JEAN-PAUL BELMONDO Mille vies valent mieux qu'une

Avant-propos

Ces mille vies sont passées trop vite, beaucoup trop vite, à l’allure à laquelle je conduisais les voitures.

J’aurais pu me contenter de les vivre une seule fois, sans les raconter. Mais je suis insatiable et, de cette hauteur qu’offre le temps, j’ai eu envie de reprendre la route, plus lentement, dans l’autre sens.

De me rappeler, non pas tout, mais probablement l’essentiel, pour le mettre en mots.


Jouir de mille vies une deuxième fois en les repassant, c’est peut-être trop ; mais, quand il est question de bonheur, la modération est une vertu vaine.

J’ai encore faim de ma vie. Comme un jeune homme.

Et si mon corps ne me permet plus de réaliser des cascades, de foncer à bord d’une Ferrari, de courir d’un tournage à un autre, d’une représentation à la suivante, il ne m’empêche pas de tout revivre, comme si c’était hier, comme si c’était aujourd’hui.

Je mesure, en vous la racontant, combien j’ai aimé la balade, combien elle a été joyeuse, folle, riche, semée d’amitié et d’amour.


J’ai cultivé très tôt la liberté et l’allégresse, peut-être parce que j’étais un enfant de la guerre, peut-être aussi parce que mes parents me les ont montrées et m’ont laissé les prendre, peut-être enfin parce que j’ai décidé que c’était de cela que ma vie serait faite.

Bien sûr, j’ai emprunté des chemins de traverse, j’ai dérangé les cadres, déréglé les cadrans, agacé les classiques, enchanté les modernes. De fait, il n’était pas question de m’inscrire dans la norme, elle me refusait. L’école m’a détesté et le Conservatoire n’a pas même gardé une trace de mon passage dans ses murs que j’ai ébranlés à grands coups de rire.

Il faut bien avouer que je n’ai jamais été très doué pour la tragédie. Au point qu’il m’a toujours été difficile de parvenir à pleurer dans les films et que, malgré les drames, des disparitions cruelles qui donnent l’impression d’une amputation, la vie m’a semblé légère et lumineuse.


Le cinéma m’a mis sous les projecteurs en 1960 et je n’en suis jamais sorti. Jean-Luc Godard, avec À bout de souffle, a scellé mon destin, celui que je voulais : être un acteur qu’on désire, que les réalisateurs recherchent, que les spectateurs aiment, être plusieurs, pouvoir prendre tous les costumes, interpréter une myriade de rôles et explorer l’humanité. Et surtout, surtout, m’amuser, jouer.

Car le grand privilège du comédien est d’être autorisé à conserver sa jeunesse. Rester enfant, faire pour de faux, transformer la réalité en fiction jubilatoire, se plaire dans l’instant, dans le jaillissement.


Ce plaisir, je l’ai retrouvé ici, à quatre-vingt-trois ans, dans ma propre peau, cette fois. Il restait encore ce texte à interpréter, à raconter. J’y ai mis le ton et ma vie, par bouffées.

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