En repassant la porte, j’entends la taulière lancer à la vieillarde aspiratrice :
— Marthe, puisque M. le commissaire va à l’hôpital prendre des nouvelles de sa nièce, profitez-en pour aller faire sa chambre !
Bloing !
La salive que j’avale à grand-peine a un goût d’écorce de noix.
Sur le trottoir j’hésite. Marie-Marie doit commencer à trouver le temps long avec ses ambulanciers. Pourtant, la sachant démerde, je ne me tourmente pas trop pour elle. A présent, je suis lancé et un San-Antonio propulsé de la sorte ne saurait dévier sa trajectoire.
Sans hésiter je grimpe dans l’auto de Nacht-Weiss et dégage une carte de Suisse fichée dans le vide-poches de la portière gauche.
Entre autres dons nombreux, que dis-je : innombrables, j’ai celui de repérer un nom imprimé dans un fourmillement de texte. Il me gicle dans la vue comme de la limaille sur les branches d’un aimant.
Le temps de délimiter le canton de Vaud, celui de le balayer d’un regard captateur et, poum ! La localité de Bonraisin est à moi, blottie dans une anse du Léman, presque à mi-chemin de Genève-Lausanne.
Solides maisons aux toits massifs et plongeants, agrémentées de volets à chevrons. Une fontaine à quatre jets, au milieu d’une placette. Une église paisible, des boutiques où l’on ne vend que des produits de first quality… Tout ça. La Suisse, quoi ! La Suisse douillette et sûre, fleurie, où même les oiseaux ont l’accent vaudois dans les arbres encore dépouillés. Et puis le lac immense, gris acier, avec des ourlets d’écume blanche et des traînées de soleil d’un rose qui n’ose pas dire son nom. Un petit port où jacasse un troupeau de bateaux presque immobiles, tandis que des filins claquent des dents le long des mâtures.
Je respire un grand coup après être descendu de bagnole. Le pavé bien uni est solide sous mes semelles. Il fait tendre et calme…
J’ai stoppé devant le bureau de poste dont le panonceau jaune, frappé de la croix helvétique, paraît absolument neuf.
A l’intérieur, un vieillard chenu, blanc et tremblant, touche un mandat de cent-nonante francs septante avec une expression de grande félicité.
La postière est jeune, blondine, agréable, avec un gentil regard plein d’attente confiante.
Quand le vieux a remisé ses talbins dans un morlingue plus râpé que la peau de ses vieilles couilles, je me penche dans l’encadrement du guichet. Je tiens le talon du mandat trouvé sur Nacht-Weiss.
— Jolie demoiselle, dis-je à la préposée au cor de chasse[5], je suis l’agent général de la Maison Brand-Lheite chargé d’effectuer une petite enquête de routine sur l’une des habitantes de ce délicieux pays, laquelle se propose d’acquérir notre fameuse machine Z × 34. Vous n’ignorez pas — ou alors c’est que vous faites semblant — que le Z × 34 sert à dénoyauter les cerises à l’eau-de-vie et à transformer l’amande dudit noyau en énergie spodio-verticulère. Il est évident qu’un appareil de ce type n’est pas à mettre entre toutes les mains et que la Brand-Lheite Corporation Limited se préoccupe toujours d’en savoir plus et mieux sur ceux qui envisagent de l’acheter. En votre qualité de postière assermentée, vous nous paraissez particulièrement indiquée pour nous fournir les éléments de notre enquête. J’ajoute que la Brand-Lheite Compagnie n’est pas une ingrate et que pour vous témoigner sa reconnaissance, elle se fera un plaisir de vous adresser, sous trente jours, soit une cuillère géante, à dents, pouvant servir de fourchette, soit une boîte de Tampax à ressort, soit encore, ce qui fait presque double emploi, une photographie en couleur éponge de Michel Sardou dédicacée par l’un de ses beaux-frères.
Elle m’écoute en ouvrant de plus en plus grandement sa bouche, ses yeux et les orifices installés dans son slip.
— Il s’agit de miss Connie Vance, continué-je, demeurant au domaine « Le Bout de Monde », vous connaissez naturellement ?
La gentille postwoman acquiesce.
— Je la vois tous les jours, précise-t-elle, quand elle vient poster le courrier.
— Quel genre de personne est-ce ?
— Très jolie, très gentille.
— Mais encore ?
— Elle est anglaise, je crois.
— Nul n’est parfait, absous-je. Quoi d’autre ?
