La manière dont ce passager, un presque skieur, si j’en crois sa tenue, se met à tripoter le gus, je te parie ma prémolaire plombée contre un wagon de fonds également plombé qu’il est toubib.
Il achève de déboutonner la limouille du mort avec la dextérité dont fait preuve Notre Seigneur Lefèvre pour quitter sa soutane. Sa main parfaitement entretenue palpe la poitrine. Il soulève une paupière comme un qui ôte le couvercle d’une petite boîte quand il cherche ses boutons de manchettes ; et enfin il fait la moue.
— Mort ? lui demandé-je, sachant déjà ce qu’il va me répondre.
Il ne s’en donne même pas la peine.
Au lieu d’à moi, c’est à sa bonne femme qu’il cause, sorte de brebis qui aurait troqué sa peau de mouton contre celle de ces gentils petits phoques qui vont faire rater sa ménopause à Bardot (laquelle ne porte que de la panthère de Somalie, du skunks — ou sconce, au choix — du vison miel, de la loutre du Brésil et de l’astrakan aux enterrements).
— Je me demande quand nous allons récupérer nos bagages, lui dit le docteur son époux, et le taxi doit nous attendre !
Chacun ses problos, tu vois…
Pendant la projection de ce court métrage l’effervescence s’organise. Les douaniers préviennent les policiers et les gendarmes verdâtres, aux kibours bien droits, ne tarderont pas à surviendre. L’un est gros, l’autre fribourgeois, tous deux savent ce qu’ils ont à faire et le font sans précipitation. Pour commencer, ils s’assurent que le mort l’est bien. Ensuite de quoi, ils ordonnent l’arrêt du toboggan, réclament une couverture, l’obtiennent, en recouvrent le macchabée. Puis ils enjoignent au personnel de l’aéroport de dériver la remise des bagages en souffrance sur une autre rampe. Franchement, c’est net et précis et il n’y a rien d’autre à fiche en attendant l’arrivée des autorités supérieures.
Pour ma part, je n’ai rien à branquiller de cette histoire, me trouvant là par pur transit pour rejoindre une friponne de la Haute en son chalet de Megève. Isa Monal ne ressemble pas à la Joconde, comme son état civil le suggérerait si, à l’instar de connards pour qui un prénom n’est que complémentaire, on écrivait son nom de baptême à la suite de son patronyme. Rien ne me porte plus aux testicules et à tous les centres nerveux que ces gus qui s’annoncent en clamant : Dupont Joseph comme ils le faisaient à l’école ou à l’armée. Dans la vie, il existe pour moi, les Dupont Joseph (très proches des Ducon Lajoie, et les Joseph Dupont (gens de bonne compagnie) car, sous mes dehors vigoureux, je suis un individu tout en nuances. Et puis voilà ce que je voulais te causer en passant.
Donc, Isa Monal est une nana plus que belle, plus que riche et de surcroît, Rocroi et Maurois, archisalope épiscopale. Enthousiasmée par mes techniques amoureuses (la brochure est en vente dans toutes les bonnes pharmacies) elle a insisté pour que nous passions un véquende de passion dans les neiges hautes-savoyardes.
Et bon, je suis là pour ça et cette mistoune m’attend dans le hall d’entrée, côté bar. Je la vois malgré la brillance de la vitre qui m’adresse de jolis petits cygnes, féerique dans sa blondeur et son ensemble de fourrure mousseuse, y compris la toque, façon fée des neiges, Russie des czars, Maria Zobdelaine, formide very. De la personne duraille à charrier en public. Faut les épaules et la frite ad hoc pour driver ce morceau dans la mer des concupiscences, subir l’envie des matous, la férocité des rombières. Déambuler avec ce sujet au bras est aussi téméraire que de se pointer à la Schweizerische Nationalbank de Berne en brandissant un drapeau soviétique.
Je lui réponds d’un grand geste chaleureux, prometteur en plein, qui l’assure que j’arrive avec de bonnes intentions plein la braguette et des idées comme il n’en a probablement jamais germé dans le crâne de saint François d’Assise, encore qu’il ait fait le con en sa jeunesse.
Les bagages se remettent à dégouliner de l’étage supérieur. Les gens se réaffairent, d’autant qu’on ne peut plus voir le défunt.
Moi, ayant de la Suisse dans les idées, je réaborde le médecin qui fit preuve d’un certain bénévolat et je lui montre ma carte de police.
— De quoi ce type est-il mort, docteur ?
Il considère ma brème, la caresse pour s’assurer comme elle est bien plastifiée et répond :
— D’une crise cardiaque, vous pensez bien.
Là-dessus, il fait un plaquage impec sur une grosse valoche de cuir noir. Et, précisément, la mienne se pointe aussi, toute dodelinante, comme une cane qui emmène ses canetons à la mare. Je m’en saisis. Douane. Les gapians laissent sortir sans s’occuper de rien, trop passionnés qu’ils sont par le décès subit de ce pauvre Demüller, un si gentil garçon.
Le parfum ébouriffant de la môme Isa m’assaille… Merde, attends, je m’aperçois que dans « Baise-Bail à la Baule », une de mes zéros in s’appelait Isa.
Isa Bodebave, et elle habitait Hyères ; tu mords l’astuce, frisé ? Bon, alors attends, faut que je vais débaptiser celle-ci avant que tu t’habitues. Qu’est-ce t’aimes comme blaze, mon vieil enzyme glouton ? Michèle ? Martine ? Emilie ? Trop simple, hein ? Cette gosse en question, il lui faut du prénom de vanneuse, surchoix, dans le style « vos bites ont un goût ». Un truc comme Barbara, ou bien Sandra, Bérangère, voire Marie-Laure. Quoique, à vrai dire, je vais pas m’en servir chouchouille de cette frangine. Elle est juste épisodique, épidermique, hypodermique ; pour baiser tout de suite, non pour emporter. Inutile de se mettre en frais. Alors je lui laisse Isa et je l’appellerai le moins possible, d’ailleurs on ne cause pas la bouche pleine.
