L’envie de faire l’idiot était déjà inscrite dans mon ADN, mais, au contact de loustics comme Marielle, Rochefort, Beaune, Vernier, Rich, elle se démultiplie. Et, dans le rythme imposé par les cours au Conservatoire, je parviens même à trouver le créneau quotidien consacré à la déconnade : le déjeuner. Notre restaurant universitaire, qui n’est pas banal, s’y prête à merveille.
Nous ne partageons pas les grandes tables de la cantine avec des internes en médecine portés sur les blagues salaces, l’ivresse et les canulars osés, mais avec de jeunes rats de l’Opéra d’une austérité et d’une sobriété incorruptibles. Il faut donc se dévouer pour ne pas gâcher le vin qui attend, dans les carafes posées, qu’on le consomme. Et nous nous en occupons de bon cœur avec, comme résultat logique, un taux d’ébriété élevé qui échauffe notre sang et notre fantaisie. Il arrive que nous dépassions un peu les bornes, ainsi qu’il est coutume de dire.
Ce franchissement des limites de la bienséance ou de la politesse ne nous fait pas peur ; au contraire, il nous excite et, l’émulation aidant, nous nageons dans la folie pure avec une aisance remarquable. Nous œuvrons à décoincer les rouages rouillés du Conservatoire, et son peuple de vieux et de jeunes vieillards. Mais il serait dommage que nous ne fassions pas profiter le reste du monde de notre saint et joyeux chahut.
Dans cette cantine au public bigarré où nous avons à peine le temps de nous sustenter entre deux blagues de potaches psychopathes, nous ne craignons pas, par exemple, un jour où je me suis pris le bec avec la caissière, de verser la totalité de nos assiettes de lentilles sur ses billets et pièces soigneusement rangés dans son tiroir.
Sur le chemin déjà de notre self, le sérieux se dégrade avec une dangereuse célérité. Nous amorçons l’un de nos jeux en fonction de l’humeur. L’une de nos plaisanteries favorites, avec Jean-Pierre Marielle et Bruno Cremer, consiste à nous lancer dans de fausses bagarres en pleine rue pour effrayer les passants. C’est Bruno qui vient à nous en gueulant : « Tu m’as pris ma femme, salaud ! », et fait semblant de me frapper violemment. Je fais mine de tomber par terre et enchaîne une série de galipettes avant de me relever et de bondir sur mon agresseur comme un lion dépendant aux amphétamines. Les spectateurs improvisés de la rixe restent sidérés devant tant de sauvagerie et se rassemblent, inquiets, autour de celui de nous qui interprète le vaincu, le blessé à terre. Lequel, au bout de quelques secondes, se remet d’un coup sur ses pattes, comme un diable sort de sa boîte, et terrifie le public de passants qui s’envole.
L’un de mes tours fétiches, en allant à la cantine de l’Opéra, est celui de la chaussure. Je marche avec les copains sur le trottoir et, à un moment, je lâche volontairement l’un de mes mocassins sur le bitume. Les gens qui se trouvent derrière moi — et dont il convient d’admettre qu’ils sont, dans l’ensemble, assez serviables pour jouer leur rôle de naïfs dans nos sketchs — ne manquent pas de m’interpeller pour me signaler la perte. Mais je réponds un inattendu : « Mais elle n’est pas à moi ! » Alors ils s’obstinent, gentiment, avec une bienveillance toute maternelle : « Mais enfin, vous voyez bien que vous ne portez qu’une seule chaussure ? » Le dialogue s’achève quand je déclare sur un ton ferme : « Et alors ? Si ça m’amuse de me balader comme ça ! »
Hormis le rôle de badaud au pied nu, j’excelle dans la peau du déséquilibré. Pour faire marrer mes camarades, je me mets dans les traces de mon idole, Michel Simon. Je m’enfonce le béret jusqu’aux yeux, j’ouvre la bouche et je déambule les pieds en dedans, me postant devant les kiosques à journaux avec un air hébété. La vendeuse finit par me demander charitablement : « Qu’est-ce que tu veux, mon petit ? » Et là, je fais rouler mes yeux et lui dis avec un air idiot : « Est-ce que vous avez des revues pornographiques ? » Affolée et choquée, la dame me chasse loin d’une littérature interdite aux jeunes attardés.