— C’est la secrétaire d’un diplomate étranger.
— Qui se nomme ?
— M. Konopoulos.
Et tu ferais quoi donc, toi, petit futé, à ma place ?
Eh bien, moi aussi, imagine.
Sans en changer un iota.
Mais avec la différence que je m’y prends autrement. Tu comprends ?
Ainsi donc, au lieu de téléphoner à la môme Connie pour tenter d’obtenir un rendez-vous, je demande carrément à parler à Son Excellence Konopoulos.
Il m’est répondu que ladite est à Lausanne pour la journée. La voix doit être celle de la secrétaire, vu qu’elle a un ravissant accent anglo-saxoche, et des vibrations à te court-circuiter la moelle épinière. Je réponds que merci bien, je rappellerai plus tard. Et je téléphonais à quel sujet ? m’est-il demandé. Pour lui parler de la piscine couverte que la municipalité de Bonraisin se propose de construire dans un avenir proche, ce qui nécessite des actionnaires, m’hâté-je d’expliquer. Je suis M. Alexandre Benoît, du Conseil Communal. On m’assure, sans grande chaleur, que je ferais mieux d’écrire, Son Excellence étant excrément occupée par l’étang qui coule.
Je déclare que c’est là une belle et bonne suggestion dont je ferai mon profit, et puis je raccroche.
La patronne de l’hôtel de ville[6], une rondouillarde dame admirablement frisottée et corsetée par le tonnelier du pays, m’a déjà servi mes deux décis d’aigle. Le flacon est de forme gracieuse, le verre minuscule au point qu’il faut se garder de l’avaler quand on a le coup de coude trop fougueux, et le vin a la température idéale, à savoir pas trop frais.
Je le déguste, manière de m’éclaircir les idées. Mais ce qu’il y a de plus délectable pour moi, c’est cette amorce de succès. Ainsi donc, j’avais « su » juste. Konopoulos trempe bel et bien dans cette historiette ! Par quel bout ? Mystère.
Hans Nacht-Weiss travaillait pour lui puisque sa secrétaire lui poste des mandats ! Je brûle, néanmoins ma situasse est précaire, vu qu’on a dû découvrir le cadavre du tueur dans ma turne. Mes collègues suisses vont avoir tellement de trucs à me demander, de procès-verbaux à me faire signer, de confrontations à me faire subir, que je vais être indisponible pendant un sacré bout de moment… Il faut que j’aie une converse avec Marie-Marie, probable qu’elle a dû regagner l’hôtel. Je retourne au biniou-bouffeur de piécettes, près des gogues. Il te gobe la morfible en ponctuant ta mise d’un bruit péremptoire assez désagréable.
Je reconnais la voix bien équipée, harmonieuse et juste de mon hôtesse. Bien que Carnaval fût passé, je travestis la mienne. Demande après Marie-Marie, ma chère fiancée délectable, en empruntant un accent italien qui ferait chialer un morceau de Gorgonzola naturalisé français.
Moi qui m’attendais à de l’effervescence comme fond sonore, je ne perçois, au-delà du ton feutré de ma terlocutrice, que le murmure de la Radio Suisse-Romande qui est, j’empresse de le déclarer, de toute première qualité. Est-ce que, par grand miracle, on n’aurait pas encore trouvé l’occupant de ma salle de bains ?
— Elle est absente, répond la dame. Mais si vous le voulez, j’ai ici son oncle…
Allons, bon, elle me croit toujours dans ma chambre.
— Ce n’est pas la peine, bats-je en retraite, comme on dit dans les romans à prix fixes, T.T.C.
— Justement, ce monsieur est près de moi et insiste pour prendre la communication, fait-elle.
J’ahurise très parfaitement.
Bredouille un allô si ténu, si lumineux que j’aurais meilleur compte de te l’écrire halo, ainsi tu pourrais t’en confectionner une auréole.
Une voix spongieuse, grasse comme le jus de cuisson de quinze andouillettes, grommelle :
— Ici, l’onc’ à ma nièce, qui c’est-il que c’est qui la d’mande, siouplaît ?
Sa Majesté !
— Toi, à Genève !
A l’audition de ma chère belle intonation virile et modulée de fréquence, il égosille :
— Ah ! bon, bravo, c’est tézigue ! Où qu’v’s’êtes, les deux ?
Je ne perds pas le moindre bout de temps en palabres.
