je cherche donc à glisser l’extrémité des ciseaux sous ladite languette. Pas commode. Ça pousse la boîte, comprends-tu ? Non, mais est-ce que tu suis bien tout ce que je me crève la bague à te raconter, vieux camembert coulant ? T’es sûr ? Bon ! Or, donc, cette fichue boîte s’éloigne de moi et va se trouver inaccessible si je continue de la sorte.
Je tente de la rapprocher. Las ! Un faux mouvement, et patatraque, elle n’est plus atteignable. A ce moment-là, tu seras bien d’accord avec moi, je l’espère : de deux choses l’une, hein ? Et j’opte pour la seconde ? T’en aurais fait autant ? Bravo ! Tu vois qu’on a des poings communs, les deux !
J’entre délibérément (j’aurais pu y entrer autrement, cela dit) dans la s. de b.
Je m’approche de ladite box et in petto pour ne pas être compris du gros public, je ramène la maligne boîte fugueuse dans mon champ d’action. Tu sais, Bazu, on aura beau dire, on aura beau faire, le déminage représente la forme la plus aboutie du suspense ! Quand tu te dis (et ça hurle en toi) qu’à tout instant tout peut péter et te transformer en hamburger, alors là, bonne année grand-mère !
Mais, comme le prétend si justement la chanson : « Quand on est zouave, faut être brave », et j’ai suffisamment fait le zouave au cours de ma vie pour pouvoir annexer la bravoure à mon patrimoine !
De mon bout de pied je fais donc glisser la boîte. Ma bouille, si elle contient des vrais chocolats, après tout ce bigntz !
C’est juste lorsque je me mets à reculer vers la lourde que « la chose » s’opère. Et quelle chose ! C’est pas par manque de vocabulaire que je la qualifie de chose. Tu déclares « l’événement se produit », ou bien : « l’incident, ou encore le fait », ça n’a pas la même portée. Ça n’ôte pas l’intensité, mais ça limite le mystère. Tandis que « la chose », alors là tu sais qu’on aborde le pas banal ; qu’on entre dans l’inquiétant.
Et c’est plus qu’inquiétant ce qui se passe, mon chéri. Magine-toi que le couvercle de la boîte s’ouvre tout seul. Oh, pas brutalement. Il se fait comme un léger soubresaut. Le carton s’arque un peu, puis la languette sort de son logement. Et alors !
Attends, je te vois, t’es tout verdâtre. Tu chocotes, hein ? Tu veux que je change de chapitre, te laisser le temps de souffler ?
Il me vient une bien meilleure idée. Je vais te réciter un poème à moi, pondu il y a un certain temps (pour être précis). Il m’est venu un soir de spleen. Mon âme voguait en plein lyrisme. La poésie, c’est comme l’eczéma : elle te surgit, t’irruptionne, te fait ressembler à un cul de singe, et puis s’en va, te laissant beau et désemparé.
Et voilà que moi, un soir d’automne, avec le vent de France soufflant à ma porte, ma pensée s’alexandrise toute seule. Les méfaits d’Hugo. Çui-là, quand tu en as abusé jeune, il te reste endémique. Moi, pourtant peinardos, poum ! Me voici en butte. Moi qui diversifie volontiers, pour une fois, je versifie. Moi, prosateur ardent, je me fais pouête pouête. Un cas.
Ça s’intitule « Mes couilles », parce que c’est de mes couilles qu’il s’agit. C’eût été de ma tronche, recta, je titulais « Ma tronche ». Ou de mon cul, rectum, j’annonçais : « Mon cul ». Mais c’est mes couilles le sujet. On ne choisit pas, quand les muses viennent te faire du gringue. Elles t’exigent, t’obéis. C’est ça, l’inspiration.
On y va ?
Poème.
Quoique… Y en a encore qui vont tordre leur vilain nez de toucan, je sais. Me dénoncer comme auteur dépravé. Des qu’ont pas de couilles ou qui, bien qu’en possédant, s’en servent mal. On vit des temps de grande paresse où les hommes n’ont même plus la force de baiser. L’onanisme remplace peu à peu l’accouplement : à preuve, la natalité chute libre, en France, drivant ainsi le pauvre Michel Debré à l’infarctus.
Moi, pourtant, choquer, c’est pas ma vocation réelle. Si je choque tellement, c’est parce que les autres ne sont pas tous dans le coup. Ils croivent encore que le sens moral c’est la pudibonderie, alors que c’est pile le contraire.
Enfin bref, tu la veux quand même, ma jolie poésie ?
Poème.
J’ai trop traîné mes couilles en des couches honteuses
Mes couilles j’ai traînées en des lits frelatés
Mes couilles ont arpenté des chattes ténébreuses
Où ma langue déjà les avait précédées.
Y a un souffle, non ? Un envol. Tu vas voir que je vais finir par me faire empléiader.
Tu veux que je vais continuer ?
Du temps qu’on y est…
Mes couilles sont parties pour de lointains voyages
Vers de noirs marécages aux rivages frisés
Elles sont parties mes couilles chez des dames sauvages
Qui me les caressaient pour mieux me les vider.
Et comme dirait la mère Denis : « Ça c’est vrai, ça ! »
Bouge pas, après, ça dit comment ? Oh ! oui, écoute :
Mes couilles ont visité des donzelles novices
Qui pratiquaient le vice avec autorité
Elles y ont débusqué d’affables chaudes-pisses
Qui riaient d’Hippocrate et des sulfamidés.