De temps à autre, Marielle m’accompagne dans ce délire et joue le grand frère attentif à son cadet inadapté. Il me tient par la main dans la rue, ce qui suscite l’intérêt de passants dont j’entends avec délices la belle compassion. Ils me plaignent, moi, le pauvre petit, et mon aîné, sacrifié sur l’autel de mon handicap. Quand leur regard se fait trop insistant, Jean-Pierre adore les engueuler. Il s’énerve et hurle : « Ça vous amuse de regarder mon petit frère malade ? »
Très mal à l’aise, ils nient en baissant les yeux et s’en vont discrètement. Le reste de notre congrégation de déments assiste à notre manège de loin et se fend la gueule, en en redemandant. Alors nous enchaînons, pour répondre à leur attente, un cran au-dessus dans la provocation. Jean-Pierre dégote de vieilles dames auxquelles il me confie, le temps d’une course. Les malheureuses n’osent pas refuser le service à mon aîné, si douloureux, si accablé par sa charge. À peine a-t-il disparu que je prends un malin plaisir à dire, d’abord d’une voix timide, puis de plus en plus fort, jusqu’à ce que toute la rue et celles d’à côté nous regardent : « PIPIIIIII ! PIPIIIII ! » Et que ma gardienne explose de honte.
Je cherche toujours à me surpasser, à battre mes propres records de chahut. Toujours dans mon personnage d’idiot du village, chaperonné par mon grand frère et qui fait des crises nerveuses, je veux entrer dans un restaurant chic où des dames bien comme il faut dégustent des plats de choucroute, spécialité du lieu, au son aigu d’un orchestre de violons.
Un gorille devant les portes de la Maxéville nous en barre le passage, irritant mon grand frère, très susceptible sur les questions de discrimination des êtres différents comme je le suis. Alors qu’il commence à sermonner vertement le videur, je lâche sa main et m’introduis dans le restaurant. Ou, plutôt, je m’y jette littéralement. Je fais exprès de convulser, excusant mes bras et mes jambes qui moulinent dans tous les sens et font sauter au passage les plats, les assiettes et les verres. Je fais un carnage, renverse toutes les tables et provoque un feu d’artifice de choucroute qui atterrit dans les mèches permanentées et laquées des vieilles rombières et sur leurs écharpes en renard. L’orchestre ayant cessé de jouer, on n’entend plus que le cliquetis des couverts qui dansent et le bruit sec des tables qui se brisent. Une armée de serveurs tente alors de me mettre la main dessus. Mais, au jeu du roulé-boulé-bondi-jeté-sauté-esquivé, je gagne la partie haut la main.
J’ai derrière moi de longues années d’expérience, une bonne détente et l’agilité nécessaire pour me dérober dès que l’on m’atteint. Je pousse le bouchon en donnant à mon chasseur l’illusion qu’il va m’attraper, je me laisse approcher pour mieux me dissiper dans l’air ou dans l’eau. Je m’efforce d’être volatile. Vu le désastre général que je viens de créer, les garçons de l’établissement me coursent avec rage. Ils seraient trop heureux de m’attraper par le col, de me flanquer une correction et de me ramener, le visage coloré de coquards, le nez enflé et l’air piteux, à leur patron qui se voit ruiné et obligé de se confondre en excuses obséquieuses auprès de ses clients fuyant le cataclysme, les vêtements grêlés de chou, au moment où j’ai déjà quitté le lieu de mon forfait et rejoint le boulevard Poissonnière.
Je les ai à mes trousses jusqu’au niveau du Golf-Drouot, où j’ai viré d’un coup. Je ne suis pas mauvais pour semer mes poursuivants, surtout dans un quartier que je commence à connaître comme ma poche, à force d’y faire le zouave.
Ma zone de prédilection, celle où je vis les meilleures années de ma vie, une période qui demeure pour moi la belle époque. Je suis aussi léger que l’air, je baigne dans une insouciance et un optimisme inégalables. Je suis entouré de camarades qui croient aux mêmes dieux de la paresse et du plaisir, et ne produisent d’efforts que pour inventer quelque nouvelle distraction pour nous égayer et semer le bordel.