— Affrète un bahut et viens me rejoindre à l’hôtel de ville de Bonraisin, dans le canton de Vaud ; ça urge !
Pas lui laisser le temps de rebuffer.
Je raccroche.
Faut-il qu’il ait pris un coup de sang, l’apôtre, pour ainsi sauter dans un avion et se pointer directo à la rescousse. L’honneur de sa nièce lui tient à cœur, faut croire ! Le Gravos interprétant les pères nobles, style Papa Duval, c’est pas déplaisant. En attendant, je me demande ce que maquille Marie-Marie. Pourquoi n’est-elle pas revenue à l’hôtel, ma drôlette ?
Je vais liquider mon vin blanc. Très fruité, léger. Un rêve. Propice à la réflexion. Je me récapitule un peu le toutim. Le costar géant dans une valtouze appartenant à Théodose Mamandhréou, lequel l’a probablement exécuté avant de l’être soi-même ! Marie-Marie et moi victimes d’un attentat au serpent-minute peu de temps après nous en être emparés. Notre agresseur piqué au vif par l’un des reptiles qu’il nous destinait. L’homme était à la solde de Son Excellence Konopoulos, puisqu’il percevait des mandats confortables postés par la secrétaire du diplomate. Lequel possède une samsonite rouge que j’ai cru reconnaître, mais qui, apparemment, ne contient que des flacons. Et le gars à l’imperméable blanc s’est sauvé sans attendre la valise au complet démesuré… Tu parles d’un imbroglio, mon neveu ! Des flashes se succèdent dans mon esprit.
Je suis dans un pot de miel époustouflant. Des reptiles droits sur leurs queues, composent des points d’interrogation vivants.
A quoi rime le vêtement non mettable (contrairement à ton épouse, j’en sais quelque chose !). On le destine à quel étrange usage ? Ça ne va pas être de la sucrette de découvrir les aboutissements, non plus que les tenants, de cette affaire.
La grosse taulière fait ronfler un percolateur qui aurait enchanté Denis Papin.
Et bon, figure-toi que la porte de l’auberge s’entrouvre et qu’une choucarde gonzesse blonde passe la tête par l’ouverture pour mater la salle. Me regarde avec une triste indifférence, regarde la patronne, puis une paire de clients ruraux qui se tiennent face à face, sans boire ni parler, manière d’économiser leurs sous et leur salive, et se retire en fermant la porte, la jolie môme ; ô combien je déplore, tant tellement je la trouve chouette au premier ras-bord.
Mon regard de veau suivant le passage d’un train le long de sa prairie l’accompagne, tout gluant de ce désir qui m’humecte complet dès qu’une jolie fille armée d’un beau cul et de loloches plaisantes me surgit dans la rétine. Je vois la fille regarder de gauche, de droite, puis tout droit, comme une qu’attend quelqu’un. Un quelqu’un qui ne se présente pas.
Elle chemine sur place, si je puis dire. Quatre pas par-ci, quatre autres par-là, retour. Paraît préoccupée et impatiente. Qu’au bout d’un long moment, tu sais quoi ? Je te donne Vincent, je te donne Emile : elle marche à ma voiture, qui est en fait celle de feu Nacht-Weiss, je te le réitère, oublieux comme te sachant, toi que voilà niant sans cesse. D’un geste délibéré, la sublime créature récréative ouvre la portière côté passager et prend place à bord pour attendre. Et moi, Santonio, je me mets à raisonner comme une formation d’instruments à percussion. Je me dis : la fille blonde a reconnu l’auto de Nacht-Weiss. Elle a pensé que son conducteur se trouvait au bistrot, voilà pourquoi elle est venue couler un z’œil céans. Ensuite, elle a décidé de l’attendre près du véhicule. Et comme il tarde (et tardera pas mal encore, me semble-t-il) elle est montée dans la tire pour ne pas se fatiguer. T’admets que c’est logique et cousu de fil noir, non ? Bon, alors je continue. Cette fille devrait être miss Connie Vance. Mon petit doigt qui me chuchote la chose et il n’a pas pour habitude de me bourrer le mou.
Je cigle mes deux décis, tapote mon futal manière de redonner un peu de sa souplesse au pli, rectifie mon nœud de cravate, lisse mes tempes avec trois doigts mouillés de salive et j’aventure dans la rue paisible. Une Madame tenant un chien et un cabas en laisse passe lentement entre la voiture et moi. Juché au faîte d’une échelle, un jeune plombier-zingueur (et pourtant c’est pas jeudi) gouttière, tandis qu’un transistor posé sur les tuiles plastique-bertrande la félicité du bourg.
