OMICRON

Comme je m’apprête à franchir le porche (épiche) de l’Elysée, je vois discutailler Pinaud avec le planton. Véhément, la cravate défaite et, tiens-toi bien au bastingage : sans son mégot !

En m’avisant, il cesse de glapir comme une pintade qui aurait à pondre un œuf d’autruche.

— Mon Dieu, tu es là ! Ce que j’ai eu peur. Le café que la fille a bu vient de faire son effet. Elle parle… Il paraît que dans ce message, un mot fait tout sauter, attention, c’est le mot anti…

Je me rue, lui plaque ma main sur le clappoir.

— Tu veux donc m’émietter, espèce de vieux crabe sénile !

— Mais quoi, au contraire, j’accourais pour t’alerter…

— Seulement tu criais le mot à ne pas prononcer, banane !

— Vraiment ? Je te demande pardon, c’était dans ma précipitation.

J’entraîne la Bannière en direction du troquet.

— Tu disais qu’elle parle sous l’effet de la drogue ?

— Oui, viens écouter.

— Si j’y vais et qu’elle profère le mot, j’explose !

— Exact. Alors ?

— Tu vas l’interroger en mon lieu et place. Demande-lui ce qui se passerait si ma bombe ne réagissait pas au mot fatal.

— Ensuite ?

— Ensuite, où se trouve un certain Stefano, et la manière de le rencontrer d’urgence.

— Et puis ?

— Pour l’instant c’est ce qui m’intéresse, nous entrerons plus tard dans les grands sujets.

La Vieillerie se met à arquer en direction du bistraque. Il marche au plus vite, malgré ses rhumatismes. Il a le dos voûté, les oreilles de plus en plus décollées. De loin, sa tronche, tu croirais une vieille cruche avec des anses énormes et un couvercle qui n’est pas celui d’origine.

Il tourne le coin de la rue.

Moi, je continue d’avancer doucettement. Je remâche mes affres. La sortie du Vieux me maudissant, m’expulsant en présence du Premier des Français et de quelques seconds. Honte à moi ! Mort sur moi ! Cette fois, ma démission sera irrémédiable. Avant de canner, je m’offrirai ce dernier luxe. Espèce de vieux torchon, va !

Mais que se passe-t-il ? Pinuche réapparaît, précipitamment. Il court, ma parole ! J’ignorais que ce lui fût possible.

— Là-bas, il m’hurle, là-bas, l’ambulance !

Effectivement, je distingue l’arrière blanc et le gyrophare bleu d’une ambulance au fond de la rue ; elle s’éloigne, toute sirène libérée.

— Eh bien, quoi ?

— On emporte la fille ! Ils ont foutu des gaz soporifiques dans le café : tout le monde dort ! Ils ont coupé à la tenaille la chaîne des menottes. Ils… Juste comme j’arrivais.

Le bouquet final, quoi !

Quelqu’un de la bande devait se tenir dans le troquet avec mes hommes, qui a prévenu ses complices de la situation. Tout devait être mis en œuvre pour délivrer Connie à la faveur de l’énorme émotion consécutive à l’attentat.

Et moi, fin nigaud, refoulé, répudié, bardé d’explosif, seul, je reste au bord du trottoir.

Tu sais que j’en pleurerais presque ?

La roulette russe !

Je vais regarder ces gens écroulaga dans le bistrot, foudroyés par un gaz d’une efficacité folle. J’aperçois un de nos inspecteurs à la table qu’occupait Connie Vance.

— Tu t’es fait remplacer avant de venir me prévenir ? je demande à la Vieillasse.

— Nécessairement, répond l’Intègre.

— Bon, attends le réveil de ce gonzier et enregistre tout ce que la fille lui aura dit pendant ta brève absence. Cela fait, file attendre de mes nouvelles à l’agence et n’en bronche plus sans mon ordre.

Un taxi passe, je l’hèle.

Y monte avec la lenteur d’un nonagénaire à qui on aurait barboté ses deux cannes.