Je reprends aussi sec, en m’excusant pour l’intervention qui intempeste, Votre Honneur. Le parfum de la môme Isa m’assaille. Je hais les parfums. Suis trop soucieux de mon sens olfactif pour le laisser agresser délibérément par des odeurs fabriquées. Une odeur, ça doit rester naturel, toujours. Préparer des senteurs dans un flacon, c’est comme si on te vendait des plumes d’autruche ou de je ne sais quoi pour te caresser le dessous des bras et des burnes. Artificiel, tu piges ? L’artifice, c’est toujours dégradant. Quand je traverse Grasse, j’aime l’odeur des beignets et du pastaga, pas celles des parfums. Une odeur a un parfum, mais un parfum est sans odeur. Je prétends, dis et crois. Et merde si pas d’accord. On poursuit ? Allez, viens !
Je me retiens de respirer pour lui tirer une menteuse caméléonesque. Les poils de sa toque me chatouillent les trous de nez. Brusquement, mon appétit d’elle se barre comme rosée au soleil. Je me demande l’idée grenue qui m’a pris d’accepter son invitance, cette conne. Pourquoi baisé-je si volontiers dans la Bourgeoisie, moi qui me crois et me veux social ? Mon goût du luxe me perdra, fatal. Je suis trop porté sur. Je méprise les richesses mais me goinfre de ce qu’elles permettent. C’est paradoxal, un bipède ! Pour s’y retrouver, faut surtout pas chercher à comprendre.
La gosse me gazouille des trucs machins, comme quoi la route est dégueulasse, pas joyce, et qu’on fera mieux de pieuter à Genève biscotte y a pas de chaînes à son carrosse, juste des pneus neige insuffisants. Pour ici, l’hiver, faut de la traction avant. Sa tire bolideuse est traction arrière. Puissante mais pas montagnarde. Alors, bon, on va se zoner à l’Intersidéral. D’ensuite de quoi, elle m’annonce, tout de go, que son chalet, contrairement à ce qui avait été prévu, est plein de connards : Mathieu, Hervé, Joachim, Bastien, Amanda, Mauve, Pénélope et Gaston. Des très chers qui, la sachant « aux neiges », s’y sont rués de même. Y a des pédoques, des couples mariés, des branleuses en indécision sexuelle, un vrai méli-mélodrame ! Pauvre de moi ! En fait, je pige qu’elle a voulu montrer la bête, exhiber le matou qui la lonche superbement, cette vaniteuse.
On va récupérer sa Porsche (épique) au parqueen (vive la reine).
Elle me demande la raison du remue-ménage qu’elle a vaguement distingué dans le hall des bagages. Je lui bonnis. Le manutentionnaire foudroyé par une crise cardingue (Béru dixit) pendant qu’il plaçait ses colibars sur le tapis, et son cadavre qui nous arrive, tout chaud, tout pimpant, saisissante image !
Ça la passionne. Elle regrette d’avoir loupé ça, s’excite. Je sais que l’incident lui appartient déjà et qu’elle le narrera elle-même, demain, à ses oisifs, en grande abondance de détails, que ça croustille bien. Le bagagiste devient « son » mort à elle. Elle est toute vigourette de la chose. Me caresse la cuisse en pilotant comme une sauvage, par grandes branlées idiotes : accélérateur, frein ! Merde, faut pas voyager avec une marmite de soupe au lard sur les genoux quand elle est au volant.
On passe une nuit agitée (avant de s’en servir) à l’hôtel, après avoir tutoyé une bouteille de champ’ (j’adore la clé des champ’s). Les voisins s’en souviendront. Ils ont beau insonoriser dans les palaces, des bramances comme miss Isa, pardon ! Y a pas de laine de verre qui résiste. C’est une narrative, dans l’extase. Une qui raconte à l’univers ce qu’on lui fait, comment on le lui fait, et les impressions enrichissantes qu’elle en retire ! Le tout entrecoupé de cris superbes et généreux, d’appels sémantiques, de vociférations maraîchères. Elle avait une vocation de radio-reporter à exploiter, la mère. Le bon Couderc aux Cinq Nations, quand il décrit la montée à l’essai, c’est du chuchotis de jeune fille pubère se masturbant devant sa glace en s’appelant Jérôme en comparaison. Oh ! pardon ! Et elle cause de moi à la troisième personne, s’il te vous plaît. Elle dit « Il me déguste en me coïncidant le médius dans l’œil de bronze » ; ou bien « Il mord mes seins, le sale salaud ! » Et encore des trucs, franchement, que j’oserais jamais rapporter ici qui est une littérature bon enfant, pour tous les publics, toutes les cultures, tous les âges. Panachiée universelle, Sana ! Le seul, cite-m’en d’autres ? Ah ! Tu vois !
Notre fougue donne l’exemple. Les réveillés se mettent à l’établi. Ça jodle dans tout l’étage (je devrais dire tout laitage vu que nous sommes en Suisse). Jodler, c’est chanter en tyrolienne, je t’informe pour combattre ton analphabêtise.
Cela dit, nous avons des voisins de bonne tenue qui se contentent de soupirs, de plaintes, voire accessoirement d’appeler leur chère maman au moment suprême ; pas du tout la gueulerie intense à Isa. Ni sa matière commenteuse, comme quoi on lui bricole le dito de telle ou telle manière, l’indiscrète. Elle, la pudeur connaît pas ! Mon fade et point à la ligne. Je jouis, donc j’essuie. Chacun sa manière. La sienne est caractéristique des snobinardes qui se croivent tout permis. Tu les entends bramer, técolle, les bouquetières violées ? Et les petites ouvrières d’usine qui se font embroquer à cru, le samedi soir sur des capots de R 4, hein, franchement ? Elles rameutent, ces demoiselles de basse extradition (toujours selon Béru) ? Non, mon pote. Quel exemple ! Elles, c’est la réserve. L’enfilade silencieuse, à la va-vite, pressi-pressé : fonce Alphonse ! Qu’à peine on pose la culotte. J’en sais qui l’écartent au risque de sectionner le Popaul à son calceur. Le pied ? Une autrefois ! T’as des humbles jeunes filles roturières qui se font mettre sans seulement s’en apercevoir. Juste une glissade furtive.