Je contourne la guinde et vais me catapulter au volant.
De près, la demoiselle est beaucoup plus sensorielle que de loin, plus vibrante, odorante, ondante, bandante et je dois sûrement en omettre, mais ne nous désunissons pas pour une simple accumulation d’adjectifs.
En me voyant m’abattre sur la banquette (de Vaud) voisine, bien entendu elle a un sursaut et veut comprendre.
— Miss Connie Vance, je suppose ? la salué-je.
Elle opine.
Dix sur dix, Tonio ! T’as toujours des bulles de champagne dans le caberluche, mon pote. Tu foisonnes des cellules, c’est bien, ça. C’est très bien !
— Vous attendez Hans ? je lui dégoupille suavement.
— J’ai reconnu son auto, et…
Son accent est à croquer. Je ne serais pas moralement fiancé, je le croquerais.
— Vous n’êtes pas près de le revoir, dis-je en faisant la grimace.
— Pourquoi ?
— Il y a eu un os…
— Un quoi ?
— Un ennui.
— Quelle sorte d’ennui ?
— Le plus grave qui pouvait lui arriver : il a été mordu par un de ses… pensionnaires.
Elle sursaute.
— Il est…
— Oui.
— Où ?
— A Genève, au moment de… d’opérer ce qui avait été prévu.
Léger temps mort réclamé par la partie adverse. Connie a un regard admirable, bleu, avec une sorte de serti plus sombre, presque noir autour de l’iris. Elle sent la menthe et la framboise au soleil. Par l’ouverture de son manteau de lainage bis, je découvre un inoubliable décolleté qui flanquerait le vertige à Haroun Tazieff.
Deux seins pommés, durs, drus, impecs. Quand elle saute à pieds joints, ça ne fait pas floc floc, rassure-toi.
— Quelle horreur ! soupire-t-elle.
— Je ne vous le fais pas dire.
Un silence recueilli à la mémoire de Hans.
— Il aurait toujours dû avoir du sérum antivenimeux sur lui, soupire l’admirable créature.
— Tous les trapézistes se figurent qu’ils peuvent travailler sans filet, réponds-je avec cette pertinence en acier trempé qui ajoute à mon charme.
Re-silence, puis la question que j’attends arrive :
— Qui êtes-vous ?
— Aldo Dhane, son meilleur ami.
— Il n’a jamais parlé de vous.
— Avez-vous l’habitude de citer le nom de votre meilleure copine à tout propos, miss Vance ?
— Vous êtes français ?
— Entre autres. Disons que je possède plusieurs passeports.
— Vous faisiez des affaires ensemble ?
— Certaines, oui. Le travail, c’est l’adjuvant de service de l’amitié.
Je parle un peu triste, ainsi qu’il sied à un homme dont le cœur est en deuil.
— Pourquoi êtes-vous venu ? demande-t-elle.
— Pour vous prévenir de la chose. C’est plus correct qu’un coup de fil, non ? Et puis je tenais à vous faire des offres d’emploi. Non que je sois un profiteur, mais la vie continue pour nous, avec ses problèmes. Hans n’a pu honorer son contrat, je suppose que Son Excellence reste dans les mêmes dispositions d’esprit. Je dois pouvoir, par d’autres moyens, lui accorder satisfaction, simple question de… d’accords. Si je me trompe, dites-le-moi, ça ne m’empêchera pas d’avoir une monstre envie de vous embrasser.
Elle me coule une brève œillade, intéressée, mais pas spécialement frivole.
— Je n’ai aucune qualité pour vous charger de quoi que ce soit, déclare Connie.
— Je m’en doute.
— Il faut que vous rencontriez Son Excellence.
— Je ne demande que ça.
— Elle n’est pas ici pour l’instant, mais à Lausanne.
— Eh bien, je la verrai à son retour.
— Elle risque de rentrer tard.
— J’attendrai. Mais je ne veux pas risquer de me faire remarquer dans ce petit bled, c’est mieux pour… la suite de nos relations, s’il doit y en avoir une. Je suis un maniaque de la prudence.
— Vous allez retourner à Genève ?