C’est la grande époque des nuits d’amour et des caves de Saint-Germain-des-Prés. Nous dansons, nous gueulons notre joie, nous compensons les sales jours de la guerre. Rien n’entravera notre désir de brûler par tous les bouts, les autres et nous.
Dans la presse sérieuse, de très honorables et doctes messieurs dissertent sur cette jeunesse en péril, ce péril jeune, qui mènerait la société dans les ornières du désarroi. Il faut toujours des individus pour annoncer la fin de l’humanité quand elle les a déjà quittés. Au contraire, je pronostique le meilleur, et surtout pour nous, magnifiques dégénérés, inutiles et anarchistes. Nous sommes beaux, oui, je vous l’affirme. Car nous sommes heureux d’être seulement en vie, de pouvoir rire sur les millions de tombes que nous avons vues se remplir.
Peut-être sommes-nous un peu décadents, certes. Il est vrai qu’à seize ans les filles sont rarement vierges, mais elles font, grâce à leur expérience, de meilleures épouses, et il ne se trouve pas un jeune homme qui n’ait déjà été initié aux cuites cinglantes. On nous reproche d’avoir abandonné la lecture. N’avons-nous pas toute notre vieillesse devant nous pour cela ? Se retirer du monde, une fois que le corps se soustrait à une vie physique intense, pourquoi pas ? Mais pas avant. Pas avant.
Même ceux qui n’ont rien que leurs frusques sur le dos se sentent riches. Nous détenons, en effet, un capital inestimable : le temps. Dans lequel nous puisons allégrement pour écumer les terrasses de café, les caves où l’on écoute du jazz — Art Blakey est notre idole —, le pavé parisien dans un périmètre choisi, de Saint-Germain-des-Prés à Saint-Germain-des-Prés.
Nous y avons nos lieux de villégiature quotidienne où nous sommes sûrs de nous retrouver. Lesdits endroits n’ont pas été choisis au hasard, ou en fonction du seul critère de l’emplacement. Nous trônons là où croiser des rois ou des princes.
Dans le Saint-Germain-des-Prés des années 1950 traîne encore tout le gotha du monde de la culture. Boris Vian, Arthur Adamov ou Eugène Ionesco se montrent facilement dans les cafés courus de l’époque, tels la Rose Rouge, la Coupole ou les Deux-Magots. Nous dépensons notre capital, car la trésorerie manque.
Nos poches trouées n’ont rien à laisser tomber, mais nous ne manquons de rien. La débrouillardise nous apporte tout ce dont nous avons besoin. Comme le lait, par exemple, un aliment de base dont il n’est pas question de nous priver. D’autant moins qu’il nous nargue sur les pas de portes plus à l’aise, fraîchement livré par le laitier et sa camionnette, comme c’est alors l’usage.
Un jour, j’avise une porte, au hasard, et me mets à guetter tous les jours le laitier. À peine pose-t-il la bouteille que je me précipite discrètement et l’attrape, l’air de rien, en passant et en me penchant à peine. Comme ça fonctionne bien sur ce perron-ci, j’y reviens. Les propriétaires de mon butin pourraient, au bout de quelques jours, se sentir persécutés, voire porter plainte. Ou éprouver une certaine curiosité et tenter de me prendre la main dans le sac.
Manifestement, ils oublient plutôt de boire leur lait. Et ce jour où je les verrai sortir à l’heure dite prendre leur dû, ils le laisseront. Et moi aussi, de surprise. Car les victimes de mon larcin quotidien ne sont autres que Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. Je cesserai de voler le lait de cette porte-ci.
Règne à Saint-Germain-des-Prés une sorte d’impunité que j’ai établie. Aux Deux-Magots, presque chaque jour, à six heures et demie précises, je prends une table en terrasse, mes premiers verres, et ouvre ainsi la soirée qui dure le temps d’une nuit.