Affalé sur la banquette, je tente de reprendre mon souffle et, partant, mes esprits.

— Alors, c’est pour le Cap Nord ou la Terre de Feu ? grinche mon driverman, un jeune teigneux à tignasse, en pianotant son volant.

— Orly Ouest, réponds-je sans trop penser à ce que je dis.

Je suis trop anéanti pour décider, je préfère m’en remettre à mon instinct.

* * *

Lorsque j’entrouvre, sans toc-toc prélavable (comme dit Béru), la porte à Félix, je trouve celui-ci penché sur une rame de papier aussi vergé que lui, noircissant icelle de son écriture galopante et sûre.

Il rédige, rédige à en perdre sa laine (toujours Béru dixit), sans que son visage marque l’effort, voire la concentration. Sa plume court et il la regarde caracoler sur l’accueillant papelard, avec presque du détachement dans la prunelle.

— Vos souvenirs, professeur ? demandé-je après être entré de la tête dans sa carrée de l’auberge.

Il achève posément son paragraphe, place un point qui s’avère être un point t’à la ligne et me fait front.

— Oh ! déjà de retour, mon bon ! J’établissais un rapport des derniers événements, car je craignais que nous ne sombrions tous dans cette aventure. Figurez-vous que Bérurier a pris contact avec votre fichu Grec à propos de la valise et il est parti la lui livrer. La chose remonte aux toutes premières heures de la journée et je suis, depuis lors, sans nouvelles de notre ami, ce qui m’inquiète fort.

— Se fiche dans les griffes de ce type ! grommelé-je, alors qu’il ne lui demandait rien !

— Allons, sermonne Félix, ne reprochez pas à votre subordonné d’avoir un comportement calqué sur le vôtre. Car vous êtes bien allé vous y coller délibérément, vous, dans les griffes de votre fauve !

J’admets le bien-fondé de la remarque. Pour varier la converse, je lui relate l’épisode élyséen.

L’aimable bonhomme m’écoute scrupuleusement.

— Heureusement que vous avez réalisé in extremis la vérité !

— Certes, sinon vous imaginez dans quelle confusion le pays allait être plongé : le Président de la République, le Premier Ministre et deux de ses principaux collaborateurs bousillés, sans parler du Chef de la Police !

— C’eût été attractif, convient Félix. Quel scoop pour les medias ! Toujours est-il que vous voici coupé de la bande. L’astucieuse libération de la donzelle ajoute à l’opacité de la situation.

— C’est pourquoi je reviens aux sources, dis-je ; aussi étrange que cela puisse paraître, mon salut éventuel se trouve dans cette localité. Je fus mal inspiré de laisser Connie Vance nous attendre dans ce bistrot. Si nous l’avions conduite à la Grande Volière, ses petits amis l’auraient eu moins belle pour la délivrer.

Le vent souffle fort, en provenance du Léman. Il miaule dans les conduits et agite les volets à chevrons des façades, biens qu’ils soient convenablement arrimés. Une ambiance de fin de monde ! Le ciel bas qu’on distingue à travers les rideaux à grosses mailles est oppressant.

— Vous n’avez pas consulté de spécialiste au sujet de votre bombe, commissaire ?

— Le seul en qui j’ai confiance enterre un oncle à l’autre bout de la France.

— Ce qu’il serait intéressant de savoir, c’est si votre engin est uniquement commandé par le mot-signal, ou bien s’il est de toute manière limité à zéro heure, cette nuit.

— Oui, conviens-je, on ne peut plus pénétré, ce serait vachement intéressant en effet.

Et puis, bon, je téléphone à la Detective Agency. La Claudette me répond et tout de suite fulmine rapport au père Pinaud qui a des humeurs aujourd’hui et qui prétend vouloir se faire faire une pipe, le cher débris, alors que Claudette a son propre chewing-gum.

Et le chewing-gum à la Claudette, lui, au moins, il est à la chlorophylle, tandis que le zob à César, pardon, va goûter, je te laisse le soin de définir.