Le dépôt du guerrier. Tu peux toujours courir pour qu’elles entonnent le chant de départ ! Leur faire n’importe quoi d’intense, d’extrêmement sensoriel : mon zob, oui ! Pudiques. Dents crochetées ! On subit héroïquement la charge à Milou. Alors que là, t’as cette polka pleine de Porsche et d’hermine, dans une suite de Grand Hôtel sélect (et suisse, donc deux fois sélect) qui égosille son plaisir aux quatre vents ; sans rien cacher de ce qui se passe, s’enfile, se dit, se promulgue, divulgue, s’inculque, s’encloque. Tout : la taille, la couleur, le débit ! Je serais pas son partenaire, je rougirais d’entendre une goualante pareille.
Mais enfin je ne peux pas être juge et parties, hein ?
Alors quoi, je vis l’instant. De mon mieux, de mon pieu, de mon Dieu, de mon fieu, de mon cieux (le 7e). Ouf !
Elle est très contente. Vannée, mais heureuse. Y a de quoi. Bravo, Sanantonio, ça c’est de l’éblouissement ! Je lui gnagnate des conneries, dans ses creux et encoignures, après quoi, on fout la paix aux gens de l’étage pour plonger dans le sirop de dorme.
C’est la zizique qui m’arrache.
Ma féerique est déjà debout. Je l’entends ablutionner dans la salle d’eau. Elle fredonne un machin Disco très reluisant en se mitougnant les voies sur berge. A cru bon de brancher la radio avant de s’aller fourbir le fourbi, sans doute pour que je m’éveille dans de poétiques dispositions chibresques.
Et alors, selon son dispositif diabolique, je me réveille fectivement, nanti d’une colonne qui pourrait servir de relais-télé. Je paresse dans nos moiteurs. Il fait doux et bestial. Des idées de café fort et de croissants chauds me cavalent par la tête. Ensuite je ferai rebelote à Mademoiselle. Le Tagada-veux-tu du morninge est irremplaçable pour le mâle. La femelle, plus cérébrale, est moins partante parce que pas encore au mieux de son dispositif gambergeur. La mi-conscience convient au gonzier, alors qu’elle neutralise la gonzesse. Et puis c’est ainsi et long nid peut rien ; poum !
Donc j’ai le cerveau qui flâne dans les langueurs, tout en se laissant molo investir par la zizique. Et puis la rémoulade cesse et on annonce comme quoi ça va être les informes. Radio Suisse-Romande. La vérité, rien que la vérité. Analytiques, les Suisses, toujours. Faut pas leur refiler du colin en leur assurant que c’est de l’omble chevalier. Une situasse, internationale ou autre, ils l’examinent, et puis disent comment qu’elle est, et elle est bien telle qu’ils la disent. Montre suisse : Piaget, Vacheron, Patek ! A la milli-seconde ! L’heure c’est l’heure. Y en a qu’une, d’heure. La réalité aussi, y en a qu’une.
Bon, le spiqueur se met à causer des événements mondiaux, ultrêmement merdiques, inquiétants à plus pouvoir, qu’on sent bien rôder la guerre, et que plus ça va, plus la voilà qui se pointe, croulante de mortelle quincaille, la gueuse qui déjà se languit de nous autres, nous guigne, convoite. Nous choisit à la dérobée.
Et, sitôt après son commentaire, le microteur qui a une belle voix grave, à peine teintée d’accent vaudois, déclare qu’il s’en est passé une pas ordinaire, hier soir, à l’aéroport de Cointrin (de voyageurs). Un manutentionnaire préposé à la livraison des bagages est mort pendant son travail, foudroyé par, tenez-vous bien : une morsure de serpent !
Un qui sursaute en sa couche de voluptés, c’est l’Antonio, je te prie ! Deux ronds de flan ! Morsure de serpent, non, je te jure…
Mais, selon ce que déclare le spiqueur, c’est rigoureusement prouvé. Ophidien super-venimeux des régions tropicales. On suppose que la bestiole se trouvait dans l’un des bagages manipulés par le pauvre bonhomme et qu’il a réussi à se faire la… malle. Des recherches ont lieu dans le hall de déchargement pour retrouver le reptile. Le professeur Rabacheur, de la Faculté des sérums antivenimeux de Châtel-Saint-Denis, est attendu pour tenter de déterminer, d’après une molécule de venin prélevée dans la minuscule plaie au doigt, l’origine exacte du reptile.
Une enquête est ouverte afin de savoir quels des passagers du vol Paris-Genève arrivaient d’un pays tropical. Là-dessus, on passe à des résultats sportifs et j’ai le plaisir d’apprendre que Xamax a écrasé Andoven par 43 buts à 0 ! Ayant, mentalement, applaudi à cette victoire, je fais un effort pour éteindre le poste et fermer la radio à la tête du pucier. Qu’ensuite, je repique la face dans l’oreiller. Mes pensées m’emportent. Très loin, très haut… Je revois des bagages en chute molle sur le dérouloir : attaché-case rouge, valise Vuiton… Lequel recelait un serpent ? Drôle de passager clandestin. Et encore une autre séquence de gamberge : les bagages ont voyagé dans la soute. Quelle température règne dans une soute d’avion ? Celle-ci est-elle compatible avec les conditions d’existence d’un reptile tropical ? J’en doute…
Là-dessus, ma potesse sort de la salle de bains, joyeuse et sentant bon. Me jugeant toujours endormi, elle retarde le moment de me réveiller pour passer un coup de turlu à son chalet de Megève. Elle donne des instructions à une domestique, comme quoi il va falloir prévenir Mathieu, Bérénice, Paola et les autres que nous arriverons pour le déjeuner. Et qu’on va faire une caviar-party, et encore, leur préciser que je suis un gars sensas, la vraie épée au dodo, et bourré d’esprit jusqu’aux oreilles.