Quand mes pas ne se dirigent pas vers cette brasserie, ils m’entraînent jusqu’au Bonaparte pour sa convivialité et sa machine à sous, que je tâte avec une certaine dextérité. Que ce soit dans l’un ou l’autre de ces rendez-vous fixes, je ne demeure jamais seul bien longtemps, rejoint par les copains. Quelques-uns habitent aussi dans notre juridiction festive, certains même à domicile, ou plutôt celui que mes parents ont l’inégalable bonté de me prêter, connaissant mon goût immodéré pour la sociabilité ; d’autres, comme Maria Pacôme, rue d’Alembert, ou Jean-Pierre Marielle, rue Guénégaud. Avec lui, nous retardons le moment de nous séparer, ou de dormir, un besoin que j’ai de moins en moins envie de satisfaire à la nuit tombée. Après avoir dîné en bande dans de petits restaurants grecs et vu — ou revu, comme La Règle du jeu, que nous avons adorée — un film, ou une pièce, nous commençons à fouler le pavé sans autre but précis que celui de naviguer dans la ville en discutant.
Nous arrivons ainsi parfois à l’Échaudé, un bistrot qui grouille d’artistes, et tenu par un type épatant, Henri Leduc. Alors notre petit jeu démarre. Je propose de raccompagner Marielle rue Guénégaud, mais, par pure civilité et amitié, il m’offre, à son tour, de marcher avec moi jusqu’à Odéon, en prenant la rue Dauphine. À ce moment, Jean-Pierre dit : « Bon, nous ne sommes pas loin, allons faire un tour à la Coupole », et, bien entendu, j’acquiesce.
Après un ou deux verres de plus, la nécessité de se raccompagner mutuellement croît. Et dure jusqu’aux alentours de quatre heures du matin. Nous soumettons la nuit à nos pulsions de vie. Lesquelles ne nous conduisent pas toujours plus loin que des heures heureuses et leur souvenir, plus tard.
Il arrive cependant que cette existence libre et éphémère ne soit pas toujours si inconséquente. Dans ce vertige de plaisirs, en mars 1953, mes yeux s’arrêtent sur une jeune et ravissante brune, au regard pétillant et aux belles jambes de danseuse. Et pour cause : elle fait partie d’un ballet be-bop, les « Latin Bop Stars », qui connaît alors un certain succès et l’emmène dans des tournées à l’étranger. Quand je la rencontre, elle se produit au Bilboquet, un cabaret de cette rue Saint-Benoît où je traîne mes pattes.
Cette aimable danseuse a le tempérament assez joyeux et l’esprit assez ouvert pour se compromettre avec une troupe de noctambules dépravés, allant jusqu’à choisir le plus incontrôlable de ceux-ci, c’est-à-dire ma pomme. Nous sympathisons longtemps avant d’envisager les choses sous d’autres angles, plus doux. En revanche, je la rebaptise prestement, comme pour me l’approprier. Elle s’appelait Renée, je la nommerai Élodie, imitant le héros d’une pièce de Tristan Bernard qui m’avait frappé, L’Ardent Artilleur. Nous mettrons six ans à nous marier, c’est-à-dire à nous calmer suffisamment pour être capables d’être responsables. Surtout moi.
J’ai pris des habitudes de demi-voyou qui ne conviennent pas au statut d’époux acceptable. Je cultive l’excès, vénère la nuit et cherche le contact avec ses créatures les moins fréquentables.
La pratique de la boxe à l’Avia Club m’a déjà plongé dans un milieu où l’on ignore le baisemain et la révérence au profit d’un ton plus rugueux. J’ai, par réflexe de défense, pété le nez de mon complice Charles Gérard, quand je l’ai rencontré. Alors je ne m’encombre pas des règles des petits bourgeois et me trouve à l’aise avec les vauriens.
Je fraie sans me forcer avec une faune qui ne s’embarrasse pas des manières que les nourrices du Luxembourg tentent d’inculquer à de roses têtes blondes. Ce monde, pourtant, m’attire assez pour que je sente régulièrement le besoin de le retrouver. Il se rencontre dans les salles de boxe du neuvième et du dixième où se déroulent les matchs, dans les rues alentour, et du côté de la rue Saint-Denis. Il est peuplé de petits truands chaussés de daim et à l’affût d’un coup, de prostituées à grande gueule, de gros camions et de déchargeurs costauds, d’alcool inflammable et de bagarres souvent brèves, mais violentes. Je vais me jeter aux Halles comme dans un bassin interlope où je suis à la fois spectateur et acteur.
