Rien de plus mystérieux qu’une maison, lorsqu’elle veut s’en donner la peine, me complais-je à répéter, car avec tézigue, pardon ! Faut pas avoir peur de te pilonner les méninges si on veut que ça pénètre de trois millimètres, merde, une tête de buis pareille ! Que l’absolument plein rejoint le vide intégral. Ta tronche, pas vide, non : massive. T’es dans le massif ! Cœur de buis, te dis-je. A nœud ! Le nœud étant toi. Mais j’égare, disperse. Qu’après faut cavaler à la recherche de mes idées directrices, comme le berger qui vient de calcer une brebis court ensuite rassembler ses moutons ! Tout se paie cash ! Pas content, mais cash !
Et bon, je t’arrive à mon propos : rien de plus mystérieux que certaine maison, et, dans l’ordre du mystère, après les maisons, ce sont certains bagages : malle de grenier, valoche perdue, paquet déposé sur un banc, j’en passe ! Je te passe Montaigne, et passe-montagne, tout bien.
La valoche signalée par mémère, la vieille Gaëtane, est drôlement fascinante, posée sur son rayonnage, entre un grand carton mal ficelé et un étui à violon.
C’est vrai que ses étiquettes d’hôtels chatoient sur ses flancs râpés. Des rouge vif, des crème avec impression bleue, des vert pomme. Une curieuse palette.
Le gars qui gère ces biens en souffrance, ou qui, plus précisément, veille sur eux, est un gros débonnaire dont le ventre en auvent protège la braguette contre les intempéries. Cheveux blonds et rares, donc front vaste et rose, yeux très clairs, poche de poitrine hérissée de stylos, au point qu’on songe à une cartouchière cosaque. Il louche sur Marie-Marie qui m’escorte, plus ravissante que jamais.
Je lui produis mes identités et lui explique que je souhaiterais inventorier le contenu de la valise que voici. Il a un haut-le, tu sais quoi ? Corps !
— Mais vous entendez ce que vous me demandez ? fait-il.
Bon, c’est foutu-râpé. Un intransigeant. Service-service ! Lagardère meurt mais ne se rend pas ! La garde erre, mais ne meurt pas, la garde-meuble mais… L’hagarde, etc. Continue, ça m’intéresse.
Il enchaîne :
— Vous avez une autorisation des autorités suisses ?
— Il s’agit d’un simple contrôle. Je suis prêt à vous signer une décharge…
Il secoue la tête.
— Je dis pas, mais je ne peux pas prendre ça sur moi, venez, on va aller voir mon chef !
Il me pilote jusqu’à un burlingue voisin où un type qui a l’accent bernois explique à une certaine Lili qu’il ne pourra pas la rencontrer à huit heures du soir ainsi qu’ils en étaient convenus.
On attend que la Lili admette cette carence. Quand le chef a raccroché, je me fends de nouvelles explications :
— Un type que je file pour une affaire de la plus grave importance et qui, et que et dont et que je…
Le décommandeur de Lili, étant chef, branle le sien.
— Ecoutez ! fait-il, tranchant, vous autres, de l’autre côté, on dirait qu’il ne s’est rien passé ici depuis Napoléon Premier ! Vous avez tendance à prendre Genève pour une préfecture française, Je…
— Inutile, l’interromps-je, un aimable chauffeur de taxi m’a récité le texte intégral pas plus tard que ce matin. Je vais donc me munir des autorisations nécessaires.
— Et moi, déclare mon terlocuteur, je vais en référer à la police de l’aéroport, car cela fait deux personnes qui s’intéressent à cette foutue valise en moins de deux heures !
Je grimiaule. Y a des jours où ça foire, mon gars, faut s’incliner. Plus tu t’obstines, plus le sort vaseline les trucs que tu cherches à saisir !
Mon sourire de prise de congé ressemble à une grimace d’hépatique sur la pube des pilules « Chi-mou ».
Je récupère Marie-Marie qui m’attend sagement devant le bureau du chef. Le Gros regagne le sien. A peine qu’on parvient à mi-couloir, il ressort en lançant des clameurs. « On a volé la valise ! On a volé la valise ! »
Alors là, pour le coup, je suis passionné. Et déconfiturié aussi, bien sûr ! Si ce gros mec n’avait pas brandi l’étendard du règlement, comme Napoléon (justement) brandissait le drapeau français au pont d’Arcole (du moins sur les gravures commémoratives) on ne se faisait pas baiser au poteau !