J’écoute dans la nuit précaire de l’oreiller.
Mes sentiments s’organisent, se transforment en projets, puis en décisions.
Isa raccroche. Elle coule sa main sous le drap pour venir me changer de vitesse. Elle hait les embrayages automatiques. Bon, me voici en première. Et bientôt en prise.
Je me mets sur le dos pour ne pas me casser et lui faciliter la manœuvre.
— Paresseux, roucoule l’adorable créature, que prends-tu au petit déjeuner ?
— Une choucroute avec du sucre en poudre et du café fort, je lui rétorque.
Elle cesse de me composer le numéro des urgences sur la membrane tâtonnante pour faire celui du room-service et réclamer un thé et un café complets.
— Il ne faudra pas trop tarder si nous voulons arriver pour le déjeuner, m’annonce-t-elle.
Merde, la voici pressée, moi qui escomptais lui refaire le coup du Petit Lulu à la Noce.
Manière de lui contrecarrer la décision, je lui exhibe (ou exhobe) le juste objet de mon ressentiment. Elle module un sifflement de félicitations ; mais ne se précipite pas sur le buffet pour autant.
— Cet après-midi, quand nous ferons tous la sieste ! promet-elle.
Je lui pousse une grimace :
— Tu sais, mignonne, ces choses-là, c’est comme la hausse de l’or : il vaut mieux ne pas trop attendre pour réaliser sa prise de bénéfice.
Elle remet la radio. Ça diffuse une chanson de Mouloudji qui raconte la manière de ramasser les feuilles mortes.
On l’écoute sans piper, vu qu’elle est très vagueuse d’âme, très nostalge…
Le loufiat d’étage se radine avec les petits déjeuners. Le café sent bon, les croissants également. Je lui refile une pièce de cinq francs car j’ai rien de plus petit sous la main, cette pièce étant le cadet de mes sous suisses. Le gars, un Portugais luron, enfouille avec moult remerciements en : anglais, français, allemand, espagnol, portugais, arabe.
Puis se retire à reculons.
On clappe. La nana jacte. Des conneries. Ses potes : Mathieu, Cécilia, Conrad. Des débiles, des oisifs. Jouisseurs, connards, bons à nibe.
Je la regarde causer. Démaquillée, fourbie, je me dis qu’en fait, elle est belle comme un cageot, la mère. Blancharde, je trouve. A peindre, quoi. A attifer. La silhouette de first classe, certes, mais la vitrine inexpressive. Je te raconte vite fait, par monosyllabes presque, mais ça suffit amplement. Le style télégraphique convient. A quoi bon s’étendre sur elle quand c’est pas pour la baiser ? Non, franchement, ça ne valait pas le coup de la débaptiser.
Quand j’ai achevé la briffe, je mobilise la salle de bains. Pendant ce temps, elle se mignarde à la coiffeuse.
Une demi-heure après, la v’là redevenue somptueuse, en technicolor, sapée princesse. Elle passe à son poignet un bracelet d’or représentant un serpent avec deux petits rubis pour figurer les yeux.
Serpent ! Je renifle.
— On y va, Grand Loup ? me demande cette grande niaise.
Serpent ! Je re-renifle. Signe de puissante cogitation chez l’admirable penseur que je suis susceptible de devenir à l’occasion. Pascal enfant !
Je descends cigler la taule. Pas donné ! Tu limerais seize fois au Pou Nerveux, dans le 18e, pour le même prix. D’accord, tu choperais des morpions, mais faut pas craindre ces petites bêtes affectueuses. Elles savent te tenir compagnie. Je les préconise pour les vieilles dames solitaires et glacées. Au lieu d’un chat qui chlingue à tout-va, offre-leur un morbac, qu’elles se sentent moins seulâbres, les pauvrettes.
Ma potesse descend au parkinge. Je dépose sa valdoche dans le coffiot.
— Et la tienne ? elle s’étonne en me voyant rabattre le couvercle de la malle arrière (comme on disait puis aux débuts de l’ère tomobilesque).
— Moi, je rétroque, je vais prendre un taxi, chérie.
Elle reste immobile, à pendre sur son épine dorsale comme un vieux slip d’homme qu’on met à sécher après la lessive. Ne pige pas. S’y refuse. Attend. Ses yeux forment comme deux trous de balle de poules qui s’entraîneraient à faire l’œuf côte à côte.
Je lui romps l’anxiété d’un baiser ravageur.
— Je n’ai pas voulu te carboniser ta joie, ma grande, mais il me faut regagner Paris illico. Une affaire de la plus hautaine importance. Si je t’avais annoncé la chose hier, elle aurait terni ton plaisir, ce qu’à Dieu ne plaise. Grâce à mon silence, nous pûmes vivre une nuit féerique, dont je conserverai un souvenir circonstancié, fiévreux et indélébile.
C’est là qu’elle explose, et l’immensité du parking répercute ses accents rageurs, les enfle, les emporte, les transmet à autrui, à autruite, aux truites.