— Passez-le-moi ! dis-je.

Et, ce disant, je ne parle pas du zizi à Pinuche, mais de l’individu pilnucien tout entier.

— Où es-tu ? s’informe Barderne-Baderne.

— En Suisse. Pourquoi tu tousses ?

— Depuis que j’ai perdu mon mégot, ce matin, j’essaie de m’en refaire un autre, mais je n’y parviens plus, ces cigarettes sont infumables de nos jours.

— Le tien datait de quand ?

— Des années soixante. A présent, le S.E.I.T.A. n’est plus ce qu’il était.

— Tu as obtenu des tuyaux sur la fille ?

— Romantin a dormi jusqu’à quinze heures. Je suis resté à son chevet tout ce temps-là.

— Alors ?

— En effet, elle a continué de beaucoup parler. Mais c’était assez pêle-mêle. J’ai noté les principales choses que Romantin m’a rapportées… Tu permets…

Je perçois un bruit de papelard froissé. Puis, plus rien.

— Allô ! Allô ! égosillé-je.

— Bouge pas, j’ai perdu mes lunettes, déclare le Dévasté.

Nouveau silence. Enfin il réempare l’écouteur.

— Ça y est. Voilà… Elle était comme ivre. La drogue que vous lui avez fait prendre est sacrément efficace. Bon. Elle a dit… Elle a dit… Mince ! Mon papier est crevé, il faut dire que j’ai pris ce qui me tombait sous la main, c’est-à-dire du papier hygiénique. Je dois en conserver sur moi en permanence à cause de ma constipation chronique qui m’oblige à prendre des dragées laxatives dont l’effet est capricieux. Au contact de mes poches, ce papier devient plus tendre, comprends-tu ? Et il arrive fréquemment que son emploi me cause des surprises désagréables, les doigts passant volontiers au travers. Je me suis donc servi dudit pour…

— Pinaud ! murmuré-je, ô Pinaud… J’ai une bombe fixée à la poitrine, elle va exploser d’une minute à l’autre, et toi tu trouves le moyen de me raconter tes effroyables tripes et ton misérable anus de bourricot malade ! As-tu donc perdu tout sens des réalités ?

Il se racle la gorge.

— Je t’expliquais seulement pourquoi j’ai du mal à relire mes notes, fait-il… Attends… Destruction générale du monde capitaliste… Implantation en Suisse, pays qui le symbolise le mieux. Confusion générale… Bouge pas, Antoine… Mise sous bombe de tous les Conseillers Fédéraux… Tu as entendu ? Tous les membres du gouvernement sont sous explosif, à la merci d’un détonateur. Voilà pourquoi on fiche la paix à ton Konopoulos. Bien obligé : il a piégé les chefs de la Confédération. Je poursuis… Konopoulos est une pute… Non, c’est pas ça… Là aussi, il y a un trou dans le papier… Konopoulos est une… une toute ?… Non : ça peut pas être toute. Il devait y avoir un « p » avant que ça crève. Une… Ah ! Une taupe ! J’y suis : une taupe ! Il y a quinze ans, il travaillait au K.G.B., et puis on l’a parachuté dans la diplomatie grecque où il a fait carrière… La terreur va s’instaurer en Suisse pour commencer. Après les membres du Gouvernement : les Assemblées Internationales… Et puis les Banques… Tous les moyens… Les plus imprévisibles… Voilà, c’est tout, mon petit. Romantin ne m’a rien rapporté de plus.

Egoïstement, j’insiste.

— La donzelle n’a plus fait allusion à ma bombe à moi ?

— Non.

Il ajoute :

— Elle n’a guère eu de temps : ses complices sont arrivés presque tout de suite avec leurs vaporisateurs à somnifère.

Il rit comme rirait un vieux bélier si les moutons riaient.