— Probable, à moins qu’il n’y ait chez vous un coin d’office où il me serait permis de bouquiner un polar ? Je sais me faire oublier, vous savez. J’ai le genre caméléon ; au bout d’un instant, on recommence à apercevoir le papier de la tapisserie à travers ma carcasse.
Là, elle se paie un vrai sourire amusé.
— O.K., venez, Son Excellence doit m’appeler en fin d’après-midi, je pourrai déjà lui parler de vous et vous saurez si vous devez attendre davantage.
Je vais pour glisser la clé de contact dans le démarreur, mais elle récrie :
— Hé ! Pas si vite, j’ai ma propre voiture. Et puis il faut que j’aille à la poste et à la pharmacie.
Bloiiiing ! La tuile ! Si elle va à la poste, la préposée lui parlera de ma visite. Moi, très bien, le contrôle du self, imperturbablement.
— Je peux vous faire une des deux courses pour gagner du temps, jolie princesse ?
Tu retapisses l’astuce du mec, Enfoiré ? Je ne me suis pas proposé pour le courrier afin d’éviter de lui mettre le prépuce à l’orteil.
— Vous êtes gentil, mais il faut que j’y aille moi-même.
Bon, il ne me reste plus que la prière.
« Seigneur ! Mon très cher, gentil, imperturbable Seigneur, fais qu’elle commence par la pharmacie ! Si oui, je te promets que j’irai à Lourdes en marchant sur les genoux. »
Elle sort du carrosse et marche en direction d’une croix verte qui vient de s’éclairer bien que le jour soit encore de la fête.
Bibi attend qu’elle ait pénétré dans le magasin du potard pour ruer au bureau of post. Il y a la couette au guichet. Je me porte péremptoirement en tête du peloton, malgré les maugréations des queutards, écarte d’un coude inaliénable le boucher qui déposait une chiée de mandats, avec un « permettez » si cassant qu’il en a la repartie au fond de son slip. Tends un billet de cent balles à la môme.
— Miss Vance va venir, lui dis-je : surtout pas un mot sur notre conversation, je compte sur vous ?
Elle reste indécise, on devine qu’un prodigieux mécanisme se met en branle dans sa ravissante tête linottière.
— C’est quoi, ces cent francs ? elle interroge à intelligible voix.
— Pour vous, baby !
— Comment ça, pour moi ?
— Gardez, gardez !
Je m’esbigne en précipitance.
Ouf ! Le temps de rallier la voiture et la môme Connie quitte la pharmacerie pour traverser la rue.
Elle disparaît dans le bureau de poste. Je branche ma radio, sachant que, vu l’affluence du soir, elle en aura pour un bout de temps.
La musique m’enveloppe dans du gazeux. Soudain, je sursaille : merde ! Et Béru qui va se pointer !
Fissa, je retourne à l’auberge de Commune où la grosse patronne raconte à ses clients qu’elle hébergeait deux vers solitaires (et solidaires). A quoi, me pointant inopinément, je me permets de lui faire valoir qu’étant deux, ces vilains galopins n’étaient donc plus solitaires. Humour facile, affligeant même, mais il convient de faire avec ce qui te tombe sous la main ; les occasions de s’esbaudir sont rares, et t’as pas tous les jours un discours de Canuet à disposition[7].
La tenancière s’abstient de rire. J’en profite pour lui dire qu’un ami à moi va viendre : un très gros, un soiffard, et qu’elle lui recommande de m’attendre inexorablement. Qu’il mange ici, qu’il y dorme à la rigueur. Cet être de rêve se nomme Bérurier : Bébé Ruru Yiéyié, impossible d’oublier. Vu ? Oui ? Bon !
Je repars.
Elle éclate alors de rire.
Je me retourne, croyant que mon pantalon s’est fendu en deux. Mais elle me rassure.
— C’est à propos de mes vers solitaires, dit-elle, c’est vrai que si ils sont deux ils ne sont pas solitaires.
Je lui demande si elle n’est pas native de l’Appenzell, et elle me répond que oui ; donc tout va bien.
Connie Vance réapparaît.
Elle vient à ma guinde.
— Bon, vous n’aurez qu’à me suivre, dit-elle ; ma voiture, c’est la petite Mini jaune que vous apercevez dans le parking de la Migro.
Elle ajoute en déposant un billet bleu sur mes genoux :
— La postière ne sait pas pourquoi vous lui avez donné cent francs et m’a priée de vous les rendre.
Elle s’éloigne tandis que je réunis toute mon énergie pour tenter d’avaler ma salive.