Rien de plus quinchard[1] qu’une voix de péteuse en renaud. Ce foin, ma pauvre dame ! Cette vitupérance ! Et comme quoi je me fous de sa gueule ! Qu’elle n’a pas largué Mathieu, Albin, Tiburce, Léonora, toute sa bande infecte de pégreleux superflus, drogués, buveurs, tripoteurs-de-sexes-juste-pour-dire, ricaneurs de rien, gausseurs patentés, baveurs sans muqueuses, invertébrés, écervelés, déburnés, patates bosselées, fentes sanieuses, putrescences, pré-cadavres, éclaboussures de bordel, tritons de marécages, fausses couches remuantes, débiles sans fond et encore beaucoup plus, par tas hauts commaks, ces cons inaboutis, ces mollusques avariés dont le jour de glaire est arrivé ! Honte de l’humanité. Epaves bien fringuées. Bouffe-caviar. Sangsues pour globules blancs. Apothéose d’incohérence. Sous-merderie ambulante ! Et que j’ai encore envie de poursuivre, d’en remettre grand comme l’Himalaya. Les ensevelir dans son mépris, ces ratés, ces loupés, ces épanchements visqueux. Mais la fière pouliche caracole et fume des naseaux. Moi, flic à la manque, baiseur de bal musette, tombeur pour bonniches portugaises salpingitées jusqu’au trognon ; moi, flambard de mes deux, virgule avec rien derrière, je viens lui jouer Casanova, je la déplace, lui fais paumer une nuit de Valpurgis ou de Va-te-purger avec des minets bien sublimes : Mathieu, Agénor, Léocadie, Narcisse, Paméla (pâmée, là ; pas méli ; pas mélo) Gaëtan et les autres crêpes. Elle se farcit Megève-Genève, la très sainte fille. Et pour quoi ? Un coup de bite de garde-barrière quand le train déjà siffle trois fois aux horizons et qu’il faut vite en terminer avec bobonne pour baisser le pont-levis. Merde ! Archimerde ! Archimède !
Pour qui la prends-je, cette fleur de sofa ? Tubéreuse de chez Régine et autres lieux de mes fesses pour noctancons ; qui s’affalent dans les assourdissantes pénombres, là que triomphe le vacarme à haute tension. Insoutenable. Les Stukas de pendant la guerre, qui fonçaient en piqué, étaient de mélodieux flûtiaux, à comparer aux hystéries du disque-jockey. Endurer cette barbarie, s’y complaire, c’est un signe, non ? Le signe de la décadence (du ventre). Plus du tout celui de Saint-Saëns, le pauvre. Et que ça te brûle le tympan jusqu’aux couilles, ces déferlances férocistiques. La fournaise sonore ! Mais comment ils tiennent des heures, ces dégénérés, des nuits, les malheureux, dans la monstrueuse outrance sonore. Et ensuite, après de telles séances, c’est quoi, pour eux, les bruits, les vrais ; ceux de la vie ; ceux qui disent l’homme, l’amour, la nature ? C’est quoi, un clapotis de vague ? Une brise dans un feuillage ? Un oiseau du matin ? Avec leurs pauvres oreilles mutilées, leurs trompes concassées ? C’est quoi la vraie musique ? Et un sifflet de gonzier partant au charbon sur son vélo ? C’est quoi ? Dites ? Je voudrais qu’on m’explique à quoi correspond cette vautrade abjecte dans les tonitruements qui font craquer les décibels. Pourquoi ils en ont besoin, réponds ? L’alcool, la chnouf, la sodomie, j’admets, je crois comprendre. Mais ça ? Cette macération au creux d’un volcan sonore ? Cette titubance dans la cacophonie ? Hein ? Hmmm ? Et ils ne sourcillent pas. Non, non, en extase, tu les trouves. Béats de fracas, à se goinfrer de vacarme, se repaître d’Apocalypse sonore. Répétition de fin de monde. La planète qui s’écroule dans le cosmos, comme une vieille dame sur son chiotte branlant ; vlaoufff !
Ça devient insauvable, tout ça, à force d’accumulance. On ne peut plus les préserver, ni se préserver d’eux. Le Bon Dieu y renonce. Ils l’ont bité à bloc, le doux Seigneur. Qu’à force de se laisser manger la laine sur le dos, tout le mouton y est passé ! Miséricorde (à nœuds !).
Moi je dis, moi je pense. Et beaucoup d’autres choses encore qu’à quoi bon les exprimer toutes ? On n’en finirait pas et ça fait chier tout le monde et les autres.
Elle grimpe dans sa guinde à la volée. Je lui claque la portière, elle la rouvre et la referme elle-même, pour ne rien me devoir ; parfaitement me marquer son profond mépris, tu vois ? Démarre dans un gros crachat d’échappement pollueur, âcre et bleuté.
Et alors je me sens comme neuf, parce que soudain libre. En vacances, quoi !
J’hésite. Il fait beau, frais, bleu. Il fait suisse. On respire de la bonne air, comme dit Béru. Pas bricolé le moindre du monde. J’ai la flemme de regagner Paris.
Me voici devant l’hôtel dont les fenêtres étincellent. Des massifs fraîchement arrosés dégagent des senteurs chouettement végétales.
Qu’attends-je de la sorte, pique-plante au côté de ma valise ?
— Un taxi, monsieur ? me propose le portier.
Je souris à l’officier supérieur des établissements « La Dorme » et, mon instinct me poussant, je négative du chef, n’osant le branler dans la Confédération Helvétique, pays de haute tenue morale.
Il a un geste « d’à votre service », puis m’écarte de deux pas qu’il exécute lui-même afin de ne pas me donner cette peine.
Alors, Gros malin ? Que décides-tu ?
Le portier doit croire que j’attends quelqu’un.
Il ouvre des lourdes de voiture, tendant la main aux dames pour les aider à s’extraire, et aux hommes pour leur secouer un pourliche.
Et moi, l’Antonio chéri, je demeure tandis que les jours s’en vont, demeure telle une cariatide devant l’entrée du Palace, saisi d’un curieux flou artistique qui me nimbe la pensarde et annihile en moi toute volonté.