— Tu veux que je te raconte leur astuce pour se prémunir contre le gaz ? Des lunettes. Ils en portaient tous les deux, car ils étaient deux, d’énormes lunettes rondes avec un nez de plastique comme on en vend chez les marchands de farces et attrapes ; en fait, ces lunettes constituaient des masques protecteurs. Ils se retenaient de respirer par la bouche, comprends-tu ?

Nouveau rire chevrotant.

— Que comptes-tu faire ? demande-t-il au bout dudit.

— Réciter mon acte de contrition, soupiré-je en raccrochant.

Je subis un moment de flou qui n’a rien d’artistique. Dans un cas comme le mien, on mesure totalement la solitude humaine.

Je passe dans la salle de bistrot. Quelques vieux vignerons éclusent trois décis de blanc dans leurs minuscules verres. Ils ne se parlent presque pas. Ne regardent rien. Ils sont là, posés. Aux murs il y a des tableaux de sociétés avec les noms des adhérents, présidents, vice-présidents, trésoriers, et toutim en tête, rédigés en belle ronde à petits poils fleuris sur des bristols. Des fanions aussi. La chorale du chœur mixte de Bonraisin. Ses membres fondateurs ; la coupe qu’elle a obtenue au concours de Monhneux-sur-Taschate. Toute la paix, toute la sérénité d’un monde épargné, encore intact, où la vie reste la vie avec des jours de vingt-quatre heures et des nuits sans autres bruits que ceux du vent, de la pluie et des oiseaux. Merde, ce que je voudrais pouvoir m’asseoir à cette table, avec ces braves vieux, me frotter à eux, m’inclure à leur silence…

La sommelière est dodue, avec un bon gros cul et des joues franches comme le pain frais.

— Vous voulez boire quelque chose ? me demande-t-elle en vaudois moderne.

— Oui, une bouteille de vin blanc. Vous pouvez le monter dans la chambre de mes amis ?

— C’est en ordre. Avec trois verres ?

— Non : deux, il n’y a que le vieux.

Elle hoche la tête.

— Le Gros vient d’arriver du temps que vous causiez au téléphone.

Le Gros ! Tu vois ? Une sommelière de village, d’emblée. Et alors, comment voudrais-tu que nous l’appelions, nous autres ?

— En ce cas, ce sera deux bouteilles et trois verres, mon amour !

Là, elle rit. Son coquin tablier blanc, minuscule et endentelé, à la poche dilatée par l’un de ces énormes portefeuilles noirs dont usent les serveurs de café, en Suisse, s’agite sur son ventre dodu. Je lui donne une légère caresse à la tempe et lui propose un clin d’œil. Elle est aux anges et fait « aggrr aggre » du gosier pour roucouler son contentement.

Moi, fissa, je grimpe dans les chambres.

Comme un bonheur n’arrive jamais seul, Bérurier se trouve en compagnie de la tenancière qu’il a si vite et bien séduite. Il l’a invitée à s’accouder au montant du lit et l’a dépiautée de sa jupaille en remontant icelle au-dessus de la magnifique croupe poulinière qu’elle masquait. La dame, toujours très docile, a mis ses jambes en « V » à la renverse. Le Gravos lui masse les grandes Jorasses en débitant des mots d’amour :