Ces figures, comme la pute Frisette et sa croix des vaches tatouée sur le front par son maquereau, que je fréquente certaines nuits dans un bistrot où les frites et le whisky ne nous reviennent pas cher, dès le rideau du jour levé, deviennent comédiens. Les godets, la fatigue, l’obscurité à peine troublée par l’éclairage blafard des lampadaires, les témoins rassemblés au hasard, les délivrent de leur habit diurne. Une nouvelle vérité, hautement vraisemblable, émerge d’eux et me fascine.
J’écoute leurs histoires improbables, partageant leur table et leurs moments de bravoure vaine, quand il s’agit de sauvegarder son honneur déjà mort depuis belle lurette, et dont le cadavre flotte quelque part dans une bouteille. Pour rien, avant que cela soit pour un rien, une conversation dégénère, les poings se mettent à mouliner, les verres à voler, les tables à valser et les nez à saigner.
Il est miraculeux de sortir de l’une de ces rixes sans un coquard et des bleus. Je risque moins les gnons sur un ring que dans ces luttes brutales et sans règles qui me font marrer comme une bataille de polochons entre jeunes sauvages. Je ne suis pas le moins fougueux, mettant à profit les leçons de l’Avia Club. Je distribue, moi aussi, des séries de gauches enchaînées avec des droites, mais le peu d’espace où se passe le bazar m’empêche d’esquiver les coups grâce à des roulades ou autres prouesses de gymnaste. Fatalement, je suis acculé contre le bar, un mur, ou d’autres types en train de se taper dessus. J’accepte gracieusement la casse. Et m’en sors avec un charme en plus de mon nez esquinté, un œil violet, mais pas l’iris, ou un tacheté jaune-turquoise sur les joues.
À cette période, je joue dans La Mégère apprivoisée avec Pierre Brasseur, qui me voit entrer en scène le visage ravagé par les échauffourées de la veille et s’exclame : « Mais qu’est-ce que tu fais, la nuit ? »
Lorsque je ne vais pas m’immerger en solitaire dans les eaux remuantes des Halles, je fais l’idiot à Saint-Germain avec les autres, la bande du Conservatoire : Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Bruno Cremer, Michel Beaune, Pierre Vernier, Henri-Jacques Huet, Henri Poirier, Claude Brasseur…
J’y ai récolté, avec l’aide d’Hubert Deschamps, le surnom ambitieux de Pepel, vagabond interprété par Jean Gabin dans Les Bas-fonds de Jean Renoir, et je n’en suis pas peu fier. Être gratifié d’un autre nom que celui de ma naissance est signe de ma popularité et de mes aspirations. Ça ne me déplaît pas de porter le titre d’un rôle de Gabin dans un film que je considère comme un chef-d’œuvre — bien au contraire.
Étant Pepel, avant d’être Bebel, je m’inscris dans une galerie de personnages improbables dont je fais ma famille d’adoption. Le plus poilu d’entre eux est le dénommé « Moustache », figure excentrique du quartier, doté de bacchantes assez impressionnantes pour mériter un surnom, batteur professionnel et organisateur de deux courses de voitures amateur légendaires, le Star Racing Team. Il brille la nuit à l’Alcazar avec son ami Jean-Marie Rivière, et sa gouaille nous tient compagnie à la terrasse des cafés que nous colonisons ; elle a même fait office de bande originale de ma rencontre avec ma tendre Élodie. Il a en commun avec l’équipe que mes amis comédiens et moi formons le sens des lignes blanches, ou plutôt de leur franchissement continu.
Mais la palme de la folie furieuse revient incontestablement à un géant, anciennement dompteur de fauves et culturiste distingué par l’honorable titre de Monsieur France : Mario David. Il a des idées d’anarchiste psychopathe et les moyens physiques de les mettre en œuvre. Il est capable de sidérer les Parisiens en se déplaçant en tracteur, qu’il s’amuse à garer en le collant à la boutique ou au restaurant auquel il se rend.
Avec lui, un soir, nous fermons la rue Saint-Benoît à la circulation, avant d’être embarqués dans le panier à salade envoyé pour rétablir l’ordre. Pourtant, nous sommes innocents : notre action n’avait rien de politique, nous ne manifestions aucune animosité envers les automobiles.