Là, c’est le délire, vu que la blenno c’est pas le genre de la maison, mais chez nous autres, versificateurs, on tribute de la rime. Et aussi, y a la qualité de l’image évoquée qui t’induit à concéder. D’ailleurs, c’est pas un documentaire, hein ? Tu veux vraiment la fin ?
La voici, intégrale, non expurgée, dans sa version originale (ô combien !) :
Elles ont connu mes couilles de très graves alarmes
Parmi des gens bizarres qui me les ont brisées
Et si mon Dieu le foutre ressemblait à des larmes
Immenses sont les chagrins qu’elles auraient pleurés.
Après cela, tu te tais. Tu retires l’échelle et, oui, tu fermes ta grande gueule. Les yeux également, je te conseille, mieux te laisser aller sur les ondes de la poésie.
Relis bien tout, gamin. Apprends par cœur, tu réciteras au dessert pour la première communion de ta petite sœur, ça plaira, promis ! A ton prof de français aussi, tu peux déclamer. Il reconnaîtra illico la patoune d’Hugo ! Et, à propos de couilles, moi et Victor, quelle paire on aurait fait !
Voilà, ça y est, tu t’es remis ? Je te trouve avec des couleurs. T’es moins vert. Jaune, comme toujours, mais le vert s’en est allé. Banco.
Donc, je t’annonçais que le couvercle se soulève tout seul. De quoi faire se dresser les cheveux d’Edgar Faure !
T’imagines que ça fume, que ça tic-taque ou autre ? Rien de tel, comme disait Guillaume. Toujours l’inattendu arrive. Pas si con que ça, le destin, bon ami ! Fufute en diable. Du vrai julot. Si je te fais deviner ce qui jaillit de la boîte, je te parie le beau vélo de Ravel contre un vélo de boiteux (une pédale est plus longue que l’autre) que tu mets à côté de la plaque.
Bon, on n’est pas à Lézignan, alors à quoi bon lézigner ? Je te le dis tout cru, mon pote, sans chercher à te faire languir le suce-pince, ce sont deux serpents qui s’échappent de la boîte. Deux vilains reptiles gris et feu, pas gros, mais follement actifs, nerveux. Ils se jettent hors de leur container avec une belliquosité noire ! Ah ! les bougres ! Leur vélocité, leur ardente grouillance sont telles que tu les croirais vingt !
Les dents serrées, l’échine en glace, j’achève de fermer la porte. Je regarde au plancher, pour m’assurer que ça joint bien. Heureusement, en Suisse, on place des traverses de bois sous les portes. Quand t’es pas habitué, tu te casses la gueule en butant contre, mais ça étanchéise vachement.
— Tu peux revenir ! dis-je à Marie-Marie.
La mouflette radine. Constatant ma pâleur, elle murmure :
— Alors ?
— Tu as bien fait de ne pas déballer tes chocolats, amour. Il y avait deux serpents à l’intérieur de la boîte. Tu les aurais vus bondir !
Elle ne profère pas un son, mais s’assied, les cannes fauchées par la trouille. Du menton, elle me désigne la salle de bains.
— Ils sont là, confirmé-je.
Un petit instant de silence angoissé passe sur nous comme une brise printanière sur du blé en herbe. Bibi, tu peux lui faire confiance. Il phosphore à s’en fluidifier les méninges.
Cette étrange attaque, ô combien perfide, n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd, comme les soldats de Waterloo, espère !
— Attends-moi ici et surtout n’ouvre la salle de bains sous aucun prétexte, fillette !
J’esbigne dans le couloir, le suis jusqu’à son extrémité. Il s’achève par des vitraux de couleurs, dont les motifs sertis de plomb représentent un coucher de soleil sur le Léman. Cette baie donne sur la rue. Je finis par dégauchir une fêlure propice à mes desseins, y colle mon z’œil préféré et entreprends de balayer la chaussée. Je ne tarde pas à retapisser ce que mon instinct pronostiquait, c’est-à-dire, stoppée presque en face de l’hôtel, une bagnole ayant quelqu’un à son bord, qui fume, un coude passé à la portière. Il s’agit d’un homme. Mais à cause de son pare-soleil abaissé et de ma position élevée, il m’est impossible d’en savoir davantage sur lui.
Eh bien tu vois : je préfère ça. Ce qui m’horripile, moi, ce sont les temps creux, les zones d’indécision, d’attente. A présent, il se passe des choses. Et des pas banales.
Je retourne auprès de Marie-Marie.
— Ça se corse, lui dis-je. Nous allons essayer de jouer cette partie en souplesse. Tu es toujours d’accord pour participer ?
— Idiot !
Je décroche le téléphone et raconte une vanne très superbe à la taulière de l’hôtel. La chère dame compatit et promet de faire vite. Marie-Marie ouvre de grands châsses en m’entendant jacter.
— Il est indispensable que tu joues le jeu, lui dis-je.
— Compte sur moi.
Alors bon, très bien, dix minutes plus tard, l’ambulance radine avec sa sirène et sa loupiote giratoire. Les infirmiers développent un brancard pliant et montent chercher ma tendronne, laquelle gît sur son plume, raide comme barre.
Nous partons, triste cortège. Je m’installe au côté de Marie-Marie.
L’ambulancier déclenche sa sirène. A peine qu’on a tourné le coin de la rue, je lui tape sur l’épaule.
— Dans ma précipitation, je suis parti sans argent ni papiers, laissez-moi là, je vous rejoindrai en taxi.
Il obéit. Je dépose un fervent baiser sur les lèvres de l’aimée. Elle me virgule un clin d’œil complice, se retenant de ne pas pouffer.
Santonio descend de l’ambulance, la regarde s’éloigner, serre les poings.
Il est prêt.