Je reviens sur mes pas, rageur. Le chef qui a perçu la complainte s’annonce aussi. Alors, l’Antonio y va de sa propre goualante.
— Vous me faites deux beaux melons, tous les deux ! Au lieu de ratiociner, vous seriez mieux inspirés de veiller sur les biens qui vous sont confiés ! Ah ! vous vouliez alerter la police de l’aéroport ! Eh bien c’est le moment, messieurs ! Et ne perdez pas de temps, je vous prie ! Dites qu’on coure à la station des taxis, à celle des bus. Qu’on regarde au parking du premier ! Allez, grouillez, le voleur ne peut être loin puisque la chose s’est produite pendant que nous parlions !
Ils effervescent, mes bons copains helvètes. Et je piétine, obscur témoin ! Là, à notre aîné et à notre barde ! A notre nez et à notre rhubarbe !
De quoi se la dégager pour s’y mettre un nœud papillon, tu ne trouves pas ?
Je continue de revancher en houspillant les deux fonctionnaires, en grand lâche que je me plais à être, parfois. Ils sont accablés, les pauvres.
Avant de filer, je les foudroie d’un perfide :
— Je vais de ce pas en référer à qui de droit !
C’est toujours plaisant dans une prise de bec et de position « qui-de-droit ». Ça veut rien dire, mais ça te fait frisotter les poils occultes.
— Déjeunons au restaurant de l’aéroport, décide péremptoirement Marie-Marie.
Je lui objecte qu’il existe en ville des restaurants plus intimes, mais elle déclare sur un ton décisif :
— Non, mangeons ici, l’artiste, tu ne le regretteras pas.
Moi, bon, j’accorde. Déguster un ris de veau Clamart en regardant décoller des Boeinges, je trouve qu’il y a mieux à maquiller, surtout quand tu as à ton côté une merveilleuse dont tu viens de demander la main.
On grimpe donc se sustenter, pour déférer au caprice de Mademoiselle ma future. Le repas est animé. Elle me fait raconter par le menu (vu l’endroit) l’histoire du bagagiste, mon coup foireux de la Samsonite rouge, et les révélations de la vieille dame au roquet mordeur.
Quand nous avons terminé notre bouffement, elle farfouille dans le minuscule sac-pochette qui lui pend au cou et en extrait une petite clé nickelée.
— Watt is it ? je questionne, en anglais d’électricien.
Marie-Marie garde une frimousse on ne peut plus sérieuse pour déclarer :
— La clé de la consigne où je suis allée planquer la valise pendant que tu discutais avec les deux alpestres.
On attend d’être dans ma chambre pour déponner la valtoche. Pendant le trajet, je garde le bras dessus, jouant avec la languette de cuir sur quoi sont collés le nom et l’adresse du propriétaire : « Théodose Mamandhréou », 69 bis, rue Claude Rank, Paris 16.
Marie-Marie est contre moi dans le bahut, sa main fraîche posée sur ma main chaude, très droite, d’une gravité qui m’étonne et m’étourdit. J’ai l’impression que ce n’est plus ma musaraigne de toujours, mais une inconnue pleine de maintien.
En tout cas, elle a l’esprit de décision, ma très belle. La manière qu’elle est allée harponner la valise pour foncer l’enfermer dans l’une des consignes automatiques toutes proches et revenir ensuite chiquer l’innocente tourterelle, le tout en pas deux minutes, en dit long sur l’énergie de cette frangine. J’en reste sidéré.
— Tu paries pour quoi ? demande-t-elle.
— Que veux-tu dire ?
— Je parle du contenu de la valise. Supposons que la vieillarde ait vu juste et que son propriétaire ait pris peur en voyant débouler le cadavre, cela signifierait qu’il a craint qu’on la lui fasse ouvrir et qu’il a préféré filer en l’abandonnant…
Je hoche la tête :
— Je ne vois pas les choses ainsi, ma poule. Qu’on la lui fasse ouvrir, il devait s’y attendre puisqu’il passait une frontière. D’autre part, à quoi lui servait de fuir puisque son nom est fixé à la valtouze ?
— Alors ?