— Bon Gu de merde, tout’ la journée j’ai pensé à ton cul, ma vache. Dieu d’ Dieu, ça d’v’nait un’ zobcession ! Dans ma tête, y avait tes miches, tes miches, et encore tes miches et pointe à la ligne ! Visez-moi c’prose, tonnerre d’andouille ! Salut, Mec, t’es d’r’tour ? J’ai du nouveau pour ta pomme. Mais vingt Gu de chaussette, faut d’abord qu’j’me temporise l’énerv’ment. C’te mère m’porte à l’épi du derme, mon pote ! J’m’en ressens si tell’ment pour elle que j’triquais d’y penser ! Qu’j’devais positiv’ment marcher t’au pas d’l’oie, s’y faut tout t’dire. C’te fois, ma pétasse, on f’ra sans Félisque, j’te promets. Bouge plus qu’je t’tâtasse du goupillon. Attends qu’y l’émerge de sa tanière, le Totor. L’est à c’point branché su’ la force qu’pour m’l’estrapoler, pardon : faudrait presque des démonte-pneus. Oh ! Tout beau l’ami, viens un peu prend’ l’air, ça t’donnera des couleurs ! T’vas pas cantonner dans c’bénouze, gaillard tel qu’t’v’là, merde ! Douc’ment ! C’qu’il fougue, l’animal ! T’es bien, la mère ? T’ankyloses ? Impatiente-toi pas, j’veux pas m’l’abîmer par trop d’précipitance. Une fois j’y suis été en force et j’m’ai esquinté la jugulaire. Lààààà… V’là la bête ! Qu’est-ce j’voulais t’dire, Tonio ? Ah ! m’oui… Konopoulos… J’y ai monté tout un vanne à propos d’c’te valoche. Qu’j’la t’nais à sa dispose moilliennant vingt mille balles suisses. Attends qu’j’insinue madame… Tu s’rais gentille si tu t’pencherais un peu plus davantage en avant, Mémère. Là, commak ! Stop ! Y a pas plus cogérante qu’c’te signorita. L’temps qu’j’vais reconnaît’ le parcours d’la main ! Note qu’son centre d’accueil a pas l’gabarit cabine téléphonique. Hier, la jolie Médème s’est ramassé l’chinois à Félisque sans app’ler sa mère, pas vrai, Prof ? Malgré sa matraque d’malandrin, il t’m’l’a incombée comme y s’rait passé sous la Porte Saint-D’nis, ça c’est vrai, ça, hein, Félisque ? Pour la combler, c’te douceur, faudrait des bottes de paille et un’ fourche, ou alors des sacs d’sab’. Ouf ! M’y v’là. D’puis le temps qu’j’attendais ça, ma Vache. C’est un peu comm’ si j’rentrais chez moi et qu’j’enfil’rais des pantoufles au lieu d’ton baigneur. Maint’nant tu peux r’muer si le cul t’en chante. Mais c’est pas ton fort, ta pomme, l’exercice, hein ? Ça n’fait rien, j’t’vas débuter peinardos. La p’tite séance d’dressage savant. Dans l’sens des aiguilles d’un’ breloque. Il est minuit, Maâme Chouettezair ! Ça t’évoque rien dans l’frifri, c’te manceuv’, ma Loute ? Si au moinss tu causerais un brin, just’ pour dire qu’a d’la joyce et qu’t’aimes mieux ça qu’être au dentisse. Parle en chleu, si c’est ton patois maternel, ma Gosse, mais articule, merde ! J’sus là à limer comme si j’voudrais agrandir la bonde d’une barrique ! Même si ça n’fait qu’d’te démanger, dis-y ! Montr’-nous qu’tu participes, bougu’ d’charognasse ! J’croye qu’c’est c’qui m’excite chez toi, Gredine : ta manière d’rester sans réac’. Ell’ est inertique, c’te Morue. Et pourtant, faut croire qu’ça n’y déplaît pas foncièr’ment puisqu’é me saute au paf sitôt qu’é m’voye ! Alors pour t’en rev’nir, Gars, ton Grec m’a donné rendez-vous et j’sus été lu porter la valtoque. Y m’a aligné vingt grands talbins violets après qu’il va aller mater l’intérieur de la valise. Y voulait bien sûr savoir qui qu’j’étais et d’où je t’nais la chose. J’y a rétroqué : « M’sieur Kono, j’sus un homme qu’avait b’soin de vingt tickets et qui sait écouter les converses téléphoniques à travers une cloison en posant un verre vide contre et en appliquant ma meilleure oreille cont’ le verre. Bon, v’s’avez la valise, moi l’fric. On s’connaît plus. Si slave n’vous conviendrait pas, dites-me-le.

« Il a s’hoché la tête.

« Non, non, c’est très bien.