Un bagagiste sort, lesté de valoches qu’il véhicule au moyen d’une grosse sangle de transporteur de pianos. Il en coltine un pacsif gros commak, et aligne les bagages sur le terre-plein de ciment rose. Il attend l’arrivée de la chignole où l’on va les charger. La voici, justement qui émerge du souterrain, presque triomphalement. Une Rolls, tu penses ! Brun foncé, briquée à vif et pourvue d’une plaque « C.D. ». Un chauffeur vêtu d’un complet bleu, chemise blanche, cravate noire, stoppe près des bagots et descend délourder la malle. Le valocheman s’empresse. Il commence à enquiller les plus grosses pièces dans les profondeurs du carrosse. C’est alors que mon attention est bloquée net par une samsonite rouge, de forme allongée et que je retapisse recta. Je l’ai vue décharger hier soir, avant que le cadavre ne déboule sur le tapis roulant. Cette samsonite, pour t’en donner l’idée, a le volume d’un énorme pâté en croûte.
Et pourquoi, dis-moi encore ça, juste ça, l’aminche, pourquoi ton Tonio joli s’approche-t-il de ce bagage et se met-il à l’examiner ? C’est bien l’instinct de flic, non ? Le flair poulardier, merde ! Des pulsions, impulsions, pulsations… le sub, quoi ! Ce subconscient qui sait ce que nous ignorons et tente de nous le chuchoter, à nous autres grands cons badins qui traînassons, stupides comme mollusques.
Et bon, voilà, je contemple la samsonite, Maman. M’avise qu’elle n’est point seulement étrange par la forme, mais qu’elle l’est également de conception. Ainsi, tu vois, sa poignée ne ressemble pas le moindre à celles des autres valtoches de cette honorable marque. Beaucoup plus épaisse. Elle forme boîtier. Attends, c’est pas terminé : sous la serrure, se trouve un motif en forme de losange (élès) composé de minuscules étoiles noires. Je relace mes tartines (des mocassins sans lacets, en l’eau cul rance) afin d’amener mon regard de lynx à faible encablure dudit motif, et je constate qu’au cœur de ces petites étoiles se trouve un tout petit petit trou. Alors là, mes enfants, mon sourd ne fait qu’un temps, comme dirait un contrepéteur de mes relations, intellectuel distingué.
Moi, l’Antonio, crème de la Rousse (en 6 volumes), que fais-je ? Tu devines ? Eh bien, oui, Français, Française et chère mademoiselle, je fonce à la station de taxis imminente, monte dans celui de tête : une chignole ricaine dans laquelle tu pourrais loger trois familles de travailleurs émigrés ; m’y laisse quimper tandis que le driver loge ma valise dans l’immense sépulcre de la malle.
Lorsqu’il réintègre sa place, il tourne vers moi un bon visage sans anxiété, plein de sourire et de confiance :
— Alors, où est-ce qu’on va ? demande-t-il.
— On va voir, réponds-je.
Il croit à une boutade et continue de laisser traîner sur moi deux yeux d’épagneul qui écoute son maître raconter des histoires de chasse, des histoires d’O, voire des histoires de chasse d’eau.
Je continue de visionner la Rolls. On a achevé de la charger. Dès lors, un type rondouillard sort de l’hôtel, flanqué d’une gerce belle à te couper le souffle avec ses dents. Il doit avoisiner les soixante balais. Petit, ventru, bajoueux, important, très mat de peau, le nez chaussé de fortes lunettes d’écaille, le cheveu intensément noir parce que intensément teint, il gagne sa calèche dont le portier lui tient la portière et, avant d’y grimper, colle un mignon bifton de vingt balles au digne homme, lequel claironne un :
— C’est très gentil, monsieur Konopoulos.
Le Grec (si j’en crois son patronyme) s’installe avant la fille. Celle-ci est putassement sublime. Grande, moulée faut voir, saboulée haute couture, coiffée court, d’un blond rouquinant. Elle tient un manteau de léopard sur son bras, et quand elle monte dans la Rolls (la seule bagnole de laquelle on ne descende pas quand on y prend place) son prose devient si parfaitement rond que t’as envie de le faire tourner du bout des doigts pour y chercher la Mongolie Extérieure ou le Détroit de Béring.
— Vous suivez cette Rolls, fais-je à mon chauffeur.
Lui, il rechigne illico. La Suisse, terre de liberté, s’accommode mal de certains usages marginaux.
— Comment ça, je la suis ? effare-t-il en appuyant si fort sur son accent vaudois qu’il risque de le briser.
— En démarrant, puis en changeant de vitesse chaque fois que c’est nécessaire, plaisanté-je.
Au rembrunissement de mon terlocuteur, je comprends que j’ai tort d’aggraver mon cas avec des calembredaines d’un goût douteux.
Je baisse le ton :
— Vous voyez la plaque C.D. de la Rolls ? Corps Diplomatique, mon cher. Je fais partie du service de protection.
Ma carte confirme.
Il se sent investi d’une mission. C’est le plus sûr des leviers, ça, la mission. Le tremplin d’essence divine. L’homme s’accomplit dans son exécution. Mission sacrée ! Toujours ! Haut les cœurs. Présentez armes ! Papa me racontait son père, pendant la 14–18. Estafette (et ça l’a été, sa fête !) rampant sous le feu ennemi, exténué, blessé, parvenant au terme de sa mission, après avoir enduré mille morts, mille peurs ! Traumatisé pour des années ! Et le commandant qui dépèce l’enveloppe et lit entre ses dents « Situation inchangée. A demain ». Grand-père… Cher bonhomme à canon, chair à sacrifice. O sottise universelle, rayonnante de cruauté. Merci, on part… La Rolls file molo, comme toujours, les Rolls. Pas fait pour aller vite, ce véhicule. Apparat. Dedans, ça sent le cuir anglais. T’entendais le tic-tac de la pendule avant les ultimes perfectionnements, jamais celui du moteur. Ils ont remédié, y avait des plaintes de lords pas trop constipés des feuilles que ce grignote-menu troublait. Maintenant t’entends plus que la respiration du chauffeur (quand il n’est pas britiche).
Mon taxi me raconte ses souvenirs para-policiers : des personnages illustres de la Poule qu’il a eu l’heur de piloter (car en Suisse il est normal d’avoir l’heur au lieu de la chance). Et aussi des faits divers (bien qu’en Suisse il soit davantage question de faits d’hiver) qui ont émaillé son existence : vol de lapins chez sa belle-mère, voyou qui ne l’a pas payé à l’issue d’une longue course (un Français, sans doute, précise-t-il), des trucs encore, aussi impressionnants, tu vois ?