— Alors rien, peut-être que son contenu éclaircira le mystère. Cela dit, la vieille s’est sûrement monté le bourrichon. Elle se gave de polars et les filtre mal. Il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’un bagage en souffrance dont le propriétaire est peut-être en train de râler comme un pou hystérique au service des réclamations de l’aéroport du Caire, de Washington ou d’Helsinki…
Et bon, la devisance fait passer le temps, le temps le chemin, et nous revoilà à ce bon hôtel languide, où l’odeur d’encaustique et de vieillesse bien tenue te flanque de subtiles nostalgies dans l’olfactif.
Parvenu dans ma carrée, je dépose notre larcin sur mon beau couvre-lit blanc, au crochet.
— A toi l’honneur, ma chérie ! fais-je à Marie-Marie en lui désignant la valise.
Elle s’approche de moi.
— Comment viens-tu de m’appeler, Antoine ?
C’est fou, les filles, comme elles sont sensibles aux mots, aux regards, inflexions, silences ; comme elles sont sensibles à tout, comme elles sont sensibles à rien pour en faire un tout ! Toujours branchées, les chères chéries jolies. T’as qu’à simplement monter le bouton de l’ampli. Nous autres, sales mecs, sales cons, faut chaque fois nous démarrer à froid. Départ arrêté, comme dans les tests taumobileux. Départ arrêté !
Elle ressemble à l’amour, Marie-Marie, à cette merveilleuse seconde. C’est une onde de bonheur en cours de matérialisation. Un léger tournoiement de l’atmosphère, qui donne une teinte pastel : rose et bleue… Lumineuse. Ça chauffe à distance. Elle me tend ses lèvres. Je les accepte comme elles sont offertes.
Un long baiser ardent, d’amour intense venu d’ailleurs, venu de loin, de très profond, de très longtemps… Et ce moment fabuleux, nous le savions déjà. On l’avait prévu, compris, pré-vécu à l’époque où elle entrait en sixième, Marie-Marie, avec ses nattes, ses taches de rousseur, son regard espiègle et son sourire qui retenait des impertinences.
Il y a longtemps, c’était hier… J’étais guère moins vieux, mais elle infiniment plus jeune. Tu comprends ? Essaie, fais-moi ce plaisir, cette politesse, cette moindre des choses de piger à quoi correspond un tel baiser, et pourquoi il chante si fort en nous, pourquoi il nous brûle au chalumeau, le bougre.
Et quand on est à bout d’oxygène, car ça consume un baiser. Oh ! là là que ça consume ! Et consomme ! Quand on doit respirer coûte que coûte, on réfugie nos bouches dans nos cous, ainsi font les chevaux dans les grandes prairies closes de barrières blanches. Je te l’ai déjà placée, cette image des bourrins cou contre cou sur l’herbe verte, hennissant de tendresse, avec leur pelage luisant, ces grands cons quadrupèdes (la quadrature du pède) et leurs naseaux fumants dans le matin frisquet. Et nous, semblables à eux, les gails. L’image forte ! Déjà utilisée, mais tu te laves bien la bite chaque matin, j’espère ? Faut pas craindre, quand tu tiens l’image-clé, l’image-déclic, de la resservir. Quand tu penses à tous ces crânes mous qui nous font chier avec les diapos de leurs vacances ! T’as le malheur de te risquer chez eux : t’y coupes pas ! Après le dessert, au lieu de s’enculer en couronne, comme dans la chanson, ce qui serait à tout prendre plus marrant, poum ! Séance photos ! Le Pirée ! La Grande Pyramide ! Le Temple de cecicela ! Eux, en train de massacrer une langouste aux Canaries. Eux, en mer, en neige, en sable, à poil ! Eux, si pourtant dénudés d’intérêt, et qui se dénudent intégralement. Misère ! Passons ! Je sais que t’es pressé, y a des cons qui t’attendent, ou t’as des conneries à faire, alors me faut gazer sur les miennes. Droit aux faits ! Ney ! Les fusils étaient-ils chargés ? Juste le coup de grâce, dis-tu ? Ils avaient omis de charger le revolver à blanc ? Ah ! bon. Tant mieux. Donc, il a eu le cœur intact ? Vive l’Empereur ! Napokassa ! Ney ! Un cas ! Fidélious ! Pair de France, pourtant ! Mais ils ont fait d’un pair deux coups : pan et pan ! De grâce ! Rien à regretter, de toute façon, il serait mort à l’heure que je te cause.
Et Marie-Marie dans mes bras, farouche, pathétique d’amour, soudain, elle qui tant faisait marrer avec ses boutades et ses pieds de nez ! Et puis le temps passe en douce, l’ordure. Se faufile parmi nous, en nous… Et alors tu vois ce qui consécute ? Cette belle demoiselle en émoi d’amour, qui se serre contre moi comme le lierre après son chêne.