Notre revendication, totalement spontanée et intempestive, relevait davantage d’un parti pris philosophique, de type libertaire. Notre objectif à tout prix est la jouissance ; notre chemin, la liberté. Et notre armoire à glace, Mario David, en explore les moindres recoins. Il a ce don rare de semer la zizanie où il passe, dans des proportions qui suscitent notre respect à tous.
Un jour, je le vois bloquer, pour le seul bonheur d’engendrer le bordel, la place de l’Étoile. Il freine sèchement et, après avoir coupé le moteur, il sort, avec un faux air d’énervé brutal. Et, quand un condé se pointe pour lui demander de remettre les gaz, il se plaint d’un malotru imaginaire qui lui aurait fait une queue de poisson. Peu à peu, les voitures engagées autour de l’Arc de Triomphe s’arrêtent, les unes coincées derrière la conversation absurde entre le flic et Mario, les autres ralenties par la curiosité de ce guignol improvisé.
Mario David, c’est comme acteur, sans trop d’efforts, que je l’ai connu. Nous figurons tous deux dans la distribution d’une pièce très populaire, Oscar, mise en scène par Jacques Mauclair. Car les cours au Conservatoire doivent nous ouvrir les portes des théâtres. Les metteurs en scène se déplacent pour jauger les poulains que nous sommes et, de notre côté, nous courons les castings à la recherche de petits rôles dans lesquels nous faire remarquer par de plus grands, avec plus ou moins de chance.
J’ai ainsi le bol d’être engagé en 1953 dans deux pièces, jouées en alternance au Théâtre de l’Atelier : Zamore, de Georges Neveux, avec deux copains, Yves Robert et André Versini ; et Médée, de Jean Anouilh, avec, dans le rôle vedette de Jason, Jean Servais — que je retrouverai bien des années plus tard dans la peau du tuteur de Françoise Dorléac dans L’Homme de Rio —, et, dans celui de l’infanticide empoisonneuse, la ravissante Michèle Alfa, dont j’étais épris en cachette. La pièce d’Anouilh est pour moi une excellente nouvelle, car rien de plus efficace que la dernière création d’un auteur connu pour remplir les théâtres et assurer aux comédiens quelques mois de travail rémunéré. C’est la meilleure pioche.
Une héroïne tragique telle que Médée aurait dû me porter bonheur, me conduire aux portes de la gloire et de la sécurité matérielle. Mais, hélas, les critiques et leurs plumes acerbes déjouent les pronostics. Après la première représentation, une pluie de très mauvais papiers écrase Médée, qui ne tient que seize jours à l’affiche. J’en ris avec les copains, moi qui ai trouvé le moyen de figurer dans le seul échec d’Anouilh. J’apprends dans la mésaventure que le concept même de garantie n’est pas pertinent en la matière. Présumer que les spectateurs aimeront une pièce, un film ou une sculpture, c’est comme annoncer le sens du vent sur l’océan un jour à l’avance. L’imprévision fait loi.
Heureusement, je n’ai pas le temps de me désoler de ma malchance, car je suis embauché aux côtés d’une gloire de l’époque à la carrière sur les planches époustouflante : Jacqueline Gauthier. Cette étoile rayonnait dans La Reine blanche, mise en scène par Jean Meyer au Théâtre Michel. Et deux ans plus tard, après ma sortie du Conservatoire, je touche le firmament en me produisant aux côtés de Pierre Mondy dans Oscar, le vaudeville de Claude Magnier qui se donne à l’Athénée.
C’est grâce à Maria Pacôme, qui connaît les bars accueillant mes pérégrinations nocturnes, que j’obtiens ce rôle. Jacques Mauclair a besoin de remplacer Claude Rich au pied levé : il lui faut son remplaçant dans l’instant, dans la nuit. Quand, après avoir fait le tour des lieux de débauche du sixième, Maria finit par me dénicher, largement grisé par les heures consacrées à célébrer on ne sait même plus quoi, elle m’entraîne passer une audition au domicile du metteur en scène.