On filoche la Rolls le long du lac.
— Vous savez la destination ? demande mon taximan.
— Pas la moindre idée.
— Ils vont aller chercher l’autoroute, c’est sûr, chante-t-il sur l’air de « O Monts Indépendants ».
Mais son pronostic s’annonce faux car la triomphale machine délaisse l’embranchement autoroutier pour emprunter la route de Versoix.
— Tiens, c’est étonnant, dit mon conducteur.
— Pourquoi ?
— Parce que si ces gens ont dormi à l’hôtel, on pourrait croire que c’est parce qu’ils allaient loin aujourd’hui, alors que l’ancienne route, quand on l’emprunte, c’est qu’on se rend au bord du lac.
Fort judicieux.
J’acquiesce.
Pourtant, comme je me complais à trouver des explications aux moindres mystères passant à ma portée, je décide que l’hôtel a servi de lieu de rendez-vous. L’un des éléments du couple devait y attendre l’autre qui n’est arrivé que de ce matin. Malgré tout, j’ai beau fouiller ma mémoire, je ne parviens pas à situer l’un ou l’autre parmi les passagers qui attendaient les bagages, hier.
Et je me mets à sourire en songeant que je suis là, à filocher un diplomate simplement parce qu’il possède une valise bizarre. Faut franchement avoir de la Chantilly dans le caberluche, non ? Tu me vois, rendant compte de ma « mission » au Vieux ? « Cette samsonite rouge m’intriguait, monsieur le directeur. Voilà pourquoi j’ai suivi son propriétaire jusqu’à Varsovie… »
La frite à Achille, je la retapisse d’ici !
Enfin, il fait beau ; par moments on a vue impec sur le Léman d’argent où picorent des focs, comme dirait Valéry (Pas Giscard : Paul !).
On traverse des bourgs opulents, composés de grosses maisons ventrues, bien arc-boutées sur leurs assises et coiffées de toits sombres. Formide de constater l’à quel point cette belle Suisse est fortement ancrée au cœur de l’Europe. C’est du vaisseau hors ligne. A toute épreuve.
Calme enchanteur. O indicible sérénité. Ici tout est propre, honnête, tranquille et pasteurisé. Tout est harmonie solide. Tout est vie vivante. L’organe y crée la fonction.
On se parcourt de la sorte une vingtaine de jolis kilomètres helvètes, qu’ensuite de quoi t’est-ce, la Rolls ralentit et se range sur le bas-côté.
Mon chauffeur, mal conditionné pour ce genre d’opération, en fait autant.
— Mais non, mais non, continuez ! lui enjoins-je.
Car je suis très enjoigneur à mes moments perdus, Dieu m’ayant accordé le ton d’enjointement sans que je l’eusse sollicité de sa très haute part.
Pour lors, mon driver fait valoir sa logique en bois d’arole :
— Mais on ne peut pas continuer puisqu’on les suit !
C’est bien dit à lui.
— Doublez l’auto ! rétorqué-je sèchement. Il repart.
Et puis voilà que le chauffeur de M. Konopoulos dévale de sa Rolls et se plante au milieu de la route ; les bras en croix.
Manière de ne pas l’écraser, mon chauffeur restoppe. L’homme ouvre la portière de mon côté et me défrime d’un air peu amène (eût-il été ecclésiastique, j’aurais écrit peu amen). Il est très pâle, plutôt châtain clair, coiffé très court, à la lieutenant de S.S. et ses yeux sont d’un beige unique, un peu laiteux, qui incommode.
— Que nous voulez-vous ? demande-t-il.
Il a un accent un tantisoit germanoche, peut-être tout simplement suisse-alémanique ?
— Pardon ? bredouillé-je.
— Vous nous suivez depuis Genève, dit l’homme, je suppose que ce n’est pas sans raison.
Il a une manière d’à-brûle-pourpointer qui déconcerte, ce gus.
— Service de Sécurité, lui dis-je. Nous veillons sur les diplomates.
— Montrez-moi vos papiers !
En fait de fafs, c’est plutôt mon paquet de phalanges droites que j’aimerais lui produire. Et de très près !
Avec un soupir de rame de métro en train de freiner, je tire ma brème. Le gars la prend, la regarde.
Et comme on obstrue la chaussée et qu’un camion se pointe, il la garde en nous conseillant de nous ranger sur le bas-côté. Ce dont. Mon taximan grommelle qu’il trouve ce micmac pas catholique, ni calviniste, et que ce genre d’aventures, merci bien, c’est pas de son ressort. Il va faire demi-tour pour rallier Genève.
Le chauffeur de la Rolls est allé remettre ma carte professionnelle à son patron. Il revient au bout de très peu et me dit :
— Venez donc un instant.
J’y vais.
M. Konopoulos est engoncé dans sa Royce comme dans une pelisse fourrée, le bras gauche passé dans un accoudoir (en option). Ma carte gît sur la banquette entre sa compagne et lui. La fille me défrime curieusement, l’air un peu effronté, avec tout de même une lumière d’intérêt à l’arrière-plan de la prunelle. De près, elle fait vraiment radasse, cette donzelle. Le genre d’entraîneuse récupérée pour un week-end par un grossium qui aime la viande facile.
— Très honoré, fais-je sobrement.
Et je réempare ma carte.
M. Konopoulos bâille un peu, se masque l’orifice du plat de la main qui dépasse l’accoudoir mobile et dit d’un ton feutré, presque engageant :
— J’attends vos explications, commissaire.
Le commissaire ainsi sollicité se lance dans des tartineries qu’il veut convaincantes.
— Excellence, vous vous trouviez hier soir dans l’avion Paris-Genève qui s’est posé à 22 heures 40 ?
— Absolument pas.