« Qu’ensute j’sus reparti. J’avais emprunté l’vélo à Ninette, la p’tite serveuse pour aller jusque z’à la propriété du Gus. Mais tu penses que c’te bourrique m’a fait filocher en 2 CV par un d’ses péones. M’a pas fallu cinq cents mètres pour m’en aperc’voir. Alors moi, profitant d’un virage d’la route, je stoppe et me planque. La chignole arrive à mon hauteur… »

Le Mahousse se tait.

— Ah ! enfin, la v’là qui remue un peu son semi-remorque. Ça y est, tu pars, Poulette ? Les z’émois qui t’viennent ? Quoi ? Tu tousses seul’ment ? Ah ! j’avais cru. J’espérais… Ben tousse tout ton soûl, tousse à mort, ça crée l’illuse, ’spèce de fagot ! Pour qu’j’vais prend’ mon fade, faudrait qu’elle biche la coqueluche ! C’te Baronne, tel qu’vous voiliez, mes bonzes amis, j’sus capab’ d’lu sermonner le frifri jusqu’à vital-éternel, comme on dit en latin. J’la brosse comme fonctionne l’balancier d’un horloge. Ça d’vient machinal, c’te troncherie. Y a du plaisir, mais pas d’passion. Dites : on a frappé, non ? Entrez ! Ah ! c’est la chamelelière qu’apporte d’quoi se faire du muscle. Ecarquille pas tes chasses commak, fillette, c’est la nature qui cause en c’moment. Quand é réclame, faut répond’ présent, qu’autr’ment sinon tu d’viens un refoulé av’c un escarguinche en guise de chibre. Si t’es intéressée par les produits d’la ferme, passe ta commande, Mignonne, y en a pour tout l’monde.

« J’te conseille pas mon ami Félisque, parce que t’as beau être déberlinguée, si j’en croye ton regard polisson, tu dois pas encore avoir le trésor en forme d’lessiveuse, et cézigue, son corps du délit, pardon baronne ! C’est comme si tu prendrais un tabouret à traire pour t’en confectionner un Tampax. Mon pote l’Antonio, y n’a pas l’cœur à ça pour l’instant, mais si tu veux reviendre dans ma chambrette au p’tit matin, j’t’apprendrai des trucs qu’ont pas parvenu encore en Suisserie : la languette de Modane, le pouce à mod’ler, l’parcours du combattant viet, l’enfile indienne, le biberon géant, le tracteur suédois, le cador en folie, le veau glouton, lève-patoune, la giclée grand siècle, l’omelette baveuse, l’chant du guépard, la tortue magique, le gendarme qui déambule, les deux sœurs de Pâques, Madame semeuse, la Marseillaise vorace, le trou des Halles, la bagouze meurtrie, le rond du bey dur à dada et la pointe du baron.

« Sana, t’s’rais aimab’ d’me verser un godet de picrate, que j’réintégre des calories. Tu veux écluser un petit verre, ma tourterelle ? L’coup du milieu ? Non ! C’est vrai que ta pomme, pour c’qu’tu fatigues… Où qu’j’en étais, Tonio ? Oh, oui… Après l’virage… Je largue la bécane à Mam’zelle ici présente, mais sans la brusquer, rassure-toi, Ninette. Elle est là, c’te gosse, fascinée. Ça t’dirait d’me palper les clochettes du temps qu’j’embroque ta patronne ? Juste m’les agacer, pour qu’on mutine ? A veulent pas t’morde, t’sais. C’est du bronze, les claouis à Bérurier. Tu peux vérifier, mon ange. Donc, l’vélo posé, j’m’plante au mitan du ch’min. La 2 CV se pointe ; j’lu fais signe de stopper, é stoppe. Au volant, y avait un grand gus, pas mal malgré son air vachard, fringué d’une combinaison kaki.

« — Qu’est-ce que y a ? i m’demande en soulevant la vitre d’sa boîte à roulette.