Malgré mon taux d’alcoolémie, j’ai la présence d’esprit de refuser le rôle, par loyauté envers mon ami Claude Rich dont je suppose alors qu’on est en train de l’évincer à mon profit. Ils me jurent que non, que je ne chasse pas un ami, qu’il est seulement pris ailleurs. C’est faux. En dépit de leur argumentaire convaincant, je préfère téléphoner à Claude, qui me confirme qu’il est viré et m’exhorte à accepter le rôle. Que ce soit moi qui prenne la suite, c’est moins douloureux pour lui.
C’est très excitant de prendre une affaire en cours de route, d’être mis au défi d’apprendre un texte en quinze jours seulement. J’ai un rôle important, une vaste aire de jeu sur laquelle gambader. Oscar est une pièce montée sur une cascade de répliques comiques, de situations burlesques, de surprises savoureuses. Je m’y épanouis chaque soir, trop heureux d’être dans mes cordes sur scène, et de pouvoir déconner avec Mario David en coulisses. Ni porté aux nues ni éreinté par la critique, je peux ainsi gentiment continuer de m’amuser.
Oscar ne rencontre bien sûr pas la faveur des snobs et je ne risque pas de susciter l’admiration des profs du Conservatoire pour ma prestation, quelque bonne fût-elle, dans du théâtre de boulevard. En outre, ils n’ont pas forcément le privilège d’y assister. Je ne les ai pas vus assis dans les fauteuils des premiers rangs. À leur place rigolent bruyamment mes copines des Halles.
Un jour, l’administratrice du théâtre me demandera même d’un air sévère : « Mais qui sont ces filles vulgaires qui gloussaient ? » Question à laquelle je me bornerai à répondre : « Ce sont mes cousines. »
C’est cette même dame un peu revêche, transformée pour l’occasion en messager de malheur, qui, plus tard, m’apporte ma convocation à des réjouissances bien éloignées de celles d’Oscar : la guerre d’Algérie.
Je dois partir manu militari, laissant mon rôle à Jean-Pierre Cassel, et l’idée de découvrir de cette manière le pays dont vient mon père me déplaît. En sus, je n’ai pas gardé un bon souvenir de mes jours et de mes nuits à l’armée. J’en garde surtout des coups de crosse. C’est dans l’infanterie qu’on m’a placé.
Une fois arrivé sur place, on me fait manier des armes et, surtout, effectuer des patrouilles. Le comble de l’emmerdement pour moi qui ne suis pas né pour être discret, encore moins pour être armé. Marcher pendant des heures, alourdi par la tenue militaire et la chaleur intenable, sans parler, sans fureter, je n’en vois pas l’intérêt. On me fait apprendre par cœur les cailloux et la terre d’Alger à Hussen et de Dey à Surcouf. J’en bave.
Je trouve ce pays si aride et hostile que j’admire mon frère Alain, qui s’y est installé et y travaille. Quand mes « chef-oui-chef » me lâchent la bride cinq minutes pour filer le voir, il essaie d’adoucir ma peine. Qui s’anesthésie dès lors que je prends la décision de me tirer de ce merdier…
Dans un défilé militaire dont nous nous acquittons devant le général Salan, je marche à côté d’un camarade avec lequel nous traînons à l’arrière du cortège et échangeons sur la difficulté d’être troufions en Algérie. Il finit par déclarer : « M’en fous, parce qu’à Noël je serai plus là ! » Cette phrase produit sur moi un effet magique, m’ouvrant soudain un horizon que je n’imagine pas.
Et le destin s’en mêle : je suis blessé à la jambe. Assez gravement pour que l’on me rapatrie en France, au Val-de-Grâce, après quatre mois de calvaire. L’impression d’avoir déjà vécu cette scène — moi abîmé, là — m’envahit évidemment. D’une manière fort désagréable. L’armée, c’est un fait incontestable, ne me réussit pas. Je m’y cogne. Et je n’apprécie pas davantage son hôpital où elle range ses soldats cassés, ou mourants. Cette fois, c’est en Algérie qu’on les a tués, mais c’est devant moi qu’ils agonisent. Mon naturel joyeux commence à être sérieusement déréglé. Je suis coupé de mon métier, de mes copains et d’Élodie, ma future femme. Laquelle s’est mise à m’attendre le soir à Denfert-Rochereau, à quelques encablures du Val-de-Grâce.