— Vous avez, en ce cas, accueilli quelqu’un qui a pris ce vol ?
— Absolument pas.
Il parle sans presque articuler, courtois et impatienté.
Moi, avec l’énergie du désespoir qui me gagne, je lance :
— Toujours est-il qu’il y a, dans la malle de votre voiture, une valise qui a participé au vol en question.
— Absolument pas.
— Une samsonite rouge…
Le Grec amène sa main devant ses yeux, engage son avant-bras plus avant dans la sangle capitonnée de l’accoudoir (en option) afin de regarder l’heure qu’on est à sa Piaget extra-plate à quartz. Son impatience croît et se multiplie.
— Vous êtes commissaire de police ?
— Oui.
— Français ?
— Oui.
— Nous sommes en Suisse, objecte-t-il simplement.
— Je sais. Mais il se trouve qu’un incident regrettable s’est passé hier soir à l’aéroport de Cointrin, en partie dans le secteur français.
Fumeux, l’argument.
— Personne de mon entourage ne se trouvait à Cointrin hier au soir, monsieur.
— En ce cas, veuillez m’excuser…
Je retire ma tronche de l’encadrement. La fille s’est parfumée en se faisant macérer dans un bain de Foutraille Bleue de chez Limpimpin ; elle fouette si fort que ça te file le rhume des foins. Son visage con est boudeur.
Le Grec a un petit geste.
— Oh ! un instant : Jacob !
— Oui, monsieur ? demande son chauffeur.
— Montrez notre samsonite rouge à ce monsieur.
Alors là, c’est le coup de grâce dont parle le bon prince Rainier Trois dans ses mémoires.
— Ce ne sera pas la peine, Excellence, bredouillé-je.
— Je n’aime pas laisser des arrière-pensées derrière moi, monsieur le commissaire, déclare Konopoulos. Je ne comprends rien à votre histoire de Cointrin, mais je sais que vous vous intéressez, pour des raisons qui elles aussi m’échappent, à l’une de mes valises ; aussi bien, mon chauffeur va-t-il vous la montrer et tout sera clarifié.
Ses paroles sont empreintes (digitales) d’une fermeté sous-jacente. De très grande évidence, je casse les couilles à ce monsieur important et il entend me faire perpétrer mon ignominie afin de pouvoir ensuite aller se plaindre à qui de droit (ou de gauche) de mes abus de pouvoir.
Aussi me gardé-je bien d’approcher le coffre de la Rolls. Simplement, je regarde le dénommé Jacob dégager la samsonite et faire jouer son fermoir. Le couvercle soulevé révèle un assemblage de flacons multiformes et multicolores, à gros bouchons taillés, dont il est clair qu’ils contiennent des parfums, lotions ou autres illusions liquides destinées à la toilette.
J’opine, confus. Dans le fignedé, mon Tonio ! Très very profondly ! Mon renifloir m’a joué un vilain tour. Ma gamberge en fusion m’a mal induit. Cela aussi s’appelle une bavure !
Honteux comme Jules Renard qu’une moule aurait pris, portant bas l’oreille, je regagne mon taxi.
Le conducteur est ronchonnatique à souhait.
— Moi, c’est des mic et des mac que je déteste, me déclare-t-il. Je ne suis pas bonnard pour ce genre de choses. J’aime que tout soit tip-top !
Je m’installe sans répondre. Il cherche une route transversale pour opérer un cent quatre-vingts degrés.
Et tu sais pas ?
Faut que je te fasse rigoler. Du moins j’espère. Au lieu de prostrer dans les amertumes de ce coup fourré, ne voilà-t-il pas que je phosphore à nouveau ? Mais dans une tout autre direction.
Il s’agit de la compagne de M. Konopoulos. De près, elle m’a rappelé quelqu’un, cette greluse. Je suis certain, avec le recul, de l’avoir vue quelque part, ou bien sa photo. Faut que je cherche dans le milieu spectacle… Je ferme les châsses… Sur l’écran de mes souvenirs, des formes indécises tourniquent.
Il me semble voir une rampe lumineuse, et derrière cette barrière de projos…
— Vous comprenez, poursuit le taxi-driver, avec les Français, on n’a que des inconvénients.
C’est des gens qui se croivent tout permis. Comme, je vous prends, de mettre G’nève dans le Guide Michelin de la France ! Enfin, quoi, c’est une ville française, G’nève ? Ce culot, quand même ! A qui ils ont demandé la permission ? Et si vous les aviez vus, en 68 ! Ils arrivaient à Cointrin avec des petites valises qu’on pouvait pas décoller de par terre tellement qu’elles étaient pleines de lingots ! J’ai attrapé des tours de reins, moi, à c’t’époque, et pourtant je vous jure que j’étais plus jeune qu’aujourd’hui !
— Belle de Mai ! hurlé-je.
Il prend presque peur et règle son réflecteur pour mieux m’observer.
— Comment ?
Je lui virgule un sourire soulagé. Voilà, j’ai retrouvé le nom de la personne qui escorte M. Konopoulos : il s’agit de « Belle de Mai », le roi des travelos, pensionnaire vedette du Big Ram-Dam, la boîte de tantes en vogue. Tins, M. Konopoulos ne serait donc pas grec pour rien ! comme dit l’autre.
— Où c’que je vous reconduis ? demande le conducteur.
— Aéroport !
Il paraît soulagé, le lacustre. Depuis que ses aïeux ont fendu la gueule à Charles le Téméraire après l’avoir rebroussé-chemin[2], il préfère raccompagner les étrangers plutôt que de les accueillir.
Dix minutes plus tard, me voici à Cointrin. Premier étage, section Départ. Je carme mon partenaire de maléquipée et vais me renseigner à propos des prochains vols.
C’est alors que le destin entre en gare sans crier piste. Ou en piste sans crier gare ; à toi de choisir, après tout, ce bouquin t’appartient, tu l’as payé assez cher pour ce qu’il vaut !