« Au lieu d’lu répond’, j’ouvre la porte, posément, et je lu file un coup d’tronche en pleine poire. Putain, ce gnon ! Il a écroulé du pif su’ l’volant. J’en garde une bosse, vise ! »

Le Gravos soulève son chapeau qu’il n’avait point jugé opportun de quitter pour honorer la tenancière. Effectivement, une demi-aubergine surmonte son crâne où le tif se raréfie comme en haute altitude la végétation.

— Après quoi, un coup d’mon Opinel dans chacun des pneus avant, et tchao baby !

« J’reviens au village où je branche le récepteur du bip-bip. Je m’procurationne une auto, prévoiliant que j’eusse en aura besoin. Pour c’la, j’vais chez un particulier qu’avait une Mercedes de cent piges à vendre. J’lu dis comme quoi j’peux pas me permett’ d’ach’ter les yeux fermés et qu’y m’la laisse essayer pour la journée qu’je l’effrayerai des frais d’essence. J’y esplique que j’sus l’cousin germain du Président d’la République suisse, et y m’fait confiance… M’reste plus qu’à embusquer dans un coinceteau, derrière l’église et à attendre en matant l’écrin de contrôle au bip-bip. Deux plombes plus tard, v’là le gazouillis qui s’met en route. Y s’rapproche du village et j’voye déboucher Konopoulos au volant d’sa Rosse-Rolle, l’air pressé. J’lu file l’train. Av’c lui, y avait une gonzesse d’abattage, genre rouquemoute peinturlurée.

— Un travelo, le coupé-je.

Tout en continuant son mouvement de marée, le Gros ne se laisse pas désorienter.

« Y a des moments qu’y vaut mieux un beau travelo qu’une vilaine mégère, déclare courageusement Sa Majesté emplâtrante. Donc, j’me remets à suivre les bip-bip… Et on arrive à G’nève. »

La partenaire du Mastar se permet une interruption valable.

— Si ça n’vous ennuierait pas, j’voudrais changer de position, je prends une crampe dans les mollets, argue-t-elle.

Galant, le Gros s’empresse d’évacuer la dame.

— Une belle crampe, faut s’grouiller d’la tirer ! affirme notre chevalier de l’embrocation, mets-toi su’ le plume, la Mère, commako tu pourras m’r’garder le fond de l’œil. J’te conseille d’lever les cannes. Soutiens-te-les en t’maintenant par les jarrexes. D’la sorte, je te vas esplorer les zabîmes jusqu’au cul-de-sac. Tiens, t’as eu raison d’avarier les plaisirs, trognon. A la papa, qu’on veuille le vouloir ou pas, c’t’encore l’fin des fins d’l’estase. J’espère qu’tu vas décarrer su’ les bouchons d’roue, ma Grande, à présent ! pique-moi ta pointe d’vitesse, Grosse Vacherie ! Grimpe en danseuse s’y faudra, mais initiale un peu, merde ! J’sus là à me respirer tout l’turbin. Je rinvente l’mouv’ment universaliste av’c mon cul, à force d’à force, je vais droit au tour d’reins, ma belle ! L’amour, ça s’mijote à deux, c’est pas l’matou qu’incombe tout l’boulot. Assure, bordel ! Assure, nom d’Dieu ! T’vas pas me boyscouter not’ étreinte, si ? Qu’est-ce j’te causais, Tonio ? Ah ! moui ! : Genève. La Rosse-Rolle s’est arrêtée rue du Rhône, devant le derrière d’un grand magasin. La rouquine a descendu av’c la valtoche. Afteur quoi, Konopoulos a été l’attendre un peu plus loin. Av’c sa plaque CD y l’était paré. Note, j’ai remarqué qu’G’nève est une ville drôlement civilisée : on voit pas un poulet dans les strasses. A côté d’chez nous, mince ! T’as pas levé l’panard de l’accélérateur qu’y sont douze à rabattre. La rouquine est restée vingt minutes partie. Et puis é l’est r’venue. Mais à la manière qu’ell’ balançait la valouze, j’ai compris qu’elle était vide. De plus, le bip-bip restait fisque. J’ai continué d’les suvre. On a été dans un bled de la péripétie genevoise qui s’appelle le Grand-Sa-Connerie ou un truc du genre.