À la nuit tombée, avec l’aide de camarades d’infortune, nous décidons de nous faire la malle. Sauf que, ma mobilité étant altérée par une patte folle et mon agilité clairement anéantie, l’escalade de murs se révèle aussi difficile que pour un manchot de nager le crawl. Un soir, je reste même coincé sur le mur et je dois à l’un des collègues de m’avoir extrait de cette situation délicate.
Hormis pour reprendre la voltige, je ne suis pas pressé d’être rétabli. Être à nouveau valide signifie repartir faire des patrouilles. Et ça, je ne le peux pas. Plus. Grâce à mes brèves évasions nocturnes, je peux soumettre mon problème aux uns et aux autres, jusqu’à ce qu’un type bien, Jean-Louis Trintignant, me souffle le truc : les amphétamines à ingurgiter soigneusement afin d’obtenir de se faire réformer.
Je me procure alors des cachets de Présuline, que je dissimule dans les toilettes. Jamais je n’ai suivi une prescription médicale avec autant de rigueur que celle-ci.
Le but recherché est de me donner l’air assez dingue et dangereux pour qu’ils n’aient d’autre sain réflexe que de me virer. L’efficacité des amphétamines sur mon apparence, déjà proche de celle d’un chat famélique, en raison de mon goût pour l’exercice et de l’irrégularité de mes repas, se révèle fructueuse. Mes cernes sont creusés comme un bénitier, mon teint a tourné blanc-jaunâtre, mes pupilles se maintiennent en têtes d’épingle et ornent mon regard d’une lueur folle, mes lèvres sont crevassées. En plus de cet aspect inquiétant, j’observe un mutisme parfait. Je suis maintenant crédible en demeuré patenté, capable de dégoupiller sans crier gare, de tirer sur les miens, de faire des crises de panique en plein combat.
Grâce à cette cure d’amphétamines, j’obtiens un entretien avec un membre de l’état-major et des médecins. Ils me posent des questions, auxquelles je m’efforce d’apporter des réponses absconses, et m’observent avec un air navré.
Au bout d’une quinzaine de minutes, ils semblent encore hésiter, non pas sur ce qu’ils vont faire de moi, mais sur l’authenticité de mon état. Ils mettent fin à mon personnage de taré par cette phrase : « Soit vous êtes complètement fou, soit vous êtes un fieffé menteur ; dans les deux cas, nous n’avons pas besoin de vous. »
Je suis réformé P4, c’est tout ce qui importe. Ne pas retourner en Algérie, ne pas perdre mon temps en dehors des planches.
Heureusement, le succès d’Oscar m’a aidé à y revenir. Après l’Algérie, j’ai tenu l’un des rôles principaux d’une pièce mise en scène par Christian Gérard au Théâtre la Bruyère, Trésor Party. Le démarrage en fut fulgurant. La presse se pâmait, m’abreuvant de compliments. On me disait « doué », « désopilant », les journalistes s’intéressaient à moi, ils incitaient les gens à me découvrir dans la pièce : « Allez ! Courez voir ce jeune comédien ! »
Mais cette injonction a été peu suivie. Très peu. La salle, soir après soir, ne s’emplissait pas. Le succès, pourtant pressenti dans l’engouement des médias, se dérobait. Contrairement à Oscar, Trésor Party a fait long feu.
La dernière en fut une, et pour symboliser la fin irrémédiable de ce four, je me suis glissé, avec mon partenaire Jacques Ciron, derrière les décors pendant la représentation avec une pince coupante. Et nous avons permis charitablement à la tête de cerf et aux tableaux de prendre leur liberté, en tombant l’un après l’autre.
Il valait mieux en rire, de cet échec. Même si, au fond, je commençais à me lasser des faux espoirs, des projets avortés, des désastres imprévus. Je me sentais coincé, au point mort. Comme si le théâtre me rejetait toujours après m’avoir accepté. Il me manquait une continuité, un confort psychologique, dans cette alternance perpétuelle. Je scrutais l’horizon et n’y discernais qu’un mur, je stagnais dans un sans-issue.