Il nous faut beaucoup de courage pour qu’on se désunisse (je devrais écrire : « pour que nous nous désunissions », mais je t’emmerde !).
On y parvient. Elle s’occupe alors de la valtoque. Fait jouer les trois fermoirs.
Elle a repris son entrain habituel.
— Un, deux, trois… compte-t-elle.
Si elle était dans les postes, je dirais : « composte-t-elle » et ça serait marrant à cause de Saint-Jacques. On rate des occasions de se fendre la gueule, faute de « H ».
Le couvercle se rabat en arrière. Nous, en avant.
La pochette surprise !
Que vois-je ?
Devine !
Crétin ! T’as perdu.
C’est pas ça. Mais alors pas ça du tout ! Et t’es loin du comte, comme Rodrigue quand il se castagnait avec les Maures après être parti avec Saint-Saëns et être arrivé avec la moitié de la méthode Assimil. Te dire !
Où qu’j’en étais ?
Ah voui ! La valise ne contient pas de serpents, pas de plutonium, pas de sachets de cocaïne, pas de tambours, pas de trompettes, pas de faux dollars, ni de bons du Trésor. Elle ne contient que des vêtements. Et ceux-ci se composent, deux points (ou deux pêches) à la ligne :
D’un pardessus en mohair de couleur beige. D’un complet bleu foncé, croisé. D’une chemise bleu-très-pervenche, d’une cravate noire, d’une paire de chaussettes, d’une paire de souliers bleu marine. Le tout plié méticuleusement, comme si chacun des éléments énumérés sortait de la fabrique (à brac).
Nous déposons ces fringues sur le lit que Napoléon III dut utiliser, je te le répète, et ces choses-là, crois-moi (ou trois mâts) ça se sent de loin et tout de suite.
Déception ? me diras-tu. Tu vadrouillais en Charybde (toutes voiles dehors) et te voilà en Scylla, mon pauvre Tantonio. Hein, Ducon, c’est ce que tu penses ? Je t’entends ricaner, face d’ablette ! T’es là, comme une braguette entrouverte, à prédire des choses qui ne viennent pas. Il est feinté, le preux commissaire ! Tomate, va ! Colique verte ! Menstruesophage ! Ecoute un peu, vieille pelure, ce que je vais te déclarer ici même. Ces vêtements… Hein, tu me suis ? Eh bien, ces beaux vêtements tout neufs me flanquent une secousse comme rarement ressentie. La commotion !
Et Marie-Marie en est terrifiée. Si elle ne claque pas des dents, c’est parce que ses jolies perles sont soudées par l’effroi.
Pardon ? Qu’est-ce que tu dis ? Qu’il s’agit de sanglants vêtements ? Ah ! je reconnais bien là le brio de ton imagination d’insecte, espèce de mal fabriqué !
Non, l’ami : pas de sang ! Non, l’ami, pas de débris humains sortant des poches.
Ce qui abasourdit lorsqu’on a déplié ces fringues, c’est leur dimension.
Aucun homme vivant ne pourrait les passer. Le pardessus mesure plus de trois mètres. Les chaussures correspondraient à du 70, si le 70 existait. Le reste à lavement ! Tiens, les chaussettes ! Merde, je voudrais que tu les visses ! Tu pourrais les enfiler par-dessus des bottes d’égoutier. Ce gigantisme fait peur, car il suggère un monstre, comprends-tu ? A regarder ces effets, on se demande à quel surdimensionné ils correspondent. On tente de concevoir l’être capable de mettre le falzar éléphantesque sorti de la valtouze. Et la cravate, donc ! Du Gnoli ! Ah ! mais c’est vrai : tu ignores Gnoli. Toi, ta culture, c’est la jardinière d’œillets d’Inde sur le rebord de ta fenêtre ; pas vrai ? Si nous avions, en face de nous, l’individu auquel ces vêtements peuvent aller, nous n’aurions sans doute pas peur. C’est de l’imaginer qui crée l’angoisse.
Car l’homme, quand il est pressé, va tout de suite au pire.
Pour simplifier.
— C’est horrible, balbutie Marie-Marie.
J’agite mon physique de théâtre de haut en bas, puis de bas en haut, ce à quatre ou cinq reprises.
— Monstrueux ! renchéris-je.