— Le Grand Saconnex ?

— Peut-êt’. On a passé et r’passé d’vant une villa brûlée dont d’laquelle y n’restait que dalle. Tout rasibus. Les pompiers s’trouvaient z’encore su’ les lieux, et des policiers pour lors…

« Et puis le Grec et son pote, la rouquine, a été à l’Intersidéral, un palace moderne. J’m’ai renseigné : la rouquemoute a une suite louée au mois à son blaze. Y s’sont mis à bouffer. J’sus été les imiter dans un restau qui s’appelle Le Bœuf Rouge où la jaffe est magistralement lyonnaise, qu’on s’demande pourquoi on irait à Lyon.

« Après la tortore, comme le bip-bip restait toujours fisque, j’ai r’tourné dans ce grand magasin. Pourquoi-ce ? Le pif ! Tu connais ça… Oh ! putain d’elle, mais est-ce qu’é va s’décider à r’muer, cette gravasse de chiotte ! T’es pas paralysée, dis, la patronne ! Mais faudrait donc y fout’ le feu à la juperie pour la faire remuer un chouïe, c’te grosse colique de plomb ! Allez, hue ! J’sens qu’ j’vais au forfait, mes amis. A limer en père turbable, des heures, on finit par couler une bielle. Tout autre eusse déjà dijoncté, j’v’s’assure.

« Enfin… Donc, j’entre dans l’magasin. Et savez-tu quoi j’avise, en plein centre du reste-chaussée. Essayez d’deviner, vous m’ferez plaisir. C’te fois j’commence à peiner. J’enfilerais un sac de patates, y s’passerait quéqu’chose, elles germeraient ou quoi, mais c’te rombière, j’vous jure !

« Alors, les artiss associés, vous donnez vot’ langue ? Souate ! Figurez-vous, qu’en cœur du magasin, y avait un mannequin géant, avec une trogne d’carnavaux. Et ce mannequin, maâme et messieurs, était habillé av’c le fameux costar d’la valise. Ça vous en bouche une, non ? Il est là-bas, vous pouvez aller l’visionner : pimpant, radieux, qui sert d’pube pour un’ croisière réclame en Grèce. »

— Mais tonnerre de Zeus, m’exclamé-je (assez opportunément, n’est-ce pas ?), quelle est la destination secrète de ce foutu costume ? Professeur, vous qui l’avez exploré, êtes-vous bien certain qu’il ne contient pas le moindre engin miniaturisé ?

— Pas un centimètre carré n’a échappé à mes investigations, affirme Félix.

Je soupire.

— Bon, et ensuite, Gros ?

— J’ai r’tourné à l’hôtel Intersidéral, la Rosse-Rolle s’y trouvait toujours et un grome à qui j’ai glissé une pièce m’a dit qu’ces tourteaux venaient d’s’enfermer dans l’appartement. Pour lors, j’sus rentré.

Il ajoute :

— J’vous d’mande pardon, faut qu’j’m’arrête d’causer pour essayer d’terminer madame.

Et le voilà qui pique des deux.

Nous respectons sa fougue silencieuse.

Je mate ma montre : elle dit presque dix-huit heures. Si la bombe est vraiment limitée à minuit, il ne me reste donc plus que six heures à respirer l’air salubre de la chère Suisse.

Le Prof me regarde et déclare.

— Je ne vois plus qu’une solution ; il faut opérer une descente chez Konopoulos, mettre la main sur Stefano et le contraindre à désamorcer la bombe. Seulement nous devons agir sans vous, Bérurier et moi, car il suffirait que l’autre ait le temps de proférer le mot fatal pour que vous sautiez avant même que nous ayons pu le maîtriser.

Comme il achève, Bérurier met pied à terre en grognant.

— Alors, cette fois, merde ! Remerde, trimerde et décamerde ! Félix, j’abandonne, ça t’ennuierait d’me finir c’te brouette ?

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